Actusf : Question obligée. Cinq ans d'absence c'est long, qu'est ce que vous avez fait pendant ces années ? Pourquoi cette retraite à la Silverberg ?
Serge Lehman : A la vérité, mon absence n’a duré que trois ans : j’ai écrit sans cesse jusqu’à la fin 2001 (chroniques hebdo et mensuelles pour l’Humanité, le script d’Immortel pour Bilal, celui du prochain Lone Sloane pour Druillet, quelques nouvelles et articles par ailleurs, etc.) Mais il est vrai que l’essentiel de cette production est resté invisible aux yeux des lecteurs du fait même de sa dispersion et/ou du temps requis par sa réalisation matérielle – le film d’Enki, par exemple, n’est sorti que l’année dernière et il faudra encore plusieurs années avant qu’on voit l’album de Philippe. Il est également vrai qu’entre 2001 et 2004, j’ai cessé d’écrire. J’ai traversé une période de remise en question très intense, pour ne pas dire violente, chaque interrogation en amenant deux autres jusqu’au moment où je me suis retrouvé complètement paralysé, incapable d’aligner deux mots (et pas seulement par écrit). Il y a un titre de Nine Inch Nails, The downward spiral… Eh bien, c’était à peu près ça. Et d’après ce que j’ai vu, ce processus de descente ne s’arrête que quand on touche le fond (c’est à dire quand on décide qu’on est au fond). C’est une sorte de défi qu’on se lance à soi-même : je veux bien remonter, mais seulement pour des raisons vitales. C’est ce qui s’est passé.
Actusf : Vous avez continué à suivre l'actualité du genre pendant cette période ? Comment voyez-vous le paysage éditorial du moment ?
Serge Lehman : Pendant la descente, non, j’ai cessé de lire de la SF. J’ai assumé autrement ma pente métaphysique en me réintéressant à la philosophie – y compris celle des sciences –, ce que je n’avais plus fait depuis l’université. C’est évidemment l’une des manières de donner sens à la crise : dire, a posteriori, qu’elle s’est produite “dans le but de” (dans mon cas : pour m’obliger à assumer consciemment un goût, une tendance, un besoin dont je pensais être dépourvu). Retrouver le milieu, les amis et les fans m’a permis de constater que la machine éditoriale semblait en ordre de marche ce qui est à la fois agréable et rassurant.
Actusf : N'avez-vous pas eu à une certaine époque l'impression d'avoir été trop exposé, et trop vite ?
Serge Lehman : La forme passive de votre question doit être retournée : je me suis trop exposé, c’est vrai. Pendant les années 90, j’ai éprouvé un désir de reconnaissance inépuisable, à la fois pour moi-même et pour la SF, qui a orienté une bonne part de mes choix. J’en ai payé le prix pendant la crise (épuisement, déclin de l’inspiration, sentiment d’avoir usurpé ma position, etc.) Mais cela venait aussi du fait qu’avec quelques autres auteurs apparus au même moment, avec Ayerdhal en particulier, nous étions contraints de jouer un double rôle, à la fois d’écrire et de re-créer le dispositif éditorial et critique qui, à l’époque, était complètement en ruines. Ayerdhal s’est intelligemment recentré sur son activité littéraire à partir de 96-97, moi j’ai tenu jusqu’en 2000-2001.
Actusf : Qu'est ce que ces années ont changé dans votre rapport à l'écriture ?
Serge Lehman : Le rapport à l’écriture n’étant qu’un cas particulier du rapport à l’existence, ma réponse est : tout. Je ne peux plus écrire si je ne suis pas le premier lecteur du texte, si je ne suis pas constamment surpris, intéressé, en attente… Ce qui veut dire que je ne me sers plus de plan, ni de synopsis. Avant de me mettre au travail, j’ai bien sûr quelques idées directrices mais elles restent très générales et ne constituent plus une raison pour forcer le texte à prendre telle ou telle direction. J’espère également m’être débarrassé des idées préconçues (du désir de conformité, de ma fascination pour les modèles : de nombreuses formulations sont possibles), qui encombraient ma façon de travailler. Je ne me pose plus la question de savoir si ça va être comme il faut, ni à qui ça va plaire. J’essaie juste de me rendre transparent à ce qui vient.
