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Interview de Théodore Sturgeon
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Interview de Théodore Sturgeon

Théodore Sturgeon : Je vais vous dire ce qui s'est passé, parce que c'est plutôt inhabituel. Mon dernier livre est intitulé Sturgeon is alive and well (Sturgeon est bien vivant et en bonne santé) parce que j'avais disparu de la circulation pendant assez longtemps.

Je suis venu ici travailler pour la télévision. Je m'étais séparé de ma femme, et j'avais des enfants qui vivaient dans l'Est, dans l'Etat de New York. J'écrivais pour la télévision et, à mesure que le temps passait, j'étais de plus en plus seul, et je me suis installé dans un petit motel. Il comprenait vingt-huit chambres et un seul téléphone. Ce téléphone était à la réception, et je m'étais fait brancher sur la réception, mais je déconnectais l'appareil et je ne répondais jamais à mon courrier. Ainsi, je m'isolais de plus en plus du monde, et je ne répondais jamais aux lettres, parce que si on répond, on vous répond en retour, et ça n'en finit pas.

Pourtant, vers la fin de l'année 68, je reçus un jour une lettre, datée du 25 novembre, ça, je m'en souviens. Il y a donc près de trois ans de ça. Je l'ai reçue la première semaine de décembre, et elle venait d'une journaliste de Londres, qui lisait mes histoires depuis longtemps, mais que je ne connaissais pas et dont je n'avais jamais entendu parler avant. Et cette lettre avait un ton différent. Ce n'était pas la plus belle lettre que j'aie jamais reçue, mais elle avait quelque chose de très vibrant. Tellement, en fait, que j'ai tout de suite attrapé un aérogramme pour en accuser réception, et que je suis allé le poster immédiatement. Et je suis revenu dans ma chambre, et j'ai passé le reste de la journée à répondre à cette lettre, ligne par ligne. Puis je suis allé poster ma réponse tout de suite. Et à Londres, ces deux lettres sont arrivées comme deux coups de poing. Boum, boum, vous voyez, et c'était une fille née aux Etats-Unis qui avait beaucoup voyagé et fait des tas de trucs extraordinaires. Elle avait finalement atterri à Londres comme journaliste et c'était une journaliste... de premier ordre. Et en quatre mois, notre correspondance en est venue à faire une pile épaisse comme ça, et qui devait peser un bon kilo. Et c'était une communication tellement intense et nue et sans réserve, et tellement honnête que nous étions complètement ouverts l'un vis-à-vis de l'autre, et que nous avons décidé de nous marier, bien que nous ne nous soyons jamais vus. Ça faisait partie de nos conventions de ne pas nous envoyer de photos. Nous n'avions qu'à imaginer à quoi ressemblait l'autre. Et c'est comme ça que nous nous sommes mariés le 16 avril 1969, et elle a été immédiatement enceinte. Un garçon, — il s'appelle Andros — et il y avait chez elle des tas de choses étranges. Par exemple, en Angleterre, elle avait un écureuil, un écureuil apprivoisé qu'elle avait perdu, — c'est triste. Et trois mois après son arrivée, c'était son anniversaire, et je ne savais pas quoi lui donner. En plein milieu de la nuit, dans un de nos supermarchés de Californie, je rencontre un jeune homme, un peu dérouté par le fait qu'il avait vu quelque chose tomber d'un arbre. D'abord, je me dis que ce devait être un oisillon, mais c'était en fait un écureuil nouveau-né, et il me dit qu' « il allait sûrement mourir dans la nuit, parce qu'il avait faim, qu'il allait mourir de faim parce qu'on ne savait pas comment l'alimenter ». Et je lui dis : « Un écureuil ! Ma femme sait tout ce qu'on peut savoir sur les écureuils ! » Alors je suis allé chez lui, il m'a donné le petit écureuil, et en rentrant chez moi, je lui ai donné l'écureuil pour son anniversaire.

Et il y a aussi l'histoire de la Jamaïque. A une époque, j'y avais vécu à l'hôtel, et je connaissais l'île comme ma poche, enfin, la moitié de l'île. Elle, elle adore la Jamaïque, elle y est allée très souvent, et elle connaît comme sa poche l'autre moitié de l'île. Elle m'écrivait : « Une chose que j'adore, c'est de faire l'élevage des poissons tropicaux », et sur ce, elle m'écrit une longue lettre sur la façon d'élever les poissons tropicaux, et je réponds que j'en élève depuis quinze ans. Enfin, toujours des choses tellement... Finalement, elle est arrivée, et la rencontre a été explosive, faites-moi confiance..

Vous savez, Goff Conklin, avant sa mort, avait compilé un catalogue, et il avait écrit que j'étais sans doute l'écrivain de langue anglaise dont les œuvres avaient été le plus souvent sélectionnées pour paraître en anthologies. J'ai plus d'œuvres publiées en anthologies qu'aucun autre écrivain vivant, et pourtant, il y en a beaucoup qui ont écrit plus que moi. Autre chose : avant de venir en Californie, j'habitais avec Harlan Ellison. Harlan a fait un jour une bibliographie de tout ce qu'il avait écrit : émissions de radio, livres, romans, nouvelles, scénarios de télévision, tout quoi, et il est arrivé à un total de cinq cent quarante titres. Et Harlan a commencé à écrire dix ans après moi. Quand il a eu fini, il a dit : « Maintenant, on va compter tes titres ! » Alors, on a compté et, pendant toutes ces années, vous savez combien d'histoires j'avais écrites ? Quatre-vingt-cinq. Vous voyez que mes histoires me viennent très lentement, très difficilement. Je laisse mon sang sur ma machine à écrire. C'est très long, très lent, très difficile. Non pas que j'écrive lentement, non. En fait, je travaille très vite. Une fois, j'ai écrit une nouvelle en deux heures, et un roman de vingt-deux mille mots sans quitter ma machine. Une fois, j'ai écrit un roman — recherche, composition, et tout — en vingt-huit jours. Donc, quand je travaille, je travaille extrêmement vite. Mais parfois, entre deux paragraphes, il se passe dix-huit mois. Une fois que c'est écrit, je n'y touche plus. Je le tape comme ça me vient.

