ActuSF : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire Aria des Brumes ? Comment avez-vous imaginé le principe des furets ?
Don Lorenjy : Il y a eu une sorte de double déclenchement. D’abord une nouvelle, écrite d’un trait, juste pour le plaisir de démolir un commando trop fort et trop fier de sa force : ce texte correspond au prologue actuel du roman. Puis l’envie de creuser le sujet, de réfléchir à un cadre plus large, et surtout de voir ce qui pouvait arriver au survivant. Lorsque plus tard j’ai eu l’ambition – et le temps – d’écrire tout un roman, j’ai naturellement poursuivi sur ce point de départ.
Dans la nouvelle initiale, les furets n’existaient pas encore. J’avais plutôt imaginé un système de défense des habitants qui auraient plus ou moins appris à perturber ou amplifier les émotions. Mais cela même n’apparaissait pas : je laissais le lecteur l’imaginer, juste avec les quelques indices du texte. Quand j’ai repris l’histoire, surtout en posant le contexte élargi, les furets sont apparus comme un élément plus intéressant. Ils devaient être extérieurs aux humains et naître de la planète elle-même, tout en ayant une action proche de celle du monolithe de 2001, mais au niveau des émotions. Mais, même si je l’ai imaginé pour moi, je n’ai pas voulu expliquer leur apparition de manière causale. Même pour les Arians, cela reste une question qui trouvera peut-être plus tard sa réponse.
ActuSF : Comment avez-vous rencontré votre éditeur et comment votre collaboration a-t-elle commencé ?
Don Lorenjy : Cela s’est passé comme dans les contes de fée pour auteurs débutants : sur un forum littéraire où j’avais posé la question « Est-ce qu’il existe encore des éditeurs qui lisent les manuscrits SF d’inconnus ? » on ma répondu « Oui, bien sûr, Le Navire en Pleine Ville ». J’ai donc pris contact par mail, tout simplement, et proposé d’envoyer le fichier du manuscrit pour économiser des arbres. Je ne sais pas si ça a joué, mais Hélène Ramdani m’a répondu que si j’acceptais de retravailler – rien d’insurmontable a-t-elle précisé – ce roman pouvait valoir le coup. Il n’y avait plus qu’à s’y mettre, sans que nous ne nous soyons jamais vus. Ce n’est qu’aux Imaginales de l’an dernier que nous nous sommes enfin rencontrés. Magique !
ActuSF : Quel en est l’accueil vis à vis des lecteurs ?
Don Lorenjy :Les retours que j’ai sur le livre sont plutôt bons. Comme il s’est bien vendu autour de chez moi, que j’ai fait quelques sessions de dédicaces, je croise souvent des gens qui l’ont lu. C’est assez drôle de se faire arrêter sur le marché par quelqu’un dont le visage vous est vaguement familier, et de s’entendre dire « J’ai lu votre livre, c’est pas mal, hein ? J’ai eu un peu de mal à entrer dedans, mais ça m’a bien plu… » D’une manière plus générale, sur les blogs de lecteurs et les forum, la plupart exprime un certain plaisir de lecture, ce qui me fait plaisir aussi puisque je l’ai vraiment écrit dans ce but. Il faut nuancer quand même. J’ai lu quelqu’un qui demandait dans une discussion Internet s’il n’avait pas raté quelque chose, parce que cet Aria des Brumes l’ennuyait profondément. Mais heureusement, d’autres ont été contents du voyage.
ActuSF : Pourquoi avoir choisi la SF comme cadre littéraire pour développer le « plaidoyer humaniste» d’Aria des Brumes ?
Don Lorenjy :Vous semblez dire que j’ai écrit un « livre à thèse », mais pas du tout. Je n’avais pour seule projet que d’aller au bout d’une histoire qui tienne la route. Le rythme de la rédaction en est d’ailleurs symptomatique : je donnais un chapitre à mon épouse le soir, et si elle était suffisamment intéressée pour en savoir plus, je lui écrivais la suite le lendemain. C’est donc vraiment l’histoire et sa progression qui m’ont guidé, rien d’autre. Bien sûr, je l’ai écrite en fonction de ce que je pense ou ressens dans divers domaines. Mais il a fallu attendre qu’Hélène Ramdani me montre ce qu’il y avait de moi dans Aria pour que j’en prenne conscience. Avant, ce que vous appelez un plaidoyer humaniste n’était qu’une histoire qui me ressemblait suffisamment pour que mes proches n’y voient rien d’autre qu’une aventure assez typique de celles que je leur raconte d’habitude, mais en plus long.