Actusf : Etes-vous toujours un écrivain en colère ? Toujours engagé aussi ? Serge Lehman : Une question compliquée. La colère semble avoir, non pas disparu mais s’être graduellement transformée en amusement. Le monde en cours de construction-destruction ressemble tellement à celui de Faust qu’il me semble totalement ridicule. Je veux dire que j’ai parfois envie d’aller voir le boss (métaphorique) et de lui dire : « alors, vraiment, c’est décidé, les néo-féodalités, la sauvagerie généralisée, la culpabilité et la honte comme instruments de contrôle social et l’abrutissement télévisuel… c’est tout ce que vous pouvez faire ? Vous n’avez rien de plus subtil ? » Mais il n’y a pas de boss, métaphorique ou autre, bien entendu. Il n’y a que nous, nos désirs contradictoires, notre incapacité à contrôler les processus que nous déclenchons et notre propre absence de subtilité. Mon rapport à l’engagement a subi la même métamorphose. Je crois que je l’ai compris en voyant Fight club, de Fincher. Je veux dire que cette histoire porte à l’incandescence la problématique de l’engagement, qu’elle propose réellement une contre-mesure radicale, révolutionnaire par rapport à l’effondrement du système de valeurs né des Lumières. Le fait même que le narrateur fasse l’expérience de la schize, de la séparation d’avec soi-même afin de pouvoir se dire ce qu’il doit, révèle la nature de cette contre-mesure : c’est la dépression, la fuite dans le désert, la plongée psychotique, le moment critique où on doit se déprendre de l’image de soi née de l’interaction avec le monde et se recréer soi-même. J’ai parfois l’impression que c’est le seul acte authentiquement libre, celui qui exige de tout abandonner et de tout risquer. C’est ça, the fight – en tout cas, c’est comme ça que je l’ai compris : s’affronter soi-même. Ce qui pose évidemment un problème dans la mesure où le film a été un immense succès esthétique et commercial. Si le système est assez puissant pour métaboliser un tel appel à la destruction, il me semble que la forme classique de l’engagement n’a plus le moindre sens.
Actusf : Ce que vous dites à propos de l’engagement est assez pessimiste, au fond, presque une forme de renoncement. Or si vous revenez, c’est que vous avez encore quelque chose à dire. Vers quelle forme votre engagement a-t-il évolué ?
Serge Lehman : L’art justifie, il n’a pas à être justifié. La forme concrète de mon engagement, c’est de ne pas répondre à votre question.
Actusf : Pourquoi choisir de revenir avec un recueil de nouvelles ? C'est une façon de tourner la page ?
Serge Lehman : C’était surtout le seul acte créatif dont j’étais capable au sortir de la crise (la mise en forme du recueil sous forme de fix-up a d’ailleurs prouvé que j’avais sous-estimé la difficulté mais peu importe). Sur le moment, oui, c’était à la fois l’occasion de rassembler un matériau très dispersé avec l’espoir que cela résoudrait ma propre impression de morcellement, de donner un support durable à certaines des meilleures choses faites pendant la décennie précédente et d’avoir un gros et beau livre pour matérialiser mon retour.
Actusf : Revenir chez l'Atalante c'est un peu solder les comptes. Ce livre ils l'ont attendu cinq ans. Comment cela s'est-il passé avec eux ?
Serge Lehman : Pendant la crise, ils ont été impeccables en me laissant tranquille. Et quand nous nous sommes remis à discuter du projet, au début 2005, ils l’ont été encore plus en assumant joyeusement tous les choix qui ont rendu possible ce monstre éditorial qu’est Le livre des ombres. Mireille et Pierre, ce sont des princes.
