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Interview Natacha Vas-Deyres
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Interview Natacha Vas-Deyres

Actusf : Du 21 au 23 novembre aura lieu à Bordeaux un colloque sur Les Dieux cachés de la science fiction française. Pouvez-vous nous le présenter en quelques mots ?
Natacha Vas-Deyres : Ce colloque est la première partie d’une coopération scientifique unissant entre 2012 et 2013 l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux3, l’Université du Nouveau-Brunswick et celle de Chicoutimi. Les conférences des intervenants présenteront les « ponts » culturels pouvant être établis dans la production de la science-fiction française et francophone entre la littérature, la bande dessinée et le cinéma, tout en étudiant les soubassements idéologique, religieux et philosophique présidant consciemment ou inconsciemment à cette création artistique si singulière.
 
 
Actusf : Comment s'est passée son organisation ? Pourquoi ce choix de thématique ? Quels en seront les grands axes ? Les temps forts ?
Natacha Vas-Deyres : L’idée d’organiser un colloque sur la science-fiction française et francophone s’est imposée d’elle-même tout simplement parce que cela ne s’était jamais fait, du moins en France. De ce point de vue là, les universitaires canadiens francophones ont un peu d’avance sur nous. De plus, au-delà de cette donnée initiale, c’est en rencontrant deux universitaires canadiens (Patrick Bergeron, spécialiste de littérature française de l’Université du Nouveau-Brunswick et Patrick Guay de l’UQAC, qui vient de terminer sa thèse sur Jacques Spitz) qu’est née l’idée d’un partenariat entre le Canada francophone et la France sur cette perspective de recherche.
 
Nous avons scindé en deux l’étude de la science-fiction française et francophone de 1890 à 2010. À Bordeaux nous nous interrogeons sur la période contemporaine de 1950 à 2010. Le titre « les Dieux cachés » est une référence au sociologue roumain Lucien Goldmann qui avait étudié dans Le dieu caché; étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine (1955), les forces créatrices sous-jacentes dans l’œuvre pascalienne et racinienne. Dans la science-fiction française et francophone, il nous a semblé que les interrogations métaphysiques, religieuses et politiques dominaient les sujets posés par nos écrivains. Les grands axes du programme suivront ces interrogations en croisant les auteurs et les époques (des années 1960 aux années 2000) mais aussi les supports de création, entre littérature, cinéma et bande dessinée.
 
Enfin, nous attendons beaucoup de la présence de nos invités écrivains dans ce colloque : un dialogue fécond pourrait s’engager entre universitaires, théoriciens, grands témoins du genre, auteurs…Nous espérons que ce seront les temps forts de ce colloque. Ces tables rondes seront aussi l’occasion de partager la réflexion avec le grand public qui pourra assister à la manifestation dans l’auditorium de la Bibliothèque municipale de Bordeaux.
 
 
Actusf : Quels objectifs aviez-vous en tête en organisant cette manifestation ?
Natacha Vas-Deyres : L’objectif essentiel de ce colloque était de « lancer » la recherche sur la science-fiction française. De divers colloques, dont ceux du CERLI, du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, des Rencontres de Peyresq ou des activités liées à la Maison d’ailleurs à Yverdon en Suisse, évoquent désormais la science-fiction internationale, notamment anglo-saxonne. Mais pour l’instant aucun de ces événements ne s’était focalisé sur la science-fiction écrite en français ou un cinéma français ou francophone. Ce n’est qu’une étape initiale, la seconde partie de notre projet se déroulera à l’Université de Chicoutimi début novembre 2013 et sera l’occasion d’évoquer ce qui ne s’appelait pas encore science-fiction mais voyages extraordinaires, anticipation ou merveilleux scientifique dans la première partie du XXe siècle. Nous souhaitons avec ces deux colloques mettre en lumière la formidable créativité de ce domaine de l’imaginaire dans les espaces français et francophones sur le siècle qui a vu son invention et son développement dans tous les domaines artistiques et tous les supports (revues, magazines, fanzines, ouvrages...). Nous ne cherchons évidemment pas l’exhaustivité mais une valorisation de ce patrimoine culturel français passionnant et toujours bien vivant, tout à fois populaire au sens le plus noble du terme et intellectuel.
 