Alors, pourquoi la SF ? D’abord parce que j’aime bien ça, j’en ai beaucoup lu adolescent, et je recommence à en lire un peu avec plaisir. Ensuite pour les facilités que cela offre à l’auteur : je peux inventer le contexte que je veux, sans souci de véracité, tant que c’est cohérent et crédible. Cela m’a permis de me concentrer sur les personnages en évacuant les conditions géographiques ou historiques réelles. Et puis il y a l’envie d’emmener le lecteur dans un monde différent, de l’y précipiter même, tout en s’axant sur les invariants de l’âme humaine. Enfin, la SF m’a semblé être un bon moyen d’éviter l’auto-fiction, tentation courante pour les premiers romans.
ActuSF : Malgré le ton engagé du roman, il n’apparaît pas de référence directe au contexte socio-politique actuel. Toutefois, quels sont les constats sur le monde contemporain qui vous ont inspiré ?
Don Lorenjy :Rien de conscient, à priori, mais je ne peux pas faire abstraction de mon regard sur le monde. Alors peut-être l’effet de juxtaposition, qui n’est pas nouveau, mais qui me semble devenir plus sensible alors que nous savons plus précisément ce qui se passe partout sur la planète, en temps réel. Nous vivons tous côte à côte, dans le même temps et globalement le même lieu, mais dans des conditions et avec des objectifs tellement différents ! Et surtout, dans l’ignorance factuelle de ce que vit l’autre. L’autre devient une entité virtuelle et interchangeable dont j’utilise l’existence – sa production, ses services, sa capacité d’achat quand je vends des livres ou autre chose, voire son admiration si besoin – mais dont je me soucie peu dans les faits. Malgré ma capacité d’indignation, que fais-je et que puis-je faire pour que l’autre vive mieux, concrètement ? Rien, ou si peu. Nous sommes des passagers dans des classes différentes et étanches. Jusqu’à ce que l’autre vienne percuter ma petite bulle de monde. Cet effet de juxtaposition est présent dans différents aspects du livres : la planète Aria, avec ses systèmes politiques qui cohabitent mais s’ignorent, les Brumes qui vivent leurs pouvoirs sans se sentir responsables dans la société, Terraform qui gère l’humain comme un outil de production que l’on finit par remplacer s’il ne remplit plus sa fonction. Sans être une clé du roman, cette vision du monde l’imprègne donc à tous les niveaux.
Certains personnages évoquent également un questionnement qui me tenaille : ce que je peux faire, m’est-ce vraiment autorisé ? J’ai parfois l’impression que la tendance est à l’affaiblissement des contre-pouvoirs, sinon à leur instrumentalisation. Les forces d’opposition agissent à chaud, en scandales et en émeutes dont l’outrance affaiblit la portée. Le vrai pouvoir s’affranchit alors à peu de frais des questions morales : il peut, donc il fait tant que personne ne réussit vraiment à l’en empêcher. Sur Aria, ce problème est presque inversé : la marge individuelle par rapport à une sorte d’optimum collectif est très étroite. On en vient donc à se demander : est-ce que ce que je peux faire ne devient pas un devoir ? Et en fait, c’est une question que chacun peut se poser au quotidien : les moyens et le temps que j’utilise librement, pour mon plaisir, ma détente, ma qualité de vie, ne devrais-je pas me sentir tenu d’en user mieux ? Il n’y a pas de réponse globale, mais pour moi il est difficile d’éviter durablement la question.
ActuSF : D’où vous vient l’acuité socio-communautaire qui caractérise Aria des Brumes ? Votre métier de publicitaire y a-t-il participé ?
Don Lorenjy :Désolé, mais la connaissance de la société par les publicitaires est un mythe. Ou plutôt, d’après mon expérience, ils n’utilisent cette connaissance chiffrée et désincarnée qu’à posteriori, pour justifier ou invalider les idées des créatifs, pas pour en trouver de plus pertinentes. Cependant, je ne serais peut-être pas devenu publicitaire si je n’avais pas de curiosité sur les façons qu’ont les gens de vivre entre eux. Notamment sur cette forme d’économie sociologique qui nous pousse à respecter certaines règles tant qu’il y a plus à perdre qu’à gagner dans leur transgression, et à en négliger d’autres. En réfléchissant aux différentes populations de la planète Aria, je me demandais ce qui pouvait faire tenir le tout, indépendamment des organisations politiques et sans s’appuyer sur des forces de coercition. Les furets ne sont qu’une partie de la réponse. En gros, j’ai l’impression qu’une société où chacun peut s’exprimer sans être rejeté, parce qu’il existe une sorte de code commun sécurisant, disons un rituel, aura plus de chance de s’organiser pacifiquement. Les frustrations et les déviances par rapport à n’importe quelle norme y seront plus facilement acceptées, voire intégrées, tant que les formes auront été balisées. Mais c’est inquiétant aussi, puisqu’il s’agit d’une sorte de dictature soft, dont tout élément venu de l’extérieur sera exclu. Aria et ses populations sous domination des furets me paraissent ainsi plus inquiétantes qu’utopiques.