Actusf : Vous savez aussi qu'il n'y a pas que votre éditeur qui attendait votre retour avec impatience, vos lecteurs aussi. Pas trop la pression ?
Serge Lehman : Juste ce qu’il faut pour que ce soit intéressant.
Actusf : Evidemment à lire Le Livre des Ombres, on pense à des gens comme Cordwainer Smith ou même Bruce Sterling. Pourquoi vouloir faire vous aussi une histoire du futur ?
Serge Lehman : Si vous jetez un coup d’œil à ma bibliographie, vous verrez que cette histoire du futur – terme impropre puisqu’une partie non-négligeable de l’action se situe dans le passé –, que ce métarécit, donc, sert de matrice à la plupart de mes textes importants depuis 1988, date de rédaction de mon premier roman. J’ai toujours voulu faire ça. L’autre jour, je disais à mon ami Jeam Tag, au téléphone, qu’à défaut d’avoir écrit une grande chose, j’en avais écrit une grosse. Je ne sais pas… C’est un fantasme qui remonte à l’adolescence, quand j’ai vraiment pris la mesure des possibilités de la SF en tant que lecteur. La difficulté était de donner à ce fantasme une forme littéraire adulte sans dénaturer ou dissimuler la pulsion originelle qui a produit chacun des textes qui le composent.
Actusf : Est-ce qu'il y a eu de la réécriture pour raccorder toutes ses nouvelles qui datent de différentes époques ?
Serge Lehman : Oui. Et même après ce travail (qui a impliqué l’écriture de deux nouvelles inédites en plus du prologue, de l’épilogue et des notices de liaison pour résoudre des problèmes de chronologie interne), certains textes étaient tellement hétérogènes que le métarécit s’en est finalement fait l’écho. Plutôt que d’égaliser artificiellement l’ensemble, j’ai laissé le monde de Grandor rendre compte de ces disparités. Ça s’est fait si naturellement que de nouvelles problématiques sont apparues pendant la rédaction. Je pense qu’elles se déploieront dans les volumes suivants (s’il y en a).
Actusf : En quoi l'histoire intercalaire que vous avez écrite pour les réunir entre elles est-elle significative de la manière dont vous voyez votre métier d'écrivain ?
Serge Lehman :Dans cette partie du texte, j’ai consciemment mis en œuvre le nouveau rapport à l’écriture évoqué plus haut. J’ai commencé sans savoir, en me laissant guider par quelques impressions très générales, et tout le reste a coulé de source. Pour être très concret : les premières métaphores qui sont montées dans le texte (La lumière parfaite des dieux, par exemple) sont très vite devenues des réalités physiques du monde de Grandor et ont servi ensuite de point d’appui au reste. Je garde de ce moment d’écriture un souvenir magique.
Actusf : Quelle sensation cela procure-t-il de se replonger dans dix années d'écriture et de les voir ainsi rassemblés en 700 pages ?
Serge Lehman : Joie, nostalgie, apaisement.
Actusf : Le livre est très illustré, comment s'est passée la collaboration avec Gess ?
Serge Lehman : C’est un grand artiste, alors il a fait ce qu’il a voulu. Il y a cinq ans, quand j’ai signé le contrat avec l’Atalante, Pierre et Mireille pensaient lui demander des lettrines et des culs-de-lampe pour donner au livre un peu de glamour mais le manuscrit réécrit et complété lui a suffisamment plu pour qu’il propose de réaliser deux images par texte. A partir de là – quand un dessinateur de cette envergure s’investit à ce point dans un univers fictionnel –, pourquoi vouloir contrôler sa création ? Il m’a montré le premier tiers des images quand je suis passé à Nantes régler les problèmes du dernier jeu d’épreuves et il m’a ensuite envoyé le reste par mail. Je me souviens que j’ai éprouvé une impression indescriptible en découvrant l’image finale de Le vide, le silence et l’obscur : c’était exactement ce que je voyais quand j’écrivais le texte, dix ans plus tôt. A mes yeux, Gess est vraiment le co-auteur de cette édition et si elle a du succès, ce sera pour moitié grâce à lui.