Patrice Duvic : Pensez-vous que toutes ces longues périodes oit vous n'écrivez pas soient des périodes inconscientes de gestation ?
Théodore Sturgeon : J'en suis sûr. Autrefois, ça me déprimait de constater qu'il s'écoulait parfois plus d'un an sans que j'écrive une ligne. Entre 1940 et 46, je n'ai rien écrit. Killdozer a paru en 46, donc je peux dire que j'ai mis six ans à l'écrire. J'en ai été très malheureux, jusqu'à ce que quelqu'un me fasse remarquer (quelqu'un qui connaissait mon œuvre mieux que moi-même) qu'avant ce roman j'écrivais des histoires distrayantes, et, après, des histoires thérapeutiques. Il m'a dit qu'à partir de là toutes mes histoires mettaient en scène un malade et démontraient de quelle façon on pouvait le guérir. Et tout ce que j'ai écrit depuis, Les plus qu'humains et le reste, a un rapport avec la thérapeutique. Mais la nature de mes thèmes était totalement différente. Ce n'étaient plus des histoires distrayantes.

Patrice Duvic : Pensez-vous que ce soit la raison pour laquelle beaucoup d'auteurs considèrent que Killdozer représente un tournant dans la science-fiction ?
Théodore Sturgeon : J'ignore mon influence dans ce domaine. Je sais que Sam Lundwall, quand il faisait des généralisations sur la science-fiction, ajoutait toujours : « Sauf Sturgeon. » Alors, je ne sais pas si j'ai eu autant d'influence sur ce genre littéraire que, par exemple, Philip José Farmer et Heinlein. La science-fiction était une chose avant Les amants, et autre chose après. Il y a injecté une sorte d'honnêteté, une sorte d'humanité. Le thème sexuel y est pour beaucoup, bien entendu, mais il n'y a pas que ça. Ce que je veux dire, c'est que ça ne tient pas à l'expression du sexe, mais à l'usage qu'il en a fait en lui donnant un caractère très humain. Jusque-là, à de rares exceptions près, la science-fiction était un genre très déshumanisé.

(Question rendue incompréhensible par des bruits parasites à l'enregistrement).

Théodore Sturgeon : Oui, c'est ça. Et il y a aussi un élément religieux. C'est une thèse très intéressante. Quand Boccace écrivait ses contes, il racontait beaucoup d'histoires gauloises sur les moines et, les nonnes. En apparence, c'était un acte iconoclaste de sa part. Mais pas en réalité. En réalité, c'était un acte de foi. A une époque de foi profonde, on raconte des blagues sur les moines et les nonnes. Maintenant, c'est très rare qu'on raconte des histoires de moines et de nonnes.

Patrice Duvic : (Quelques plaisanteries sur les machines...)
Théodore Sturgeon : Nous faisons des histoires de savants fous, des histoires de psychiatres dérangés du cerveau. Voyez-vous, l'être humain a besoin d'adorer. Il a deux besoins très importants : la reproduction et le plaisir d'une part, l'adoration d'autre part. Et si on lui enlève son Eglise, il adorera une vedette de cinéma, un joueur de base-ball ou de football ou n'importe qui. Mais il trouvera toujours quelque chose à adorer, et alors, il racontera de bonnes histoires sur ce qu'il adore. Maintenant, nous vivons dans une ère scientifique, une époque où la science nous promet l'immortalité, en même temps que cette même science produit des choses comme le DDT qui peut complètement détruire l'environnement. D'un côté, la science élimine la paralysie et toutes sortes de maladies, et de l'autre, elle crée de nouvelles races d'insectes résistant aux insecticides, qui nous détruiront peut-être en propageant une nouvelle peste. Et la science, cette chose pourvue d'un pouvoir si mystérieux que nous ne pouvons pas le comprendre et qui est grosse de son propre mystère, c'est la définition même de la déité, d'un dieu. Et nous adorons la science, et, sifflant dans le noir, nous faisons de bonnes histoires dessus. Cela donne à l'homme de la rue, qui n'est pas lecteur de science-fiction, une impression de puissance que de pouvoir déclarer : « Je n'ai jamais lu de la science-fiction, la science-fiction, c'est de la merde ! » Parce que, tout au fond de lui, c'est encore parler de la science, qu'il adore. Vous comprenez. Les seules personnes qui sachent vraiment ce qu'est la science-fiction, c'est ceux qui disent : je n'en ai jamais lu.

Patrice Duvic : Dans vos histoires, vous vous concentrez plutôt sur la philosophie de la science que sur les gadgets  scientifiques  et  les gens  qui sont l'objet de ces bonnes histoires...
Théodore Sturgeon : Eh bien, la philosophie entraîne la pensée, et elle entraîne les gens qui ne pensent pas. Ce courant souterrain d'amour et d'adoration, de sexe et d'adoration constitue les deux seules choses que nous ayons, nos seuls enthousiasmes. Les marxistes, dont tant adhèrent aveuglément à une nouvelle philosophie politique, il s'agit probablement d'une adhésion religieuse, comme vous le savez très bien. Et il en est de même pour ce que j'appelle l'âge de la pierre dans ce pays. On adore le drapeau américain. Il faut parler avec respect en sa présence. Moi-même, j'aime vraiment beaucoup mon pays, mais j'ai la conviction profonde qu'on peut faire travailler toute une usine nuit et jour et produire six milliards de drapeaux américains, les mettre en tas et les brûler tous ensemble, et que l'Amérique n'en continuerait pas moins pour ça. Je le crois vraiment. Mais dans le pays, beaucoup de gens agissent comme si, en brûlant un seul drapeau, tout le pays allait s'engloutir dans le Pacifique.