ActuSF : Aria des Brumes ressemble à une vaste expérience de civilisation : une planète vierge, un ensemencement de la vie, une loi naturelle innée (les furets). Quelles conclusions tirez-vous de cette expérience sur ce qui fait l’humain ? Sur le libre-arbitre ? Sur le joug politique et économique qui régente les populations dites civilisées ?
Don Lorenjy :J’aime bien cette idée d’expérience. Elle rejoint une des raisons pour lesquelles la SF m’intéresse. Chaque roman devient une éprouvette, voire une série d’éprouvettes, où l’on peut tranquillement faire réagir des éléments filtrés. C’est quelque chose que j’apprécie particulièrement dans les « Planet Opera » de Jack Vance. Il est vrai que sur Aria j’ai simplifié la formule : la production est assurée par des moyens technologiques avancés, les habitants ne font que prévoir leurs besoins et contrôler leur satisfaction. Dans un tel cadre, l’organisation politique est une sorte de luxe tranquille, que chacun choisit en fonction de ses aspirations. Ce que je trouve intéressant, c’est de se demander : quand je n’ai besoin de rien, quand mes obligations sont remplies et mes ambitions satisfaites, que me reste-t-il à faire, pour moi et pour les autres ? C’est la situation dans laquelle j’ai jeté Carl. Il est une sorte de maquette en blanc de l’humain, qui doit décider ce qu’il fait de sa vie. Bien sûr, les événements le bousculent un peu. Même alors, il a encore le choix entre n’utiliser ses capacités que pour sauver sa peau ou se sentir impliqué. Mais cela ne se commande pas de l’intérieur. Se sentir impliqué dépend de lui autant que de son environnement. Dans notre quotidien, nous sentons-nous impliqués ? Ou à l’inverse, qu’est-ce qui nous empêche de nous impliquer ? Je ne sais pas. Mais je constate une chose : le joug politique ou économique que vous évoquez ne tombe pas du ciel. Il n’est pas indépendant de l’homme, comme un tsunami ou un tremblement de terre, mais repose sur des choix et un vaste réseau d’acceptations individuelles. À partir de quand commençons-nous à dire non, à contester ce que « l’évidence » nous montre comme « inévitable » ? Et surtout, quand cessons-nous de considérer cette « fatalité » collective comme excuse individuelle pour ne rien changer ? Il n’y a pas de réponse toute faite, ni sur Aria ni ailleurs ; chacun doit trouver les siennes. Pour cela, il faut se sentir suffisamment impliqué alors que tout concourt à nous centrer sur nous-mêmes, nos envies, nos besoins, nos ambitions, nos frustrations…
ActuSF : A l’inverse du pouvoir politique et économique, une troisième composante commune aux civilisations humaines, la croyance religieuse, semble bien moins développée dans Aria des Brumes. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Don Lorenjy :À titre personnel, je vois la religion comme une forme individuelle de réponse à la peur, et comme une force de normalisation collective. Cela a déjà été dit et bien mieux, je n’invente rien, mais cela explique sans doute pourquoi la religion est absente de l’histoire. Je me suis arrangé pour que les Arians n’aient ni peur ni besoin d’entrer dans un moule, c’est tout.
ActuSF : Le personnage de Shepher fait preuve d’une passion et de blessures morales qui le distinguent des autres personnages (qui ressemblent davantage, à l’exception de Carl, des symboles d’idées). Est-ce le point de vue et le questionnement personnels de l’auteur qui s’expriment et se libèrent à travers lui ?
Don Lorenjy :Shepher souffre d’être à la marge, sans qu’il y ait la moindre faute de sa part. C’est un fait, une injustice, les autres n’y sont pour rien, lui non plus. Mais au-delà de ce point – qui sépare pourtant grandement le personnage de votre serviteur – Shepher représente pour moi les défauts du père. On commence par l’idéaliser, il paraît tout puissant et d’une sagesse supérieure, mais les fêlures et les discordances apparaissent peu à peu. Il reste pourtant le même ; son coup de folie final est marqué du même génie que ses actes du début. Mais le regard à changé. Ainsi, quand il fait face à la mort de ce « père », Carl peut-il devenir adulte et prendre vraiment les choses en mains. Sans que cela soit aussi caricatural, j’espère.