Actusf : C'est Ugo Bellagamba qui nous disait il n'y a pas si longtemps que ça que de tous les auteurs français vous êtes celui qui lui a peut-être le plus donné envie d'écrire. Il n'est pas le seul d'ailleurs. Ça vous fait quoi de savoir que vous avez fait naître des vocations ?
Serge Lehman : Après la parution du premier Faust, Michel Jeury m’avait écrit une lettre de félicitations adorable et je lui avait dit la même chose : qu’il avait été l’un des auteurs qui m’avaient donné envie d’écrire et que son mot comptait énormément pour moi. Il m’a simplement répondu : « c’est la chaîne. Elle passe et c’est tout. » Je n’ai aucun scrupule à reprendre sa formule. La chaîne passe, et elle continuera de passer : dans dix ans, vous poserez la même question à Ugo.
Actusf : Rivière Blanche annonce un roman de vous pour février, quels sont vos autres projets ?
Serge Lehman : Le Rivière Blanche sera aussi gros et aussi cinglé que Le livre des ombres (pauvre Jean-Marc Lofficier, pauvre Philippe Ward !). Je suis en train de le corriger. Quant aux autres projets, j’ai donné pour savoir qu’il est tout simplement plus réaliste de ne pas en parler.
Actusf : Avant votre "retraite" vous travailliez à un projet d'uchronie sur la guerre 14-18 il me semble. Ça en est où ?
Serge Lehman : Metropolis, oui. L’énormité du travail requis par cette chose monstrueuse est une des raisons pour lesquelles j’ai sombré, fin 2001. J’y reviens doucement. Je n’ai renoncé à rien. Ça prendra simplement le temps que ça prendra.
Serge Lehman : A la vérité, mon absence n’a duré que trois ans : j’ai écrit sans cesse jusqu’à la fin 2001 (chroniques hebdo et mensuelles pour l’Humanité, le script d’Immortel pour Bilal, celui du prochain Lone Sloane pour Druillet, quelques nouvelles et articles par ailleurs, etc.) Mais il est vrai que l’essentiel de cette production est resté invisible aux yeux des lecteurs du fait même de sa dispersion et/ou du temps requis par sa réalisation matérielle – le film d’Enki, par exemple, n’est sorti que l’année dernière et il faudra encore plusieurs années avant qu’on voit l’album de Philippe. Il est également vrai qu’entre 2001 et 2004, j’ai cessé d’écrire. J’ai traversé une période de remise en question très intense, pour ne pas dire violente, chaque interrogation en amenant deux autres jusqu’au moment où je me suis retrouvé complètement paralysé, incapable d’aligner deux mots (et pas seulement par écrit). Il y a un titre de Nine Inch Nails, The downward spiral… Eh bien, c’était à peu près ça. Et d’après ce que j’ai vu, ce processus de descente ne s’arrête que quand on touche le fond (c’est à dire quand on décide qu’on est au fond). C’est une sorte de défi qu’on se lance à soi-même : je veux bien remonter, mais seulement pour des raisons vitales. C’est ce qui s’est passé.
Actusf : Vous avez continué à suivre l'actualité du genre pendant cette période ? Comment voyez-vous le paysage éditorial du moment ?
Serge Lehman : Pendant la descente, non, j’ai cessé de lire de la SF. J’ai assumé autrement ma pente métaphysique en me réintéressant à la philosophie – y compris celle des sciences –, ce que je n’avais plus fait depuis l’université. C’est évidemment l’une des manières de donner sens à la crise : dire, a posteriori, qu’elle s’est produite “dans le but de” (dans mon cas : pour m’obliger à assumer consciemment un goût, une tendance, un besoin dont je pensais être dépourvu). Retrouver le milieu, les amis et les fans m’a permis de constater que la machine éditoriale semblait en ordre de marche ce qui est à la fois agréable et rassurant.
