Actusf : Revenons sur vos tous débuts. Vous avez toujours voulu faire ce métier ?
Vincent Dutrait : En effet je dessine depuis... toujours. Ce n'est pas quelque chose qui m'est tombé sur la tête un beau matin. Je ne me rappelle pas avoir commencé. J'ai toujours aimé dessiner. Après une période super-héros (comme beaucoup j'imagine), Strange, Nova, Titan et autres comics, je me suis intéressé aux jeux de rôles. En débarquant chez un cousin qui jouait avec ses amis à L'Oeil Noir (souvenirs souvenirs). J'ai tout d'abord été fasciné par les illustrations. Puis, emballé par ces univers, je me suis jeté sur les "livres dont vous êtes le héros" (Loup Solitaire, Défis Fantastiques, Sorcellerie, etc...). Les illustrations me faisaient rêver et je n'avais qu'une envie c'était de faire la même chose.
J'ai un oncle céramiste qui fut professeur de dessin et qui m'a guidé dans mes débuts, aiguillé sur de nouvelles pistes et m'a fait découvrir de nouveaux horizons. J'ai eu la chance par la suite de rencontrer des personnes qui ont su m'orienter et m'aider dans mes choix, parfois à contre courant des modes et des à priori.
Actusf : Parlez nous des dessinateurs qui vous ont marqué. Sur votre site, vous évoquez Jean-Michel Nicollet et John Howe ? Qu'est-ce qui vous a touché dans leurs illustrations ? Y'a-t-il d'autres illustrateurs qui vous plaisent ?
Vincent Dutrait : J'admire les peintres américains du début du XXe siècle. Newell Convers Wyeth en particulier. Wyeth est l'un des illustrateurs les plus célébrés dans toute l'histoire de l'art. Ses peintures sont d'une richesse infinie et d'une puissance artistique impressionnante. Ses œuvres me fascinent. On peut dire que Wyeth était peintre-illustrateur, tout comme Howard Pyle, son maître et idole que j'apprécie aussi, ou encore Dean Cornwell, Frank Schoonover, Harvey Dun, Maxfield Parrish…
Je suis aussi très attiré par l'Art nouveau. Les œuvres d'Alfons Mucha ont considérablement enrichi mon imaginaire. Je suis émerveillé par son style si raffiné et la remarquable intégration de la nature dans ses peintures et dessins. Je me sers aussi souvent des ouvrages d'Andrew Loomis comme référence. Ses manuels me sont utiles pour me rafraîchir les idées ou préciser certaines choses oubliées.
La liste des peintres et illustrateurs ou dessinateurs de bande dessinée que j'affectionne est longue. Arthur Rackham, Edmund Dulac, John Howe, Jeffrey Jones, Joseph Clement Coll, James Gurney, Frazetta, Alan Lee pour l'illustration, François Boucq, Mathieu Lauffray, Cosey, Marc-Antoine Mathieu, Taniguchi, Otomo pour la bande dessinée, Miyazaki pour l'animation et tant d'autres ! Je passe beaucoup de temps sur Internet et dans les librairies à la recherche de nouveaux artistes, de nouveaux livres et recueils d'illustrations pour compléter ma bibliothèque.
A propos de Jean-Michel Nicollet, je me souviens d'un jour, encore étudiant à l'Ecole Emile Cohl, où j'étais pris de doutes face à la situation du milieu de l'illustration en France. Je pensais naïvement que peut-être je n'y avais pas ma place avec mes illustrations réalistes, fantastiques, la mode était à l'époque tournée vers des dessins plus " enfantins ", un traitement plus graphique et dépouillé. Je me suis adressé à Nicollet pour avoir son avis sur la question et savoir que faire. Sa réponse fut brève et implacable : " Fais ce que tu sais faire le mieux possible. " J'ai suivi son conseil éclairé, l'avenir me l'a prouvé. Après l'avoir eu comme professeur puis collègue à Emile Cohl nous sommes restés en contact et bons amis. Je lui dois beaucoup et n'oublierai jamais cet adage, parole de Maître !
Actusf : Que retenez-vous de votre passage à l'école Emile Cohl en tant qu'élève ? Est-ce important pour des jeunes qui voudraient faire ce métier de passer par ce type d'école ?
Vincent Dutrait : Je dois beaucoup à l'Ecole Emile Cohl, à ses enseignants. Je suis arrivé dans cette école, tout jeune, à peine sorti du bac. J'avais déjà un petit bagage de dessinateur amateur mais il a fallu tout remettre à plat, tout reprendre à zéro. Il faut savoir être très humble et j'ai passé trois années merveilleuses. J'absorbais comme une éponge. L'Ecole Emile Cohl m'a apporté un grand savoir et une technique qui m'a permis de développer mon univers.
A mon avis, dans une école comme Emile Cohl (et elles sont bien peu), on peut toucher à différents domaines, ce qui permet d'élargir ses compétences et surtout de pouvoir mieux cibler. Aussi on apprend en accéléré. Ce que j'ai appris en trois ans, j'aurais sûrement mis le double ailleurs et le triple tout seul… Je me suis retrouvé sur le marché du travail à 21 ans ! Toutes les clefs en main. Ensuite c'est à moi de travailler avec ces acquis pour façonner et tracer mon chemin. Et c'est loin d'être aisé.