Patrice Duvic : Pensée magique.
Théodore Sturgeon : Oui, et purement religieuse. C'est une icône. Au lieu de rester un symbole, le drapeau est devenu une icône. Détruire un symbole ne fait rien à la déité originelle. Mais ces gens sont retombés à un niveau barbare, comme celui du catholique pratiquant. Pensez que l'Eglise catholique est obligée de surveiller sans cesse les églises de campagne, parce que, sinon, les femmes qui n'ont jamais eu d'enfant brûleraient des offrandes devant les statues de la Vierge, pour en avoir ; en quelque sorte, ces femmes font de la statue une déité, et elles lui offrent des sacrifices. Et c'est tellement humain que c'est une motivation fondamentale pour tous, quoi qu'ils fassent. On ne s'en défera jamais. Dans l'Eglise, il y a beaucoup de gens qui ont peur : « Oh ! Personne n'a plus de religion... ». Nous n'avons peut-être plus d'Eglise, mais nous avons encore de la religion.

Patrice Duvic : Quelles sont les choses qu'adorent les personnes de votre connaissance, vos amis ? Tout le monde dans ce pays n'en est pas revenu à l'âge de la pierre.
Théodore Sturgeon : Je crois que, parfois, c'est un genre d'idéalisme ; une certaine conception de l'humanité. Ray Bradbury m'a montré un jour un article de magazine magnifique, je crois que c'était dans Playboy. Il a sûrement été réédité depuis, mais je ne sais pas où. Il proposait de remplacer Dieu par l'homme ou l'humanité comme objet d'adoration. Il pense que l'homme est véritablement un objet d'adoration, qu'il est la créature qui mérite l'adoration, l'humanité en son sens le plus large, l'humanité qui produit le mot et la métaphore (il aime beaucoup le mot « métaphore ») et la créature qui a soif de conquérir l'espace, mais non par ambition ou nécessité. L'humanité doit aller dans le soleil. C'est le même désir : nous devons aller dans l'espace.

Patrice Duvic : Est-ce que vous êtes d'accord avec Bradbury ?
Théodore Sturgeon : Oui et non. Sur ce sujet, mes convictions sont différentes des siennes.

Patrice Duvic : Quelles sont donc vos convictions ?
Théodore Sturgeon : Il croit que l'homme" est immortel, indestructible...

Patrice Duvic : Et vous n'êtes pas de cet avis ?
Théodore Sturgeon : Non. Je crois que l'humanité a ses propres responsabilités. Je crois que c'est à l'intérieur de ces responsabilités que l'homme peut être immortel, je le crois.

Patrice Duvic : Mais vous ne pouvez avoir aucune certitude..
Théodore Sturgeon : Non, ce n'est pas une certitude. J'ai dit à Ray et à quelques autres : Donald Wollheim : « Il est écrit que l'homme est immortel et qu'il n'y a rien que l'humanité puisse faire pour lui cacher son immortalité. Quelles que soient les épreuves qu'il traverse, il sera toujours capable de se relever, de s'effondrer, et • ainsi de suite. » Mais moi, je ne le crois pas. J'ai davantage le sens des responsabilités, je ne pense pas que l'homme puisse s'annihiler et disparaître comme n'importe quelle espèce animale.

Patrice Duvic : Ne croyez-vous pas que le processus d'extinction est déjà amorcé ?
Théodore Sturgeon : Oui, en effet. En effet. Nous avons un problème de surpopulation, mais il sera résolu.

Patrice Duvic : Vous croyez vraiment qu'il sera résolu ?
Théodore Sturgeon : Oui.

Patrice Duvic : Je me souviens d'une de vos récentes nouvelles, publiée dans Galaxy...
Théodore Sturgeon : Oui, c'était une histoire terrifiante. Un concept horrible. Je souhaiterais presque ne l'avoir jamais écrite... ( Il s'agit de Nécessaire et suffisant, dans ce numéro.)

Patrice Duvic : Alors, pourquoi l'avez-vous écrite ?
Théodore Sturgeon : Elle m'est venue comme ça, tout d'un coup. J'étais en train d'écrire une autre nouvelle sur un autre sujet, et soudain, l'idée m'a frappé.

Oh, wouah ! Le personnage central en était Merrihew. J'ai écrit plusieurs nouvelles sur Merrihew. Et j'en ai encore deux en chantier.

Patrice Duvic : Est-ce que vous les publierez bientôt ?
Théodore Sturgeon : Quand j'en aurai assez pour faire un livre. Merrihew est un homme qui agit sur les gens sans les toucher. C'est sa façon d'opérer, et il s'empare de différentes choses. Et je n'ai jamais décrit Merrihew, si vous l'avez remarqué. Je ne dis jamais qu'il est grand ou petit ou autre chose.

Patrice Duvic : Il est là, c'est  tout...
Théodore Sturgeon : C'est ça, il est là. Mais le problème de la surpopulation sera résolu. Maintenant, voilà le problème : est-ce que c'est nous qui le résoudrons, ou sera-t-il résolu pour nous ? Mais il sera résolu.

Patrice Duvic : D'une façon ou d'une autre.
Théodore Sturgeon : La solution naîtra de nos accomplissements ou de nos ruines.

Patrice Duvic : Si elle naît de nos accomplissements, comment voyez-vous la solution ?
Théodore Sturgeon : Eh bien, nous avons beaucoup construit, nous avons développé les beaux-arts, nous avons accumulé une grande masse de connaissances. Nous pouvons continuer comme ça.

Patrice Duvic : Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je pensais au processus propre à résoudre le problème dont vous avez parlé, la surpopulation...
Théodore Sturgeon : Ouais...

Patrice Duvic : Comment croyez-vous possible de le résoudre ?
Théodore Sturgeon : Vous voulez dire, si la nature ne le résout pas pour nous ?

Patrice Duvic : Oui.
Théodore Sturgeon : Ah, il s'agit de l'autre option. La nature le résoudra. Il en a toujours été ainsi. La nature le résoudra, ou ce sera nous, mais il sera résolu.

Patrice Duvic : Quand vous dites « la nature le résoudra », pensez-vous à un cataclysme quelconque ?
Théodore Sturgeon : Un cataclysme. Ça veut dire que tout s'arrêtera, que nous serons submergés de poisons, que nous mourrons. Mais ça résoudra le problème. Il n'y aura plus de problème de surpopulation.