Actusf : N'avez-vous pas eu à une certaine époque l'impression d'avoir été trop exposé, et trop vite ?
Serge Lehman : La forme passive de votre question doit être retournée : je me suis trop exposé, c’est vrai. Pendant les années 90, j’ai éprouvé un désir de reconnaissance inépuisable, à la fois pour moi-même et pour la SF, qui a orienté une bonne part de mes choix. J’en ai payé le prix pendant la crise (épuisement, déclin de l’inspiration, sentiment d’avoir usurpé ma position, etc.) Mais cela venait aussi du fait qu’avec quelques autres auteurs apparus au même moment, avec Ayerdhal en particulier, nous étions contraints de jouer un double rôle, à la fois d’écrire et de re-créer le dispositif éditorial et critique qui, à l’époque, était complètement en ruines. Ayerdhal s’est intelligemment recentré sur son activité littéraire à partir de 96-97, moi j’ai tenu jusqu’en 2000-2001.
Actusf : Qu'est ce que ces années ont changé dans votre rapport à l'écriture ?
Serge Lehman : Le rapport à l’écriture n’étant qu’un cas particulier du rapport à l’existence, ma réponse est : tout. Je ne peux plus écrire si je ne suis pas le premier lecteur du texte, si je ne suis pas constamment surpris, intéressé, en attente… Ce qui veut dire que je ne me sers plus de plan, ni de synopsis. Avant de me mettre au travail, j’ai bien sûr quelques idées directrices mais elles restent très générales et ne constituent plus une raison pour forcer le texte à prendre telle ou telle direction. J’espère également m’être débarrassé des idées préconçues (du désir de conformité, de ma fascination pour les modèles : de nombreuses formulations sont possibles), qui encombraient ma façon de travailler. Je ne me pose plus la question de savoir si ça va être comme il faut, ni à qui ça va plaire. J’essaie juste de me rendre transparent à ce qui vient.
Actusf : Etes-vous toujours un écrivain en colère ? Toujours engagé aussi ? Serge Lehman : Une question compliquée. La colère semble avoir, non pas disparu mais s’être graduellement transformée en amusement. Le monde en cours de construction-destruction ressemble tellement à celui de Faust qu’il me semble totalement ridicule. Je veux dire que j’ai parfois envie d’aller voir le boss (métaphorique) et de lui dire : « alors, vraiment, c’est décidé, les néo-féodalités, la sauvagerie généralisée, la culpabilité et la honte comme instruments de contrôle social et l’abrutissement télévisuel… c’est tout ce que vous pouvez faire ? Vous n’avez rien de plus subtil ? » Mais il n’y a pas de boss, métaphorique ou autre, bien entendu. Il n’y a que nous, nos désirs contradictoires, notre incapacité à contrôler les processus que nous déclenchons et notre propre absence de subtilité. Mon rapport à l’engagement a subi la même métamorphose. Je crois que je l’ai compris en voyant Fight club, de Fincher. Je veux dire que cette histoire porte à l’incandescence la problématique de l’engagement, qu’elle propose réellement une contre-mesure radicale, révolutionnaire par rapport à l’effondrement du système de valeurs né des Lumières. Le fait même que le narrateur fasse l’expérience de la schize, de la séparation d’avec soi-même afin de pouvoir se dire ce qu’il doit, révèle la nature de cette contre-mesure : c’est la dépression, la fuite dans le désert, la plongée psychotique, le moment critique où on doit se déprendre de l’image de soi née de l’interaction avec le monde et se recréer soi-même. J’ai parfois l’impression que c’est le seul acte authentiquement libre, celui qui exige de tout abandonner et de tout risquer. C’est ça, the fight – en tout cas, c’est comme ça que je l’ai compris : s’affronter soi-même. Ce qui pose évidemment un problème dans la mesure où le film a été un immense succès esthétique et commercial. Si le système est assez puissant pour métaboliser un tel appel à la destruction, il me semble que la forme classique de l’engagement n’a plus le moindre sens.