Je suis souvent agacé en entendant ou lisant de ci de là qu'il " suffit de faire une école de dessin pour réussir ", je caricature bien sûr, mais bon… Certains pensent que de faire Emile Cohl (par exemple) sera LA solution pour être un bon illustrateur et réussir professionnellement. A Emile Cohl les enseignants, d'ailleurs tous des professionnels intervenants, ne sont pas là pour tenir le pinceau à notre place, ils sont là pour nous mettre sur le bon chemin et nous indiquer la marche à suivre. Ensuite c'est ce que l'on fait de cet enseignement qui est important. Je sors un peu du sujet mais actuellement je remarque que nous vivons dans des sociétés où le travail, le labeur a perdu de son mérite, tout est pré-mâché, tout va vite, on veut tout, tout de suite. Je trouve déjà miraculeux d'avoir la possibilité de recevoir un enseignement de cette qualité en si peu de temps. Certains oublient que l'apprentissage d'un métier manuel est un travail long et difficile. Combien de fois en étant professeur à Emile Cohl j'ai entendu " c'est trop de travail, trop difficile ". Un jeune illustrateur a besoin d'être guidé techniquement, mais il doit aussi et surtout développer lui-même sa technique, un univers qui lui est propre. Je pense que le passage dans une école comme Emile Cohl peut être capital et déterminant pour quelqu'un qui a réellement l'envie et la passion du dessin. Mais il faut aussi y mettre du sien. L'illustration est un métier très personnel, intime et introspectif, où l'émotion tient une place importante. Une grande réflexion sur soi-même est nécessaire. C'est un métier difficile, qui exige de l'effort, de la passion, de la volonté et du travail, beaucoup de travail…
Actusf : Vous y êtes retourné en tant que professeur de bande dessinée. Etait-ce une expérience enrichissante pour vous ?
Vincent Dutrait : J'ai été professeur d'initiation à la bande dessinée pendant 4 ans. J'ai enseigné aux étudiants les bases de la narration, du cadrage, de la composition, etc. Nous avons aussi abordé l'illustration, le cinéma. Ce fut une expérience extrêmement enrichissante ! Le contact des élèves fut très intéressant, passionnant et souvent difficile. Le travail d'analyse et de réflexion que je faisais seul devant ma planche à dessin, je devais le répéter, le refaire toute la journée, confronté à chacun des travaux d'étudiants. Il faut arriver à être juste, objectif, constructif en guidant l'élève sur la bonne voie. On forme aussi les étudiants à répondre à une commande, à travailler avec des contraintes de format, de nombres de cases, etc. J'ai parfois été surpris, voire déçu par les réactions et la naïveté de certains face à l'ampleur de la tâche. En début d'année, beaucoup sourient quand je leur annonce qu'ils devront faire une planche de BD de quatre cases pendant tout le trimestre, et en noir et blanc. " Facile " me disent-ils. Ils imaginent qu'on prend le crayon, la feuille blanche et hop le tour est joué… Plus le temps passe et plus ils découvrent un métier, un savoir, une passion et une difficulté grandissante. Le mythe tombe et généralement ils finissent le trimestre harassés, finalement très fiers de tenir dans les mains une petite planche de quatre petites cases. Mais finalisées, réfléchies, construites, travaillées. Et les progrès sont fulgurants !
Actusf : Votre premier contrat date de 1997. Comment cela s'est-il passé et quels souvenirs en gardez vous ?
Vincent Dutrait : En octobre 1997 pour me féliciter de mon diplôme reçu à Emile Cohl, soit trois mois après ma sortie, mon père (en voyage d'affaires) m'invite à l'accompagner à Taiwan pour une petite dizaine de jours. Il se trouve qu'à Taipei, capitale de Taiwan, réside l'un des plus grands éditeurs de livres pour enfants, Grimm Press. En sillonnant les salons du livre jeunesse j'avais souvent remarqué leur stand et leurs livres de très grande qualité. D'ailleurs évoquer le nom de Grimm Press fait rêver et tourner bien des têtes dans les écoles d'illustration. Profitant du séjour je me suis dit que j'allais leur demander un rendez-vous, tout simplement, pour avoir leur avis sur mon travail. Très sincèrement je n'imaginais pas une seconde travailler avec eux. Avant mon départ j'avais préparé mon book, mon tout premier, tout frais de mes illustrations diplôme Emile Cohl. Le rendez-vous n'a pas duré 15 minutes. Le directeur de Grimm Press a regardé mon book rapidement, l'a claqué en le fermant et me dit " On fait affaire. Revenez nous voir dans quelques jours. " Mon père et moi avons attendu d'avoir passé le coin de la rue pour bondir de joie. Second rendez-vous, un contrat m'attend sur la table, puis invitation dans un grand restaurant chic de Taipei. Et c'était parti pour mon premier contrat et pour ma première collaboration avec Grimm Press. J'ai donc illustré Le tour du monde en 80 jours, un travail conséquent, une cinquantaine d'illustrations couleur. Depuis j'ai travaillé à plusieurs reprises avec eux, un second album, des illustrations dans des ouvrages collectifs. Ils m'ont permis de démarrer dans des conditions idéales et de faire mes armes dans l'illustration.
Actusf : Quelles techniques utilisez-vous pour faire des illustrations ?
Vincent Dutrait : J'utilise des techniques mixtes et variées mais le plus souvent l'acrylique. Pendant mes études à l'Ecole Emile Cohl, j'ai abordé et testé différentes techniques : crayons, encres, aquarelle, gouache… Chacune de ces techniques a ses qualités, particularités et défauts. L'acrylique est extrêmement polyvalente. Je la travaille de différentes manières : très opaque, en glacis, avec beaucoup d'eau ou pure, peu diluée. On trouve de l'acrylique de très bonne qualité à laquelle j'associe toute une quantité de médiums pour créer des transparences, ralentir le séchage, accentuer l'empâtement, créer des textures... Un autre avantage de l'acrylique est qu'elle sèche très rapidement et cela me permet de superposer les couches et retoucher sans souci mon travail. En revanche je dois travailler rapidement, car il y a une impossibilité, contrairement à l'huile, de retravailler sur le support : l'acrylique, une fois sèche, devient une forme de plastique. L'acrylique me permet de mélanger les techniques, il m'arrive souvent de coller, travailler sur l'acrylique avec des encres, des crayons, je peux gratter, frotter, salir la peinture…
Actusf : Dans quelle ambiance travaillez-vous ?