ActuSF : Aria des Brumes est résolument tourné vers l’introspection de l’être humain. En dehors des furets, on en sait peu sur ce qui unit les arians à leur planète alors que la situation « terrienne » montre que l’homme se définit selon ses relations à son environnement. Pourquoi avoir restreint ces liens aux seuls furets ?
Don Lorenjy :Tiens, c’est une question que je ne me suis jamais posée sous cet angle. Peut-être est-ce la conséquence de mon faible sentiment d’appartenance à une ville, une région ou un pays. Le fait que les nouveaux membres de la Compagnie des Brumes soient retirés de leur district et doivent s’intégrer à un autre pour y disparaître est assez représentatif. Chacun sur Aria se définit plus en fonction de sa capacité d’insertion dans un tissu communautaire que par rapport à son appartenance à un groupe ou à un lieu. Et je vois aussi les Arians plus attachés à leur mode de vie qu’à leur planète. Les furets font partie intégrante de ce mode de vie, ainsi que l’organisation sociale des districts ou le temps dégagé par l’utilisation raisonnée de la technologie, mais la planète en elle-même n’est que le cocon qui les protège de l’extérieur. Ils n’expriment donc pas d’attachement particulier et ont d’ailleurs vécu l’apparition des furets comme un symptôme de rejet de l’humain par Aria. L’équilibre acquis lorsque l’histoire commence n’est peut-être qu’une trêve.
ActuSF : Une fois Carl libéré et Aria maître de son avenir, n’est-il pas tentant de pousser l’expérience plus loin et de développer davantage les questions posées par Carl face aux modèles de communautés ariannes qui se cherchent (Ersteburg et la Compagnie des Brumes) ? Quel futur voyez-vous pour Aria et le couple humains-furets ?
Don Lorenjy :C’est vrai que des critiques montrent une certaine frustration quant à la façon dont est traité le thème des furets. Mais il s’agissait pour moi plus d’un outil narratif que d’un problème de fond à explorer. À tel point que, lorsque je me suis attelé à une suite pour Aria des Brumes, ce thème a laissé place à d’autres questions en germe. J’ai plutôt placés les personnages face à des problématiques élargies, notamment sur la façon d’obtenir une action collective de la part des habitants d’Aria, ou sur les motivations profondes de Terraform. Pourquoi une entreprise comme la Terraform Company est-elle si soucieuse de maîtriser son marché ? Cela peut paraître évident dans notre contexte actuel, mais encore une fois cela ne tombe pas du ciel. L’obsession de fluidité des échanges, la pression sur l’outil de production, le fait que des prix ou des taux d’intérêt montent, ne sont pas déduits d’une loi économique immanente. Ce ne sont que des décisions humaines. Je me suis donc intéressé à d’autres choix possibles, ou à des raisons d’agir qui n’ont rien de naturel ni d’évident, et qui seront donc contestées.
Mais encore une fois, Aria des Brumes comme sa suite éventuelle ne sont pas des livres dossiers. L’histoire prime, même si elle s’organise autour de mes interrogations. Ainsi dans le tome 2, une part de l’intrigue progresse selon une sorte de grand tour d’Aria qui permet de mieux cerner les spécificités de chaque communauté, ainsi que l’interrelation qui les lie en un tout cohérent. C’est même le thème général de ce second roman : le fait que quoi qu’on fasse, pense, désire ou refuse, on ne puisse pas s’abstraire de l’humanité. Chacun n’est humain que par son contact avec l’autre. Et en cela, les furets restent un ressort dramatique essentiel.
ActuSF : Peut-on en savoir un peu plus sur vos projets (recueil de nouvelles, roman de prospective-fiction) évoqués sur le site de votre éditeur ?
Don Lorenjy : Il est considéré comme délicat de parler de projets non concrétisés ; certains auteurs sont même assez superstitieux à ce sujet. Mais ce n’est pas mon cas, et si les travaux en cours éveillent quelque intérêt, tant mieux. Ainsi, j’ai un recueil assez finalisé d’une dizaine de textes qui tordent de plus en plus la réalité ou l’image que nous en avons. D’un autre côté, je termine la rédaction d’un roman plus grand public qui met en avant les femmes dans leur capacité à obliger enfin le monde à évoluer. Une sorte de prospective fiction donc, puisque cela se passerait de nos jours, sur toute la planète. Dès que j’ai fini, je m’attaque à un polar montagnard dont j’ai la trame en tête, et je tente d’achever les derniers textes d’un recueil de littérature blanche axé sur des aventures relationnelles. Voilà en gros pour 2008, avec bien sûr la participation à l’appel à textes du Navire en Pleine Ville et, j’espère, le travail de correction sur le second volet d’Aria des Brumes.
La Chronique de 16h16