Patrice Duvic : L'autre option ?
Théodore Sturgeon : Pour réaliser l'autre solution, il nous faudra d'abord éduquer, éduquer, et encore éduquer. Il y a beaucoup de gens qui s'en occupent avec succès. Isaac Asimov, par exemple, se consacre presque entièrement à ça. Philip José Farmer aussi : dans tout ce qu'ils font ou disent, dans toutes leurs apparitions en public, ils soulèvent ce problème. Et il y a de plus en plus de gens qui en prennent conscience. Il y a seulement trois ans, si vous aviez employé le mot « écologie », personne n'aurait compris de quoi vous parliez.

Patrice Duvic : Je ne sais pas ce qu'il en est ici. Mais je crois qu'en France, on l'a entendu très souvent à la télévision et à la radio, de sorte que tout le monde connaît le mot. Mais est-ce qu'on connaît bien sa signification ? On s'en sert, comme si le mot était une sorte d'écran, pour dissimuler le concept. J'ai bien peur qu'on ne crève jamais cet écran.
Théodore Sturgeon : J'espère que les gens y viendront. Je le répète, il le faut absolument. Nous n'avons pas le choix. Il faut, il faut absolument y arriver. Pas plus tard qu'hier, quelqu'un m'a montré une publicité dans un magazine, qui déclarait : « Le monde de l'écologie vous offre cette nouvelle crème de beauté. » Personnellement, je trouve que c'est de la merde, et d'une idiotie totale, mais la publicité s'est maintenant emparée de ce mot. Le magazine Consumer's Report, publié par l'Union des Consommateurs, rapporte que les grandes sociétés ont dépensé ou prévu de dépenser un milliard de dollars pour nettoyer l'atmosphère, l'air et l'eau. Mais c'est vingt milliards de dollars qu'on a dépensés pour des publicités basées sur l'écologie. On a dépensé vingt fois plus pour cette publicité complètement idiote, et qui n'est même pas éducative.

Mais pourtant, il y a de plus en plus d'enseignants, d'écrivains, de philosophes, etc. qui prennent conscience de la nécessité absolue d'éduquer le public sur ce problème. L'éducation doit venir en premier. Maintenant, il y a des choses qu'on peut faire sans éducation. A ce point... Prenez Isaac Asimov : c'est un homme très instruit, et il vit dans une peur constante : il voit la réalité du problème.

Patrice Duvic : J'ai discuté avec lui de ces problèmes il y a deux ans, et j'ai l'intention d'aller le revoir quand je retournerai sur la côte Est. Je me souviens qu'il m'avait dit que quelque chose était en train de se passer dans la science-fiction. Et il avait ajouté qu'il ne pouvait plus écrire de science-fiction, parce qu'il ne voyait plus la science sous le même jour, parce que la science, qu'il avait adorée, avait été utilisée à des fins qu'il n'aurait pas crues possibles. Je me demandais si vous aviez cessé d'écrire pour la même raison. Mais apparemment, ce n'est pas...
Théodore Sturgeon : Non. Chez moi, c'est périodique, et ça dure parfois des années... De longues périodes d'extrême difficulté. Parfois, c'est comme si j'avais une plaque de verre sur les touches de ma machine, qui m'empêche de les atteindre. Cela explique aussi que je n'écrive à personne. Si je peux écrire des lettres, c'est que je peux écrire, et si je peux écrire, alors je devrais écrire des histoires, et pas des lettres. Et donc, je n'écris pas de lettres, et je n'écris pas d'histoires non plus. Pour en revenir au début, quand Wina est entrée dans ma vie, ça a été la chose la plus galvanisante qui me soit jamais arrivée. Elle a tous les dons : elle est journaliste et modéliste. Je vous montrerai quelques vêtements qu'elle a faits. C'est d'une beauté... Celui-là, par exemple, de toutes les couleurs. Elle l'a vu dans une boutique de modes de Melrose Avenue, et ça coûtait soixante dollars. Alors elle s'est dit que c'était idiot, et en rentrant, elle s'est arrêtée pour acheter trente mètres de tissu, et elle l'a reproduit. Vous devriez la voir quand elle trouve quelque chose comme ça, elle est comme aveugle tant qu'elle ne peut pas toucher. Elle a des yeux au bout des doigts. Elle tourne, elle retourne, elle palpe, et après, elle reproduit. Tout ce qu'elle décide de faire, elle le fait. Ça ne lui vient jamais à l'idée qu'il y ait quelque chose que vous ne puissiez pas faire. Extraordinaire. Et, comme je vous l'ai dit, elle est aussi photographe, et elle développe elle-même ses films. C'est une journaliste et une bonne. Et maintenant, elle est journaliste à la radio, et elle écrit les textes des nouvelles et tout ce qui concerne les informations. Elle est pleine de ressources. Il y a quelques semaines, elle se demandait ce qui se passait en Chine. Alors, elle a décroché le téléphone, et elle a dit à l'opératrice : « Je veux un appel avec préavis pour M. Chou En Lai, à Pékin. » Et elle a obtenu la deuxième communication téléphonique avec la Chine en six ans. La radio de Boston avait eu l'autre six ans auparavant. Et elle a tellement éberlué tout le monde qu'on l'a mise en ligne, et elle a fini par avoir le ministre des Affaires Etrangères au bout du fil, et elle a fait un scoop formidable. Oui, un être absolument galvanisant est entré dans ma vie...