Vincent Dutrait : J'ai besoin d'un lieu clair, aéré, lumineux pour travailler dans de bonnes conditions. Je travaille le plus souvent possible à la lumière du jour pour conserver mes couleurs justes. J'aime bien écouter de la musique mais le plus souvent je regarde des films ou des documentaires en travaillant. Je n'ai pas de problème pour me concentrer sur mon dessin et suivre autre chose en même temps et si le film ou le documentaire en question retient suffisamment mon attention pour me faire décrocher de mon dessin, je le mets de côté pour le regarder tranquillement plus tard…
Actusf : Comment réalisez vous une illustration pour un roman ? Le lisez vous ? En discutez vous avec l'auteur ou l'éditeur ?
Vincent Dutrait : Bien entendu je préfère lire le livre pour m'imprégner de l'histoire, des personnages et rendre au mieux l'ambiance et les caractères des protagonistes. Mais parfois par manque de temps, dans l'urgence, l'éditeur me fournit des résumés des passages les plus remarquables qui pourraient faire une belle illustration et toutes les descriptions des personnages tirées du texte. J'ai très rarement des contacts directs avec les auteurs, ou sinon à la fin du travail pour de chaleureux remerciements. Je travaille donc le plus souvent directement avec l'éditeur. N'ayant pas toujours une vue d'ensemble de la collection dans laquelle le livre va s'inscrire, son aide est importante pour m'aider, me guider pour faire les illustrations, que ce soit de couverture ou intérieures pour éviter d'avoir à refaire des crayonnés inutilement. Je propose souvent une ou deux idées, un ou deux crayonnés et nous en discutons avec l'éditeur afin de choisir la piste la plus efficace. Les éditeurs ont souvent une ligne éditoriale à suivre pour chaque collection et les collaborations se passent généralement très bien comme cela.
Actusf : Vous travaillez beaucoup pour la littérature jeunesse. Faites-vous une différence lorsque vous faites une illustration pour les adolescents et pour les adultes ? (dans les thèmes par exemple).
Vincent Dutrait : J'utilise toujours la même technique, que ce soit pour les enfants ou les adultes. J'illustre, tout simplement. Je ne me dis jamais que je vais dessiner plus " simplement " ou " naïvement " parce que tel ou tel livre s'adresse aux enfants ou ados. Je dessine ce que je lis, ce que je ressens, ce que je vois et imagine, ma technique ne change pas, j'utilise les mêmes couleurs. En fait je ne fais pas de différence moi-même, elle se fait par le contenu du livre à illustrer, je m'adapte. En ce moment j'illustre Le Comte de Monte-Cristo pour un éditeur coréen, le livre sera publié en résumé dans une collection pour les 10-13 ans. L'histoire est dure, adulte et je traite les illustrations de cette manière, sans concession.
Actusf : Vous oeuvrez pas mal dans les genres de l'imaginaire. Le fantastique, la fantasy, la Science-fiction. Est-ce par goût personnel ? Et si oui pourquoi ? Quels sont les auteurs que vous aimez lire ?
Vincent Dutrait : Depuis mon tout jeune âge je suis fasciné par le fantastique et l'étrange. Que ce soit en dessin animé, en bande dessinée, au cinéma ou en littérature. Comme bon nombre d'adolescents, j'ai commencé par lire les romans de Stephen King ou Dean R. Koontz, puis avec le temps je me suis intéressé à des auteurs plus classiques comme Lovecraft, Matheson et, le plus intéressant à mes yeux, celui qui m'a le plus influencé et inspiré, William Hope Hodgson. L'art du fantastique s'appuie sur le pouvoir de la suggestion et repose sur l'imaginaire du lecteur. Mon but, quand je réalise des illustrations, est de communiquer avec le lecteur, je veux lui faire partager ma vision du monde et mon univers. J'essaie toujours de réaliser des images ouvertes où le lecteur pourra entrer facilement. Je trouve que dans le monde de la fantasy actuellement, il y a trop d'œuvres hermétiques pour le lecteur ordinaire ou trop d'œuvres nombrilistes où l'auteur n'a cherché que son propre plaisir. Même si quelqu'un n'est pas familier avec le fantastique et les univers étranges, je souhaite qu'il puisse pénétrer dans mes illustrations et ressentir de nouvelles choses. Je veux titiller son imaginaire et éveiller sa curiosité. Je fais aussi volontairement des compositions simples : un personnage sur un décor. Je ne surcharge pas l'image, pour clarifier la lecture. L'illustration doit pouvoir être comprise au premier regard par le lecteur et lui paraître familière même si le sujet sort de l'ordinaire. D'ailleurs, au premier abord, on pourrait croire que certaines de ces illustrations sont destinées à des livres historiques. Mais la curiosité du lecteur est déjà stimulée par certains anachronismes ou des mélanges un peu curieux. Ensuite je glisse des détails qui vont faire basculer l'illustration dans le mystère, l'étrange. Et c'est là que la magie opère. Par exemple, des pierres lumineuses en suspension, un vol d'oiseaux bizarres ou encore un tigre bleu.
Actusf : Y'a-t-il des auteurs ou des livres pour qui vous aimeriez faire une couverture ? Lesquels et pourquoi ?