Actusf : Ce que vous dites à propos de l’engagement est assez pessimiste, au fond, presque une forme de renoncement. Or si vous revenez, c’est que vous avez encore quelque chose à dire. Vers quelle forme votre engagement a-t-il évolué ?
Serge Lehman : L’art justifie, il n’a pas à être justifié. La forme concrète de mon engagement, c’est de ne pas répondre à votre question.
Actusf : Pourquoi choisir de revenir avec un recueil de nouvelles ? C'est une façon de tourner la page ?
Serge Lehman : C’était surtout le seul acte créatif dont j’étais capable au sortir de la crise (la mise en forme du recueil sous forme de fix-up a d’ailleurs prouvé que j’avais sous-estimé la difficulté mais peu importe). Sur le moment, oui, c’était à la fois l’occasion de rassembler un matériau très dispersé avec l’espoir que cela résoudrait ma propre impression de morcellement, de donner un support durable à certaines des meilleures choses faites pendant la décennie précédente et d’avoir un gros et beau livre pour matérialiser mon retour.
Actusf : Revenir chez l'Atalante c'est un peu solder les comptes. Ce livre ils l'ont attendu cinq ans. Comment cela s'est-il passé avec eux ?
Serge Lehman : Pendant la crise, ils ont été impeccables en me laissant tranquille. Et quand nous nous sommes remis à discuter du projet, au début 2005, ils l’ont été encore plus en assumant joyeusement tous les choix qui ont rendu possible ce monstre éditorial qu’est Le livre des ombres. Mireille et Pierre, ce sont des princes.
Actusf : Vous savez aussi qu'il n'y a pas que votre éditeur qui attendait votre retour avec impatience, vos lecteurs aussi. Pas trop la pression ?
Serge Lehman : Juste ce qu’il faut pour que ce soit intéressant.
Actusf : Evidemment à lire Le Livre des Ombres, on pense à des gens comme Cordwainer Smith ou même Bruce Sterling. Pourquoi vouloir faire vous aussi une histoire du futur ?
Serge Lehman : Si vous jetez un coup d’œil à ma bibliographie, vous verrez que cette histoire du futur – terme impropre puisqu’une partie non-négligeable de l’action se situe dans le passé –, que ce métarécit, donc, sert de matrice à la plupart de mes textes importants depuis 1988, date de rédaction de mon premier roman. J’ai toujours voulu faire ça. L’autre jour, je disais à mon ami Jeam Tag, au téléphone, qu’à défaut d’avoir écrit une grande chose, j’en avais écrit une grosse. Je ne sais pas… C’est un fantasme qui remonte à l’adolescence, quand j’ai vraiment pris la mesure des possibilités de la SF en tant que lecteur. La difficulté était de donner à ce fantasme une forme littéraire adulte sans dénaturer ou dissimuler la pulsion originelle qui a produit chacun des textes qui le composent.
Actusf : Est-ce qu'il y a eu de la réécriture pour raccorder toutes ses nouvelles qui datent de différentes époques ?
Serge Lehman : Oui. Et même après ce travail (qui a impliqué l’écriture de deux nouvelles inédites en plus du prologue, de l’épilogue et des notices de liaison pour résoudre des problèmes de chronologie interne), certains textes étaient tellement hétérogènes que le métarécit s’en est finalement fait l’écho. Plutôt que d’égaliser artificiellement l’ensemble, j’ai laissé le monde de Grandor rendre compte de ces disparités. Ça s’est fait si naturellement que de nouvelles problématiques sont apparues pendant la rédaction. Je pense qu’elles se déploieront dans les volumes suivants (s’il y en a).