Patrice Duvic : Vous avez écrit une nouvelle juste avant de la rencontrer : If all men were brothers, would you let one marry your sister ?
Théodore Sturgeon : Ça remonte à environ quatre ans, et ça m'a pris une éternité pour l'écrire. Du commencement à la fin, ça m'a pris huit mois. L'écriture proprement dite m'a pris environ trois jours. Mais pendant huit mois, j'ai livré un effort constant. Entre-temps, Wina était arrivée, et nous nous sommes mariés, elle a été enceinte tout de suite, et nous vivions dans cette petite chambre à Sherman Ôaks. Nous vivions dans cette chambre, nous deux, un écureuil et un chat, et le chai a eu des petits. Vous vous souvenez de ce cartoon de Rostler : « N'est-ce pas cette dame qui a un écureuil dans les cheveux ? » L'écureuil avait l'habitude de se percher sur sa tête. Nous allions au cinéma ou au restaurant, et l'écureuil était toujours caché dans ses cheveux. Il y vivait tout le temps. Il n'est pas là pour le moment. Et il a une merveilleuse fourrure brune, qui ne se voyait presque pas dans ses cheveux. C'était vraiment étonnant. C'est pourquoi Rostler a dit ça.

Bon, après la lune de miel — je vous ai déjà dit comme j'écris difficilement — j'ai écrit onze nouvelles en onze semaines.

Patrice Duvic : Celles de Sturgeon is alive and well ?
Théodore Sturgeon : Oui, plus une : une petite nouvelle que j'aime beaucoup et qui avait disparu depuis longtemps. Onze nouvelles en onze semaines, et elles sont toutes dans ce livre, et c'est pourquoi je l'ai appelé Sturgeon is alive and well. L'histoire que je viens de vous raconter, je la rapporte dans la préface...

Patrice Duvic : Qu'est-ce que vous écrivez en ce moment ?
Théodore Sturgeon : En ce moment, je m'occupe beaucoup de critique. Ce n'était pas mon intention mais... Pendant plusieurs années, j'ai fait la critique des livres de science-fiction dans la National Review, remarquez que je ne dis pas « pour » la N.R. mais « dans » la N.R., qui est tout à fait ce que j'appelle une publication de l'âge de la pierre, très à droite. Mais je suis absolument libre d'y écrire tout ce que je veux. Par exemple, Mr. Buckley n'a jamais touché à mes articles, et je choisis les livres moi-même. Des histoires qui parlent de... Quelqu'un a dit un jour qu'il y avait trois sortes de science-fiction. L'une est du type : « Si ça continue comme ça... », l’autre du type : « Et si... ? » et la troisième du type : « Si seulement... ». Toutes comportent un « si », c'est le grand mot, toute l'essence de la science-fiction, de la spéculative fiction tient dans ce mot.

Patrice Duvic : Dans quelle catégorie classeriez-vous un roman comme Les plus qu'humains ?
Théodore Sturgeon : C'est que chaque roman appartient souvent à deux ou même trois catégories à la fois. Par contre, d'autres n'entrent que dans une seule. Si vous avez une histoire présentant des gens parfaitement ordinaires avec une tasse qui n'arrête pas de s'envoler au plafond, vous avez une histoire « Et si... ». Et si vous en prenez une où il y a une tasse dans la cuisine, et vous mettez un dollar dedans, et chaque fois que vous enlevez le dollar, il en apparaît un autre, vous avez une « Si seulement... »

Patrice Duvic : Et une histoire : « Si ça continue comme ça » ?
Théodore Sturgeon : « Si ça continue comme ça... » C’est un genre plus important, et qui va au-delà des tasses. Par exemple, les gens qui vivent actuellement en Californie sont écrasés d'impôts mobiliers. Et chaque fois que le gouvernement a besoin d'argent, il taxe davantage les propriétaires, parce que, étant propriétaires, ils ne sont pas en position de faire leurs paquets et de partir. Et, dans ce cas, on peut extrapoler. Vous voyez « Si ça continue comme ça » c'est le thème de science-fiction qui extrapole une situation de ce genre. Un roman comme Planète à gogos de Frederik Pohl est du type : « Si ça continue comme ça », et nous montre une situation où la publicité est devenue si puissante qu'elle est devenue le gouvernement. Ainsi, je fais la critique de la science-fiction dans la National Review, dans Galaxy, et je suis aussi le critique officiel de science-fiction du New York Times. Alors, ce dernier week-end, j'avais des dates à respecter pour tous les trois à la fois.

Patrice Duvic : Vous faites la critique de livres différents pour chacun d'eux ?
Théodore Sturgeon : Quelquefois, je parle des mêmes livres, mais en général, j'essaye de garder ma... Après tout, je parle à trois publics différents, et je n'oublie jamais que je fais ça pour trois raisons différentes.

Patrice Duvic : Est-ce qu'il en est de même pour vos œuvres ? Est-ce que vous écrivez pour des publics différents ?
Théodore Sturgeon : Par moments, oui. Parfois, j'ai une idée si abstruse que je sais parfaitement qu'elle ne plaira pas à plus de deux ou trois personnes. Supposez que j'aie une idée formidable sur un timbre iranien. Je; pourrais passionner un philatéliste,' et spécialement un philatéliste qui ne collectionne que les timbres iraniens. Mais ils ne sont pas nombreux, et il est probable que dans ce cas, je ne donne pas suite mon idée, ce qui est l'une des raisons pour lesquelles je parle si souvent de l'amour, parce que je touche tout le monde, ou de la peur, de là mort ou de la vie. On peut parler de ces choses à des' millions de gens, à l'autre bout du monde, des gens qu'on n'a jamais vus et qu'on ne verra jamais. Quelqu'un qui dira qu'une de vos histoires a complètement changé sa vie. Comme une lettre que j'ai reçue un jour d'un étudiant en architecture, qui avait lu une de mes nouvelles, et qui disait qu'une ligne de cette histoire avait' totalement changé le cours de sa vie et de ses études, toute son attitude envers ce qu'il faisait...