Vincent Dutrait : William Hope Hogdson sans hésitation. En lisant ses œuvres, La maison au bord du monde, Les pirates fantômes, Le pays de la nuit, j'ai pu me faire ma propre vision du fantastique. Et comme William Hope Hodgson, je préfère rester au bord des abîmes et regarder ce qui se passe en bas, sans plonger dedans... Lorsqu'un personnage de Hodgson se trouve confronté à une créature étrange, il ne la décrit pas, il écrit qu'elle est " horrible " ou " répugnante " sans entrer dans les détails, alors que d'autres auteurs n'hésiteraient pas à développer les descriptions en nous imposant leur vision de la créature, ses membres tordus, la bave qui pend à ses lèvres, ses yeux injectés de sang. A mon avis c'est beaucoup plus fort de ne pas décrire en détail ce que l'on voit. Une toute petite indication, un mot, dire simplement qu'une chose est " horrible " fait terriblement travailler notre imagination. Nous nous faisons chacun notre propre vision de la chose et ce que l'on va inventer sera cent fois plus repoussant que toutes les descriptions possibles. Nous vivons à une époque où, grâce (ou à cause) à la magie des effets spéciaux aux avancées de la technologie et des images numériques, on se laisse prendre par l'envie de tout montrer, de tout donner au lecteur, au spectateur. Tout simplement parce qu'on a les moyens de le faire. Ma démarche va à contre-courant, mes illustrations suggèrent plus qu'elles ne montrent. Je ne dévoile que ce qui est nécessaire à la bonne lisibilité de l'image et je cache volontairement les clefs des mondes que je peins. Le lecteur doit participer à une illustration, je souhaite qu'il se questionne face à mes créations. Comment est-ce possible ? Pourquoi ce personnage est-il là ? Que se passe-t-il vraiment ? Souvent, on me demande pourquoi j'ai dessiné tel ou tel décor, pourquoi ce personnage nous regarde de cette manière ou encore pourquoi cet animal a des couleurs si étranges. Naturellement j'ai un début de réponse et ma propre vision de la scène, mais je ne dirai rien, je préfère laisser tourner les imaginations et laisser le charme agir…
Actusf : Vous êtes installé en Corée du Sud et le magazine Chinois Fantasy Magazine vous a consacré un dossier. Le monde de l'illustration asiatique est-il différent du nôtre et est-ce que vous vous y sentez bien ?
Vincent Dutrait : Depuis un peu plus d'un an maintenant j'habite à Séoul, au nord de la ville immense, au pied des montagnes, en compagnie de mon épouse. La vie coréenne me convient tout à fait et l'excellence de la gastronomie contribue amplement à mon épanouissement ! Je suis comme un poisson dans l'eau.
Je travaille beaucoup et principalement avec les éditeurs français. Nous sommes restés en contact sans problème. Il a fallu adapter nos habitudes à la distance grâce à Internet et aux transporteurs express internationaux comme DHL. Tout va pour le mieux. En plus je commence à poser mes premières pierres dans l'édition coréenne. Le marché de l'illustration est ici monstrueux, les librairies déjà immenses sont pleines à craquer. Depuis une bonne dizaine d'années les éditeurs coréens ont acheté les catalogues des maisons d'éditions européennes. Maintenant le vent tourne et les éditeurs coréens commencent à produire leurs propres livres. Le marché est en pleine expansion, une sorte d'Eldorado. J'arrive au bon moment…
Je travaille avec plusieurs éditeurs coréens et dans l'ensemble cela se passe plutôt bien même s'il y a parfois des accrochages. La société coréenne va très vite, se développe à une vitesse vertigineuse. De ce fait les éditeurs ne fonctionnent pas tout à fait de la même manière que les éditeurs français et aussi ils n'ont pas les mêmes traditions familiales de l'édition française. Ce sont de jeunes entreprises dures où rentabilité et rapidité sont maîtres mots. Et certains oublient un peu vite qu'ils ont autant besoin de moi pour illustrer leurs livres, que moi de eux pour être publié. Nous ne sommes pas dans une relation d'entreprise, de patron à employé mais dans une relation de collaboration, de partenariat, d'échange. Etant donné que j'ai déjà ma carrière en France et n'ayant rien à perdre en Corée, je ne me laisse pas marcher sur les pieds pour être toujours satisfait de mon travail et le faire dans de bonnes conditions. J'ai une chance inouïe de vivre cette aventure enrichissante au possible. Je découvre un nouveau monde, une autre culture et en plus je peux développer mon travail en découvrant de nouvelles pistes.
Actusf : Quels sont vos projets ? Je me suis laissé dire qu'il y avait une BD en préparation ?
Vincent Dutrait : J'ai plusieurs projets sur le feu. Je viens de terminer le deuxième tome de l'Encyclopédie du fantastique et de l'étrange pour Casterman, le livre sort à l'automne. Et toujours chez Casterman mais cette fois-ci du côté BD je démarre un album au titre provisoire Le peuple du maïs. Un album de 64 pages, une aventure au Mexique, de nos jours, aux frontières du fantastique, de l'irréel… Je ne peux pas trop en dire plus pour l'instant mais je donnerai des infos (au compte-gouttes !) sur mon site. Je suis ravi par cette expérience, je vais enfin pouvoir me frotter à la BD et travailler avec un scénariste, Marc Voline. Travailler à deux est formidable, échanger, confronter ses points de vue. C'est la première fois que je travaille de cette manière, avec une autre personne et je découvre encore une autre facette du métier. Rendez-vous début 2006 pour la parution.
Cela fait maintenant sept ans que je pratique ce métier. Aujourd'hui, j'estime avoir seulement posé les bases de mon univers. Je continue à chercher, à étudier, ma soif d'apprendre ne s'est pas épuisée. Ma curiosité et ma passion sont toujours en éveil et, à chaque nouvelle collaboration, à chaque nouvelle expérience, mon plaisir est intact, sans cesse renouvelé.