Actusf : En quoi l'histoire intercalaire que vous avez écrite pour les réunir entre elles est-elle significative de la manière dont vous voyez votre métier d'écrivain ?
Serge Lehman :Dans cette partie du texte, j’ai consciemment mis en œuvre le nouveau rapport à l’écriture évoqué plus haut. J’ai commencé sans savoir, en me laissant guider par quelques impressions très générales, et tout le reste a coulé de source. Pour être très concret : les premières métaphores qui sont montées dans le texte (La lumière parfaite des dieux, par exemple) sont très vite devenues des réalités physiques du monde de Grandor et ont servi ensuite de point d’appui au reste. Je garde de ce moment d’écriture un souvenir magique.
Actusf : Quelle sensation cela procure-t-il de se replonger dans dix années d'écriture et de les voir ainsi rassemblés en 700 pages ?
Serge Lehman : Joie, nostalgie, apaisement.
Actusf : Le livre est très illustré, comment s'est passée la collaboration avec Gess ?
Serge Lehman : C’est un grand artiste, alors il a fait ce qu’il a voulu. Il y a cinq ans, quand j’ai signé le contrat avec l’Atalante, Pierre et Mireille pensaient lui demander des lettrines et des culs-de-lampe pour donner au livre un peu de glamour mais le manuscrit réécrit et complété lui a suffisamment plu pour qu’il propose de réaliser deux images par texte. A partir de là – quand un dessinateur de cette envergure s’investit à ce point dans un univers fictionnel –, pourquoi vouloir contrôler sa création ? Il m’a montré le premier tiers des images quand je suis passé à Nantes régler les problèmes du dernier jeu d’épreuves et il m’a ensuite envoyé le reste par mail. Je me souviens que j’ai éprouvé une impression indescriptible en découvrant l’image finale de Le vide, le silence et l’obscur : c’était exactement ce que je voyais quand j’écrivais le texte, dix ans plus tôt. A mes yeux, Gess est vraiment le co-auteur de cette édition et si elle a du succès, ce sera pour moitié grâce à lui.
Actusf : C'est Ugo Bellagamba qui nous disait il n'y a pas si longtemps que ça que de tous les auteurs français vous êtes celui qui lui a peut-être le plus donné envie d'écrire. Il n'est pas le seul d'ailleurs. Ça vous fait quoi de savoir que vous avez fait naître des vocations ?
Serge Lehman : Après la parution du premier Faust, Michel Jeury m’avait écrit une lettre de félicitations adorable et je lui avait dit la même chose : qu’il avait été l’un des auteurs qui m’avaient donné envie d’écrire et que son mot comptait énormément pour moi. Il m’a simplement répondu : « c’est la chaîne. Elle passe et c’est tout. » Je n’ai aucun scrupule à reprendre sa formule. La chaîne passe, et elle continuera de passer : dans dix ans, vous poserez la même question à Ugo.
Actusf : Rivière Blanche annonce un roman de vous pour février, quels sont vos autres projets ?
Serge Lehman : Le Rivière Blanche sera aussi gros et aussi cinglé que Le livre des ombres (pauvre Jean-Marc Lofficier, pauvre Philippe Ward !). Je suis en train de le corriger. Quant aux autres projets, j’ai donné pour savoir qu’il est tout simplement plus réaliste de ne pas en parler.
Actusf : Avant votre "retraite" vous travailliez à un projet d'uchronie sur la guerre 14-18 il me semble. Ça en est où ?
Serge Lehman : Metropolis, oui. L’énormité du travail requis par cette chose monstrueuse est une des raisons pour lesquelles j’ai sombré, fin 2001. J’y reviens doucement. Je n’ai renoncé à rien. Ça prendra simplement le temps que ça prendra.