Patrice Duvic : Quelle nouvelle ?
Théodore Sturgeon : Euh... C'était L'éducation de Brasilia Strange. Drusilla était une fille venant d’une autre planète, d'une race très supérieure. Elle avait atterri sur une plage, avait plongé sous l'eau, puis était revenue sur la plage, avait rencontré un jeune homme. Et le lendemain, en marchant sur la route, elle avait vu sa première voiture, et elle s'était dit : « Qu'est-ce que c'est que cette race qui ne profile que les parties qu'on peut voir ! » Bien entendu, elle voyait parfaitement toutes les pièces de la voiture, et qu'elle était lisse, élégante et belle, de l'avant à l'arrière, dans toutes les parties visibles. Mais elle voyait aussi ce qu'il y avait en dessous, qui constituait un cauchemar aérodynamique. Qu'est-ce que c'était que ces gens qui ne profilaient un véhicule que dans les parties qu'on pouvait voir ? J'avais écrit ça comme ça, je veux dire que ça faisait partie de la structure d'esprit de Drusilla, et ce jeune homme avait lu ça et ça l'avait complètement déboussolé. C'était un étudiant en architecture, et il me disait que jamais au cours de sa future carrière il ne dessinerait un immeuble, un garage, une maison individuelle, un entrepôt, ou une église sans dessiner aussi les parties qu'on ne voit pas, et le ton de sa lettre était celui d'une profonde gratitude. Une fois, j'ai écrit une histoire. Dedans, il y avait un poème sur la solitude et une femme m'écrivit que, quelques années plus tôt, elle s'était mariée avec un jeune homme qu'elle avait rencontré dans une soirée. Il avait écrit quelque chose sur un bout de papier et le lui avait donné. C'était un poème sur la solitude, tiré d'une de mes nouvelles, et c'était comme ça qu'ils s'étaient mariés. C'est vraiment une énorme responsabilité que d'être écrivain, quand on réalise l'influence qu'on a sur les gens.

Je me donne beaucoup de mal pour prendre mes responsabilités dans tout ce que je fais.

Patrice Duvic : Vous semblez penser aux lecteurs comme à des gens tous différents les uns des autres, et non pas comme à une masse de gens qui constituerait votre public...
Théodore Sturgeon : Je pense que le secret d'un écrivain qui réussit, qui réussit à avoir un large public, c'est la faculté d'écrire une histoire comme s'il s'agissait d'une lettre, et d'une lettre adressée à une personne précise. Et la réussite ou l'échec d'un écrivain qui est lu consiste en sa faculté de se représenter à qui il écrit. C'est pourquoi je vous parle de l'histoire sur un philatéliste passionné par un certain timbre. Une pareille histoire passionnerait un collectionneur bien précis, fasciné par ce timbre précis, mais probablement personne d'autre. Alors, la personne à qui j'écris est quelqu'un d'intelligent et sensible. J'aime me servir des mots qui me viennent, et quand on écrit pour un certain public, il faut limiter son vocabulaire, etc., et je n'aime pas ça. C'est comme de s'attacher les pieds avant de partir en promenade. Ainsi, mon lecteur est intelligent et cultivé, mais j'écris aussi à quelqu'un hanté par des peurs diverses, et aussi un peu pathologique, en un sens ou un autre, comme nous le sommes tous ; quelqu'un qui a peur dans le noir, ou qui transpire des aisselles, ou qui se sent seul, et a des désirs qu'il ne peut pas satisfaire et ainsi de suite. Voilà la personne à laquelle j'écris. Autre chose que j'essaye de faire : quand je décris un lieu, j'écris comme si j'y étais. Je veux dire que, quand deux personnages sont en train de parler dans une chambre, je connais la chambre. Je ne le dis pas toujours, mais je sais quels tableaux il y a au mur.

Patrice Duvic : Vous dessinez les parties que le lecteur ne voit pas...
Théodore Sturgeon : C'est ça. C'est un certain sens de la présence. Il y a une fenêtre dans cette chambre, les rideaux de la fenêtre sont d'une certaine couleur. Que voit-on par la fenêtre ? La campagne ou la forêt ? Quelle est l'heure de la journée ? Est-ce qu'il fait froid ? On a conscience de toutes ces choses, sans avoir à en parler, et même sans les mentionner, le lecteur sent une présence, une épaisseur, à cause de ça. Alors, quand j'écris, c'est à cette personne, qui est une personne à trois dimensions, et je suis près d'elle quand je lui parle...

Je n'avais pas l'intention de vous parler si longtemps de mes techniques d'écriture. Ce qui m'intéresse en ce moment, plus que toute autre chose, c'est ce dont je vous parlais tout à l'heure, cette fusion du sexe et de la religion. Pendant des millénaires, ils ont été séparés non seulement par la philosophie judéo-chrétienne, mais aussi par beaucoup de mystiques orientaux qui disaient : « Dépassez la matière et la chair, et laissez-les derrière vous. Le vrai nirvana, ou le but ultime, quel qu'il soit, réside dans la pureté de l'esprit, débarrassé du fardeau de la chair. » Et je trouve que c'est complètement idiot.

Je trouve que le plus grand acte d'adoration est d'aimer. Je crois qu'il n'y a pas de différence entre le sexe et l'adoration. Ces deux choses ont toujours été séparées par des gens qui pouvaient profiter de leur séparation. Si on arrive à contrôler le sexe et la religion, on peut se faire pas mal de fric, en organisant la religion de manière à réglementer le sexe. Et c'est vrai que, si vous fondez ces deux choses, et si l'acte individuel et subjectif de sexe et de joie devient aussi un acte d'adoration, personne ne peut s'en mêler, à part vous et la personne aimée, et tout se passe entre vous et quelque puissance supérieure, et pour ça, on n'a pas besoin d'évangiles. Pas pour ça. Alors, personne ne se fait de fric.

Patrice Duvic : Beaucoup d'écrivains considèrent leurs écrits comme des sortes d'incantations. En un sens, c'est un peu ce que vous venez de dire sur la religion, mais voyez-vous vos propres écrits sous ce jour ?
Théodore Sturgeon : En un sens, oui, mais ils ne sont pas provoqués par la religion, et n'invoquent pas une déité. Voyez-vous, il y a une différence : les gens psalmodiaient ensemble, ou priaient ensemble, debout dans l'église, et exécutaient un grand rituel afin d'invoquer la présence de la déité. En un sens, ce n'est pas différent de l'adoration du diable, quand on dessine des pentagrammes par terre.