Vincent Dutrait : En effet je dessine depuis... toujours. Ce n'est pas quelque chose qui m'est tombé sur la tête un beau matin. Je ne me rappelle pas avoir commencé. J'ai toujours aimé dessiner. Après une période super-héros (comme beaucoup j'imagine), Strange, Nova, Titan et autres comics, je me suis intéressé aux jeux de rôles. En débarquant chez un cousin qui jouait avec ses amis à L'Oeil Noir (souvenirs souvenirs). J'ai tout d'abord été fasciné par les illustrations. Puis, emballé par ces univers, je me suis jeté sur les "livres dont vous êtes le héros" (Loup Solitaire, Défis Fantastiques, Sorcellerie, etc...). Les illustrations me faisaient rêver et je n'avais qu'une envie c'était de faire la même chose.
J'ai un oncle céramiste qui fut professeur de dessin et qui m'a guidé dans mes débuts, aiguillé sur de nouvelles pistes et m'a fait découvrir de nouveaux horizons. J'ai eu la chance par la suite de rencontrer des personnes qui ont su m'orienter et m'aider dans mes choix, parfois à contre courant des modes et des à priori.
Actusf : Parlez nous des dessinateurs qui vous ont marqué. Sur votre site, vous évoquez Jean-Michel Nicollet et John Howe ? Qu'est-ce qui vous a touché dans leurs illustrations ? Y'a-t-il d'autres illustrateurs qui vous plaisent ?
Vincent Dutrait : J'admire les peintres américains du début du XXe siècle. Newell Convers Wyeth en particulier. Wyeth est l'un des illustrateurs les plus célébrés dans toute l'histoire de l'art. Ses peintures sont d'une richesse infinie et d'une puissance artistique impressionnante. Ses œuvres me fascinent. On peut dire que Wyeth était peintre-illustrateur, tout comme Howard Pyle, son maître et idole que j'apprécie aussi, ou encore Dean Cornwell, Frank Schoonover, Harvey Dun, Maxfield Parrish…
Je suis aussi très attiré par l'Art nouveau. Les œuvres d'Alfons Mucha ont considérablement enrichi mon imaginaire. Je suis émerveillé par son style si raffiné et la remarquable intégration de la nature dans ses peintures et dessins. Je me sers aussi souvent des ouvrages d'Andrew Loomis comme référence. Ses manuels me sont utiles pour me rafraîchir les idées ou préciser certaines choses oubliées.
La liste des peintres et illustrateurs ou dessinateurs de bande dessinée que j'affectionne est longue. Arthur Rackham, Edmund Dulac, John Howe, Jeffrey Jones, Joseph Clement Coll, James Gurney, Frazetta, Alan Lee pour l'illustration, François Boucq, Mathieu Lauffray, Cosey, Marc-Antoine Mathieu, Taniguchi, Otomo pour la bande dessinée, Miyazaki pour l'animation et tant d'autres ! Je passe beaucoup de temps sur Internet et dans les librairies à la recherche de nouveaux artistes, de nouveaux livres et recueils d'illustrations pour compléter ma bibliothèque.
A propos de Jean-Michel Nicollet, je me souviens d'un jour, encore étudiant à l'Ecole Emile Cohl, où j'étais pris de doutes face à la situation du milieu de l'illustration en France. Je pensais naïvement que peut-être je n'y avais pas ma place avec mes illustrations réalistes, fantastiques, la mode était à l'époque tournée vers des dessins plus " enfantins ", un traitement plus graphique et dépouillé. Je me suis adressé à Nicollet pour avoir son avis sur la question et savoir que faire. Sa réponse fut brève et implacable : " Fais ce que tu sais faire le mieux possible. " J'ai suivi son conseil éclairé, l'avenir me l'a prouvé. Après l'avoir eu comme professeur puis collègue à Emile Cohl nous sommes restés en contact et bons amis. Je lui dois beaucoup et n'oublierai jamais cet adage, parole de Maître !
Actusf : Que retenez-vous de votre passage à l'école Emile Cohl en tant qu'élève ? Est-ce important pour des jeunes qui voudraient faire ce métier de passer par ce type d'école ?
Vincent Dutrait : Je dois beaucoup à l'Ecole Emile Cohl, à ses enseignants. Je suis arrivé dans cette école, tout jeune, à peine sorti du bac. J'avais déjà un petit bagage de dessinateur amateur mais il a fallu tout remettre à plat, tout reprendre à zéro. Il faut savoir être très humble et j'ai passé trois années merveilleuses. J'absorbais comme une éponge. L'Ecole Emile Cohl m'a apporté un grand savoir et une technique qui m'a permis de développer mon univers.
A mon avis, dans une école comme Emile Cohl (et elles sont bien peu), on peut toucher à différents domaines, ce qui permet d'élargir ses compétences et surtout de pouvoir mieux cibler. Aussi on apprend en accéléré. Ce que j'ai appris en trois ans, j'aurais sûrement mis le double ailleurs et le triple tout seul… Je me suis retrouvé sur le marché du travail à 21 ans ! Toutes les clefs en main. Ensuite c'est à moi de travailler avec ces acquis pour façonner et tracer mon chemin. Et c'est loin d'être aisé.
Je suis souvent agacé en entendant ou lisant de ci de là qu'il " suffit de faire une école de dessin pour réussir ", je caricature bien sûr, mais bon… Certains pensent que de faire Emile Cohl (par exemple) sera LA solution pour être un bon illustrateur et réussir professionnellement. A Emile Cohl les enseignants, d'ailleurs tous des professionnels intervenants, ne sont pas là pour tenir le pinceau à notre place, ils sont là pour nous mettre sur le bon chemin et nous indiquer la marche à suivre. Ensuite c'est ce que l'on fait de cet enseignement qui est important. Je sors un peu du sujet mais actuellement je remarque que nous vivons dans des sociétés où le travail, le labeur a perdu de son mérite, tout est pré-mâché, tout va vite, on veut tout, tout de suite. Je trouve déjà miraculeux d'avoir la possibilité de recevoir un enseignement de cette qualité en si peu de temps. Certains oublient que l'apprentissage d'un métier manuel est un travail long et difficile. Combien de fois en étant professeur à Emile Cohl j'ai entendu " c'est trop de travail, trop difficile ". Un jeune illustrateur a besoin d'être guidé techniquement, mais il doit aussi et surtout développer lui-même sa technique, un univers qui lui est propre. Je pense que le passage dans une école comme Emile Cohl peut être capital et déterminant pour quelqu'un qui a réellement l'envie et la passion du dessin. Mais il faut aussi y mettre du sien. L'illustration est un métier très personnel, intime et introspectif, où l'émotion tient une place importante. Une grande réflexion sur soi-même est nécessaire. C'est un métier difficile, qui exige de l'effort, de la passion, de la volonté et du travail, beaucoup de travail…
Actusf : Vous y êtes retourné en tant que professeur de bande dessinée. Etait-ce une expérience enrichissante pour vous ?
Vincent Dutrait : J'ai été professeur d'initiation à la bande dessinée pendant 4 ans. J'ai enseigné aux étudiants les bases de la narration, du cadrage, de la composition, etc. Nous avons aussi abordé l'illustration, le cinéma. Ce fut une expérience extrêmement enrichissante ! Le contact des élèves fut très intéressant, passionnant et souvent difficile. Le travail d'analyse et de réflexion que je faisais seul devant ma planche à dessin, je devais le répéter, le refaire toute la journée, confronté à chacun des travaux d'étudiants. Il faut arriver à être juste, objectif, constructif en guidant l'élève sur la bonne voie. On forme aussi les étudiants à répondre à une commande, à travailler avec des contraintes de format, de nombres de cases, etc. J'ai parfois été surpris, voire déçu par les réactions et la naïveté de certains face à l'ampleur de la tâche. En début d'année, beaucoup sourient quand je leur annonce qu'ils devront faire une planche de BD de quatre cases pendant tout le trimestre, et en noir et blanc. " Facile " me disent-ils. Ils imaginent qu'on prend le crayon, la feuille blanche et hop le tour est joué… Plus le temps passe et plus ils découvrent un métier, un savoir, une passion et une difficulté grandissante. Le mythe tombe et généralement ils finissent le trimestre harassés, finalement très fiers de tenir dans les mains une petite planche de quatre petites cases. Mais finalisées, réfléchies, construites, travaillées. Et les progrès sont fulgurants !
Actusf : Votre premier contrat date de 1997. Comment cela s'est-il passé et quels souvenirs en gardez vous ?
Vincent Dutrait : En octobre 1997 pour me féliciter de mon diplôme reçu à Emile Cohl, soit trois mois après ma sortie, mon père (en voyage d'affaires) m'invite à l'accompagner à Taiwan pour une petite dizaine de jours. Il se trouve qu'à Taipei, capitale de Taiwan, réside l'un des plus grands éditeurs de livres pour enfants, Grimm Press. En sillonnant les salons du livre jeunesse j'avais souvent remarqué leur stand et leurs livres de très grande qualité. D'ailleurs évoquer le nom de Grimm Press fait rêver et tourner bien des têtes dans les écoles d'illustration. Profitant du séjour je me suis dit que j'allais leur demander un rendez-vous, tout simplement, pour avoir leur avis sur mon travail. Très sincèrement je n'imaginais pas une seconde travailler avec eux. Avant mon départ j'avais préparé mon book, mon tout premier, tout frais de mes illustrations diplôme Emile Cohl. Le rendez-vous n'a pas duré 15 minutes. Le directeur de Grimm Press a regardé mon book rapidement, l'a claqué en le fermant et me dit " On fait affaire. Revenez nous voir dans quelques jours. " Mon père et moi avons attendu d'avoir passé le coin de la rue pour bondir de joie. Second rendez-vous, un contrat m'attend sur la table, puis invitation dans un grand restaurant chic de Taipei. Et c'était parti pour mon premier contrat et pour ma première collaboration avec Grimm Press. J'ai donc illustré Le tour du monde en 80 jours, un travail conséquent, une cinquantaine d'illustrations couleur. Depuis j'ai travaillé à plusieurs reprises avec eux, un second album, des illustrations dans des ouvrages collectifs. Ils m'ont permis de démarrer dans des conditions idéales et de faire mes armes dans l'illustration.
Actusf : Quelles techniques utilisez-vous pour faire des illustrations ?
Vincent Dutrait : J'utilise des techniques mixtes et variées mais le plus souvent l'acrylique. Pendant mes études à l'Ecole Emile Cohl, j'ai abordé et testé différentes techniques : crayons, encres, aquarelle, gouache… Chacune de ces techniques a ses qualités, particularités et défauts. L'acrylique est extrêmement polyvalente. Je la travaille de différentes manières : très opaque, en glacis, avec beaucoup d'eau ou pure, peu diluée. On trouve de l'acrylique de très bonne qualité à laquelle j'associe toute une quantité de médiums pour créer des transparences, ralentir le séchage, accentuer l'empâtement, créer des textures... Un autre avantage de l'acrylique est qu'elle sèche très rapidement et cela me permet de superposer les couches et retoucher sans souci mon travail. En revanche je dois travailler rapidement, car il y a une impossibilité, contrairement à l'huile, de retravailler sur le support : l'acrylique, une fois sèche, devient une forme de plastique. L'acrylique me permet de mélanger les techniques, il m'arrive souvent de coller, travailler sur l'acrylique avec des encres, des crayons, je peux gratter, frotter, salir la peinture…
Actusf : Dans quelle ambiance travaillez-vous ?