Théodore Sturgeon : Ma principale préoccupation pour le moment ? Un roman. Intitulé Dark Body (Corps Noir), et c'est un roman classique. Pas un roman de science-fiction, ni un roman spéculatif.

Patrice Duvic : Une chose qu'on entend souvent, c'est que si la science-fiction n'avait pas existé, vous auriez été quand même un grand écrivain.
Théodore Sturgeon : Eh bien, l'atmosphère de club de la science-fiction va disparaître, je crois, et cela va briser le cœur de bien des gens dont c'est le principal intérêt dans la vie. Je crois qu'ils sont fiers d'être différents, ils aiment penser... Ils aiment penser qu'ils ont quelque chose de bien spécial qui leur appartient, et pas aux autres, et c'est un sentiment qu'ils partagent avec les surfers, les joueurs de base-ball, etc., et c'est dommage. En un sens, ça me fait de la peine. Peut-être la science-fiction fusionnera-t-elle avec le roman classique, à moins qu'elle ne devienne l'avant-garde du roman classique.

Patrice Duvic : Au cours d'une discussion, Damon Knight a dit qu'à son avis la science-fiction constituait un genre classique...
Théodore Sturgeon : Ouais. Je ne sais pas. Je crois, en ce qui concerne la science-fiction, je crois que si on compare tout l'ensemble de la littérature à une valise, le phénomène de la science-fiction en serait la poignée, qui en sort et qui y retourne. Ainsi, en un sens, si nous jetons un regard en arrière sur ces phénomènes...

Patrice Duvic : Considérez-vous que cette poignée soit une façon de conduire la littérature autre part ?
Théodore Sturgeon : Peut-être. Elle a un dynamisme terrible. Ce que je veux dire, c'est que la liberté et l'absence de paramètres qui règnent dans la science-fiction ont eu un effet certain sur le roman classique. Et maintenant, on trouve des romans qui sont incontestablement de la science-fiction sur la liste des best-sellers. Malheureusement, ceux qui arrivent à la consécration de la liste des best-sellers ne sont jamais écrits par ceux qui œuvrent dans Galaxy, Analog, et autres publications d'histoires merveilleuses et terrifiantes.

Patrice Duvic : Pourtant, En terre étrangère et Dune sont plus ou moins des best-sellers aussi...
Théodore Sturgeon : Eh bien, Dune est un exemple intéressant parce qu'il montre la « ghettoïsation » de la science-fiction en tant que genre. Dune a en effet été un best-seller, mais vous ne l'avez jamais vu sur la liste des best-sellers. C'est un best-seller, en fait, et il s'est plus vendu que beaucoup de livres figurant sur la liste des best-sellers, mais le New York Times et le Time ne l'ont jamais mis sur leurs listes, etc., etc.

Patrice Duvic : Pensez-vous que ça tienne à ce que ce livre s'est vendu de façon continue, et non par un phénomène d'épidémie ?
Théodore Sturgeon : Non, je ne crois pas. Je crois que c'est simplement parce que c'est de la science-fiction. Kingsley Amis, dont les opinions sur la science-fiction sont généralement méprisées, a pourtant dit une ou deux choses importantes. L'une d'elle : « Hé, c'est bon, ça ne peut pas être de la science-fiction ! » et « Hé, c'est de la science-fiction, ça ne peut pas être bon ! » Il est pour moi un grand mystère, bien plus grand que n'importe quel mystère dans la fiction spéculative, c'est le fait que si peu d'écrivains de science-fiction soient incontestablement paranoïaques. Parce que si quelqu'un voulait leur peau, vous voyez, le genre, « ils veulent avoir ma peau»... c'est à fendre le cœur, vraiment. Nevil Shute, par exemple, est un très grand conteur. Il a écrit On the beach (Sur la plage). C'est une histoire sur le futur, sur un holocauste atomique, et elle est inspirée d'un phénomène technologique, et pourtant, personne n'a jamais pensé à la qualifier d'œuvre de science-fiction. C'est devenu un best-seller, on en a fait un film, et il a été chercher son argent à la banque avec une brouette. Vous voyez, si vous voulez écrire une œuvre de science-fiction qui soit sur la liste des best-sellers, il faut être Michael Crichton, qui n'a ja­mais rien publié dans Galaxy, ou Nevil Shute.

Patrice Duvic : Ou Vonnegut.
Théodore Sturgeon : Vonnegut, Bradbury, et Arthur C. Clarke — chacun est une catégorie à part à lui seul. Et Vonnegut, c'est encore une autre histoire. Vonnegut, comme Bradbury, écrit ses propres histoires dans son style à lui. Il l'a toujours fait. Et là, le goût littéraire du public chic suit ou ne suit pas. Je connais Kurt Vonnegut, et il est comme ça, il dit les choses à sa façon, et si vous aimez, tant mieux, et si vous n'ai­mez pas, il continue quand même imperturbablement.

Patrice Duvic : Et Theodore Sturgeon ? Est-ce qu'il n'écrit pas dans son style ?
Théodore Sturgeon : Je ne sais pas. C'est très difficile de me juger objectivement. Mais il y a une différence entre moi et Bradbury. Bradbury a un style, c'est incontestable. On ne peut pas prendre un paragraphe de Bradbury ou le copier, même si c'est un article ou un écrit n'ayant rien à voir avec la science-fiction, sans reconnaître la patte de Bradbury. Il a un style. Je n'écris pas comme ça, moi, j'ai des styles. Beaucoup de styles différents. J'écris aussi de bien des façons différentes, et pour cette raison, on dit : « Qui est-ce qui a écrit ça ? » J'écris en me plaçant à des points de vue différents. A un moment ou à un autre, je combine plusieurs styles différents. C'est un phénomène cyclique, mais ça dépend de l'idée, du dynamisme fondamental de l'histoire. Il y a quelque chose qui exige une immense quantité d'explications, et des explications qu'il faut donner avec une extrême prudence, parce qu'on sait qu'on s'adresse à des gens qui ont de terribles préjugés de secte. Alors, on décide d'abattre certains de ces préjugés. Un jour, j'ai écrit une nouvelle intitulée : If all men were brothers, would you let one marry your sister ? Le sujet central concernait l'inceste, et le mot même est suffisant pour bouleverser les gens. En fait, savez-vous qu'on a écrit un grand roman de science-fiction, très beau, qui n'a presque pas attiré l'attention. Il était d'un de vos compatriotes, Vercors.