Vincent Dutrait : J'ai besoin d'un lieu clair, aéré, lumineux pour travailler dans de bonnes conditions. Je travaille le plus souvent possible à la lumière du jour pour conserver mes couleurs justes. J'aime bien écouter de la musique mais le plus souvent je regarde des films ou des documentaires en travaillant. Je n'ai pas de problème pour me concentrer sur mon dessin et suivre autre chose en même temps et si le film ou le documentaire en question retient suffisamment mon attention pour me faire décrocher de mon dessin, je le mets de côté pour le regarder tranquillement plus tard…
Actusf : Comment réalisez vous une illustration pour un roman ? Le lisez vous ? En discutez vous avec l'auteur ou l'éditeur ?
Vincent Dutrait : Bien entendu je préfère lire le livre pour m'imprégner de l'histoire, des personnages et rendre au mieux l'ambiance et les caractères des protagonistes. Mais parfois par manque de temps, dans l'urgence, l'éditeur me fournit des résumés des passages les plus remarquables qui pourraient faire une belle illustration et toutes les descriptions des personnages tirées du texte. J'ai très rarement des contacts directs avec les auteurs, ou sinon à la fin du travail pour de chaleureux remerciements. Je travaille donc le plus souvent directement avec l'éditeur. N'ayant pas toujours une vue d'ensemble de la collection dans laquelle le livre va s'inscrire, son aide est importante pour m'aider, me guider pour faire les illustrations, que ce soit de couverture ou intérieures pour éviter d'avoir à refaire des crayonnés inutilement. Je propose souvent une ou deux idées, un ou deux crayonnés et nous en discutons avec l'éditeur afin de choisir la piste la plus efficace. Les éditeurs ont souvent une ligne éditoriale à suivre pour chaque collection et les collaborations se passent généralement très bien comme cela.
Actusf : Vous travaillez beaucoup pour la littérature jeunesse. Faites-vous une différence lorsque vous faites une illustration pour les adolescents et pour les adultes ? (dans les thèmes par exemple).
Vincent Dutrait : J'utilise toujours la même technique, que ce soit pour les enfants ou les adultes. J'illustre, tout simplement. Je ne me dis jamais que je vais dessiner plus " simplement " ou " naïvement " parce que tel ou tel livre s'adresse aux enfants ou ados. Je dessine ce que je lis, ce que je ressens, ce que je vois et imagine, ma technique ne change pas, j'utilise les mêmes couleurs. En fait je ne fais pas de différence moi-même, elle se fait par le contenu du livre à illustrer, je m'adapte. En ce moment j'illustre Le Comte de Monte-Cristo pour un éditeur coréen, le livre sera publié en résumé dans une collection pour les 10-13 ans. L'histoire est dure, adulte et je traite les illustrations de cette manière, sans concession.
Actusf : Vous oeuvrez pas mal dans les genres de l'imaginaire. Le fantastique, la fantasy, la Science-fiction. Est-ce par goût personnel ? Et si oui pourquoi ? Quels sont les auteurs que vous aimez lire ?
Vincent Dutrait : Depuis mon tout jeune âge je suis fasciné par le fantastique et l'étrange. Que ce soit en dessin animé, en bande dessinée, au cinéma ou en littérature. Comme bon nombre d'adolescents, j'ai commencé par lire les romans de Stephen King ou Dean R. Koontz, puis avec le temps je me suis intéressé à des auteurs plus classiques comme Lovecraft, Matheson et, le plus intéressant à mes yeux, celui qui m'a le plus influencé et inspiré, William Hope Hodgson. L'art du fantastique s'appuie sur le pouvoir de la suggestion et repose sur l'imaginaire du lecteur. Mon but, quand je réalise des illustrations, est de communiquer avec le lecteur, je veux lui faire partager ma vision du monde et mon univers. J'essaie toujours de réaliser des images ouvertes où le lecteur pourra entrer facilement. Je trouve que dans le monde de la fantasy actuellement, il y a trop d'œuvres hermétiques pour le lecteur ordinaire ou trop d'œuvres nombrilistes où l'auteur n'a cherché que son propre plaisir. Même si quelqu'un n'est pas familier avec le fantastique et les univers étranges, je souhaite qu'il puisse pénétrer dans mes illustrations et ressentir de nouvelles choses. Je veux titiller son imaginaire et éveiller sa curiosité. Je fais aussi volontairement des compositions simples : un personnage sur un décor. Je ne surcharge pas l'image, pour clarifier la lecture. L'illustration doit pouvoir être comprise au premier regard par le lecteur et lui paraître familière même si le sujet sort de l'ordinaire. D'ailleurs, au premier abord, on pourrait croire que certaines de ces illustrations sont destinées à des livres historiques. Mais la curiosité du lecteur est déjà stimulée par certains anachronismes ou des mélanges un peu curieux. Ensuite je glisse des détails qui vont faire basculer l'illustration dans le mystère, l'étrange. Et c'est là que la magie opère. Par exemple, des pierres lumineuses en suspension, un vol d'oiseaux bizarres ou encore un tigre bleu.
Actusf : Y'a-t-il des auteurs ou des livres pour qui vous aimeriez faire une couverture ? Lesquels et pourquoi ?
Vincent Dutrait : William Hope Hogdson sans hésitation. En lisant ses œuvres, La maison au bord du monde, Les pirates fantômes, Le pays de la nuit, j'ai pu me faire ma propre vision du fantastique. Et comme William Hope Hodgson, je préfère rester au bord des abîmes et regarder ce qui se passe en bas, sans plonger dedans... Lorsqu'un personnage de Hodgson se trouve confronté à une créature étrange, il ne la décrit pas, il écrit qu'elle est " horrible " ou " répugnante " sans entrer dans les détails, alors que d'autres auteurs n'hésiteraient pas à développer les descriptions en nous imposant leur vision de la créature, ses membres tordus, la bave qui pend à ses lèvres, ses yeux injectés de sang. A mon avis c'est beaucoup plus fort de ne pas décrire en détail ce que l'on voit. Une toute petite indication, un mot, dire simplement qu'une chose est " horrible " fait terriblement travailler notre imagination. Nous nous faisons chacun notre propre vision de la chose et ce que l'on va inventer sera cent fois plus repoussant que toutes les descriptions possibles. Nous vivons à une époque où, grâce (ou à cause) à la magie des effets spéciaux aux avancées de la technologie et des images numériques, on se laisse prendre par l'envie de tout montrer, de tout donner au lecteur, au spectateur. Tout simplement parce qu'on a les moyens de le faire. Ma démarche va à contre-courant, mes illustrations suggèrent plus qu'elles ne montrent. Je ne dévoile que ce qui est nécessaire à la bonne lisibilité de l'image et je cache volontairement les clefs des mondes que je peins. Le lecteur doit participer à une illustration, je souhaite qu'il se questionne face à mes créations. Comment est-ce possible ? Pourquoi ce personnage est-il là ? Que se passe-t-il vraiment ? Souvent, on me demande pourquoi j'ai dessiné tel ou tel décor, pourquoi ce personnage nous regarde de cette manière ou encore pourquoi cet animal a des couleurs si étranges. Naturellement j'ai un début de réponse et ma propre vision de la scène, mais je ne dirai rien, je préfère laisser tourner les imaginations et laisser le charme agir…
Actusf : Vous êtes installé en Corée du Sud et le magazine Chinois Fantasy Magazine vous a consacré un dossier. Le monde de l'illustration asiatique est-il différent du nôtre et est-ce que vous vous y sentez bien ?
Vincent Dutrait : Depuis un peu plus d'un an maintenant j'habite à Séoul, au nord de la ville immense, au pied des montagnes, en compagnie de mon épouse. La vie coréenne me convient tout à fait et l'excellence de la gastronomie contribue amplement à mon épanouissement ! Je suis comme un poisson dans l'eau.
Je travaille beaucoup et principalement avec les éditeurs français. Nous sommes restés en contact sans problème. Il a fallu adapter nos habitudes à la distance grâce à Internet et aux transporteurs express internationaux comme DHL. Tout va pour le mieux. En plus je commence à poser mes premières pierres dans l'édition coréenne. Le marché de l'illustration est ici monstrueux, les librairies déjà immenses sont pleines à craquer. Depuis une bonne dizaine d'années les éditeurs coréens ont acheté les catalogues des maisons d'éditions européennes. Maintenant le vent tourne et les éditeurs coréens commencent à produire leurs propres livres. Le marché est en pleine expansion, une sorte d'Eldorado. J'arrive au bon moment…
Je travaille avec plusieurs éditeurs coréens et dans l'ensemble cela se passe plutôt bien même s'il y a parfois des accrochages. La société coréenne va très vite, se développe à une vitesse vertigineuse. De ce fait les éditeurs ne fonctionnent pas tout à fait de la même manière que les éditeurs français et aussi ils n'ont pas les mêmes traditions familiales de l'édition française. Ce sont de jeunes entreprises dures où rentabilité et rapidité sont maîtres mots. Et certains oublient un peu vite qu'ils ont autant besoin de moi pour illustrer leurs livres, que moi de eux pour être publié. Nous ne sommes pas dans une relation d'entreprise, de patron à employé mais dans une relation de collaboration, de partenariat, d'échange. Etant donné que j'ai déjà ma carrière en France et n'ayant rien à perdre en Corée, je ne me laisse pas marcher sur les pieds pour être toujours satisfait de mon travail et le faire dans de bonnes conditions. J'ai une chance inouïe de vivre cette aventure enrichissante au possible. Je découvre un nouveau monde, une autre culture et en plus je peux développer mon travail en découvrant de nouvelles pistes.
Actusf : Quels sont vos projets ? Je me suis laissé dire qu'il y avait une BD en préparation ?
Vincent Dutrait : J'ai plusieurs projets sur le feu. Je viens de terminer le deuxième tome de l'Encyclopédie du fantastique et de l'étrange pour Casterman, le livre sort à l'automne. Et toujours chez Casterman mais cette fois-ci du côté BD je démarre un album au titre provisoire Le peuple du maïs. Un album de 64 pages, une aventure au Mexique, de nos jours, aux frontières du fantastique, de l'irréel… Je ne peux pas trop en dire plus pour l'instant mais je donnerai des infos (au compte-gouttes !) sur mon site. Je suis ravi par cette expérience, je vais enfin pouvoir me frotter à la BD et travailler avec un scénariste, Marc Voline. Travailler à deux est formidable, échanger, confronter ses points de vue. C'est la première fois que je travaille de cette manière, avec une autre personne et je découvre encore une autre facette du métier. Rendez-vous début 2006 pour la parution.
Cela fait maintenant sept ans que je pratique ce métier. Aujourd'hui, j'estime avoir seulement posé les bases de mon univers. Je continue à chercher, à étudier, ma soif d'apprendre ne s'est pas épuisée. Ma curiosité et ma passion sont toujours en éveil et, à chaque nouvelle collaboration, à chaque nouvelle expérience, mon plaisir est intact, sans cesse renouvelé.