Patrice Duvic : Les animaux dénaturés ?
Théodore Sturgeon : Je ne connais pas le titre français. Il s'agissait de la découverte quelque part, en Nouvelle-Zélande, je crois, d'un groupe de primates. Vous savez que ce livre n'a jamais eu de succès, à cause des critiques ; je veux dire qu'on aurait dû le considérer comme un morceau de pensée expérimentale. Très beau, vraiment bouleversant. Il a découvert le fait surprenant que, dans toute la littérature, dans toute la poésie, dans toutes les œuvres théâtrales ayant l'homme pour sujet, personne, n'a jamais défini l'homme. Comme l'homme est un... je ne veux pas dire un bipède ou quelque chose dans ce genre-là, mais je pense à une définition véritable de ce qu'est l'homme, et comment on peut distinguer ce qui est ou n'est pas un homme. Et ainsi, à partir de cette créature limitrophe, qui est soit un primate évolué, soit un homme très primitif, il travaille à trouver une définition de l'homme, et je ne dirais pas que sa conclusion me réjouisse beaucoup, mais vous souvenez-vous comment le héros amène l'histoire à sa conclusion ? Il s'empare d'une primate, une femelle, et il recueille un peu de sa semence et il l'injecte à la femelle qui devient enceinte, et quand le petit naît, il le tue puis appelle la police. Il dit : « Est-ce que j'ai fait une expérience scientifique, ou est-ce que j'ai commis un meurtre ? » Et il laisse la décision, non pas à son propre sens moral, mais à la cour, et c'est un grand compliment qu'il fait au goût anglais, en ce sens qu'il pense que la loi britannique est plus objective, et le reste du livre présente le procès. S'ils voulaient le convaincre de meurtre, il fallait reconnaître que le petit était un être humain. Magnifique. Pourtant, ce qui a détourné les gens du livre, c'est qu'il engendrait avec cet animal inférieur. Et le fait qu'il agissait en homme de science et faisait l'expérience dans un laboratoire avec une machine à injecter la semence n'a rien à voir avec la question. Pour beaucoup de gens, il s'agissait d'un acte de sodomie, et cela déclenchait un réflexe de dégoût chez certains, une horreur insoutenable. Et c'est pourquoi ce livre n'a jamais été lu par les gens qui devraient le lire, parce que les préjugés contre les relations sexuelles avec les animaux sont très profonds. Les gens ne pouvaient pas le lire, tout simplement.

Patrice Duvic : Pour en revenir aux lecteurs, quelles réactions a produites une nouvelle comme If all men were brothers...
Théodore Sturgeon : Etonnamment peu. Beaucoup moins que je n'en attendais, ce qui est très intéressant. Le thème central était l'inceste. J'ai écrit une nouvelle sur l'homosexualité, et les réactions ont été violentes, très violentes, explosives même : coups de téléphone au milieu de la nuit, lettres inondées de parfum, colères haineuses. Les lecteurs étaient fou furieux. Mais les réactions à celle-là ont été très intéressantes. Peut-être qu'elle n'a pas eu beaucoup de lecteurs. Un de ces jours, je vais la retirer d'un recueil d'Harlan Ellison et la mettre dans un des miens, et elle aura un public tout différent, et je verrai bien ce qui se passera. En fait, il m'est venu à l'idée qu'elle fait partie de tout un concept écologique. La planète où se passaient les événements que je racontais, toute sa culture étaient régis par un esprit écologique. J'y faisais allusion dans ma nouvelle, et c'était vraiment le sujet de mon histoire. Les rapports incestueux entre les individus, et leur effort pour, de cette façon, mettre au monde des individus plus valables, comme nous faisons une sélection dans là reproduction des chevaux de course, des porcs, etc. Ce n'était qu'une partie d'un concept écologique plus vaste. Il existe un autre cas où les idées étaient trop explosives pour les gens qui auraient dû les lire, l'un des plus beaux livres que j'aie ja­mais lus, un livre d'une conception magnifique. Il s'appelle Sirius.

Patrice Duvic : D'Olaf Stapledon ?
Théodore Sturgeon : Introuvable. J'ai oublié où j'en ai eu un exemplaire. On le réédite rarement... Regardez comme Andros s'endort sur mon dos. Vous voyez, quand j'emmène Andros dans un magasin ou ailleurs, il grimpe là-haut et s'endort. Ses mouvements sont parfaitement coordonnés, c'est un enfant remarquable. Son poids est parfaitement distribué, et il met sa bouche près de mon oreille, et il ronfle. On l'entend ronfler.

...Bon, nous étions en train de parler du choix d'un public, et des gens à qui on écrit. Ce qui importe, ce n'est pas ce qu'on écrit, mais à qui on écrit. Et une histoire qui réussit, c'est par son plus petit dénominateur commun. La chose qui frappe le plus de gens au plus profond, celle qui intéresse le plus de gens.

Dans l'idée de choisir son public, de choisir les gens à qui on écrit, il faut souvent être très prudent pour choisir l'idée, comme par exemple, dans cette histoire d'inceste ; il faut faire tout son possible pour que le lecteur soit si intéressé que, quand on commence à glisser l'idée en question, ça ne le rende pas fou furieux. Allons un pas plus loin : prenons le cas du critique qui fait un compte rendu de l'histoire ; il faut construire l'article de telle sorte que, quand le critique raconte le sujet au lecteur en puissance, il le fasse de telle façon que cela reste flou.

Patrice Duvic : Est-ce que c'est un de vos problèmes, en tant que critique ?
Théodore Sturgeon : Oui. Il m'arrive de faire des critiques très brèves, où je ne dis guère que : « C'est une histoire remarquable, et il faut absolument que vous la lisiez. &raqu

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