 
Actusf : Quelle est la place de l'université dans la science-fiction ?
Natacha Vas-Deyres : Il me semble qu’il faudrait plutôt parler de la place de la science-fiction dans la recherche universitaire. Aux États-Unis ou au Canada les recherches sur la science-fiction, la théorisation du genre (si tant qu’on puisse qualifier la SF de genre, vaste question à laquelle je n’aurai pas la vanité de répondre ici), les corpus par thématiques sont depuis les années 1960 un élément essentiel de la culture universitaire, la revue de référence Science-fiction Studies étant la preuve incontournable de l’importance de ce domaine. Les recherches universitaires en France n’avaient jamais considéré la science-fiction comme un objet d’étude digne de ce nom, au même titre d’ailleurs que la Fantasy. Néanmoins depuis les années 1980, sous l’impulsion de chercheurs (comme Jacques Goimard, Marc Angenot, Jean-Marc Gouanvic, Roger Bozzetto, Daniel Fondanèche…) la science-fiction est devenue peu à peu un domaine presque respectable des études littéraires ou cinématographiques. Les nouvelles générations de chercheurs, nés dans un monde où la science-fiction fait partie des plus grands succès populaires, associent leur passion et leurs études. De plus en plus de thèmes science-fictifs sont étudiés (Le temps, les savants fous, les extraterrestres…) tout en prenant en compte la transmédialité (les liens entre littérature, cinéma, jeux de rôles, jeux vidéo, séries télévisuelles…) ou la théorisation du genre. La revue universitaire Res Futurae, partenaire des SFS, est en train de voir le jour. Et aujourd’hui notre colloque fait le point sur la science-fiction française et francophone. Alors nous pouvons affirmer que la science-fiction, encore un peu marginalisée, est en train de trouver peu à peu sa place au sein de l’université française.
 
 
Actusf : Justement, associer chercheurs et écrivains vous paraissait incontournable ?
Natacha Vas-Deyres : La science-fiction est d’abord caractérisée me semble-t-il, par l’existence du fandom, de cette galaxie d’individus très divers, écrivains, illustrateurs, réalisateurs, fans, collectionneurs, spécialistes, chercheurs qui ont tous une même passion et dans le même temps une approche différente de la SF. Cet univers particulier reflète très exactement ce que nous cherchons tous dans la SF, un émerveillement permanent (le sense of wonder), fondé sur la technologie, l’exotisme spatial ou exobiologiste, une approche différente de l’humanité. Je n’oublie jamais que cet émerveillement est avant tout le résultat de la créativité des auteurs. Dès lors inviter des écrivains dans un colloque sur la science-fiction apparaît comme une démarche naturelle, l’occasion pour les chercheurs d’interroger ces « dieux cachés » de la création littéraire, de découvrir enfin leurs secrets de fabrication. D’autre part, en France et au Canada nous avons la chance d’avoir des auteurs présents, disponibles et ouverts à la discussion et il serait très dommageable pour la recherche de se passer de leur présence. Comment comprendre les rouages de la création artistique sans les artistes ?
 
 
Actusf : Vous venez de publier Ces Français qui ont écrit demain - Utopie, anticipation et science fiction au XXe siècle. De quoi parle-t-il ?
Natacha Vas-Deyres : Cet essai est un ouvrage tiré de ma thèse remaniée. La position que je défends est très claire : je souhaitais dépasser le classique constat d’une production science-fictive française considérée comme irrégulière durant le XXe siècle (un XXe siècle élargi aux frontières de la création littéraire, entre 1894 et 2004), face à un support éditorial quasiment inexistant en comparaison avec les pulps américains. Avec la mise à jour d’une « veine » littéraire, sous-tendue par le dynamisme des idées issues de l’utopie, on découvre un corpus d’œuvres foisonnant, une production extraordinairement variée mais publiée sur des supports éclatés ou non spécialisés. Mes recherches ont permis notamment des éclairages sur des œuvres ou des auteurs méconnus de l’Entre-deux-guerres (Régis Messac bien sûr, Jacques Spitz, mais aussi Xavier de Langlais, Claude Farrère, Ernest Pérochon, José Moselli, Ben Jackson…) et une analyse d’œuvres contemporaines des années 90 à 2000 ( Ayerdhal, Serge Brussolo, Jean-Claude Dunyach, Serge Lehman, Pierre Bordage, Pierre Pelot, Joëlle Wintrebert…) sans oublier les grands classiques, Jules Verne, Maurice Renard, Camille Flammarion, René Barjavel, Michel Jeury, Philippe Curval, Gérard Klein…. Je ne tends ni à une théorisation du genre ni à l’exhaustivité mais simplement à montrer la singularité et l’originalité de la production française qui a su finalement assez bien résister à la déferlante américaine depuis les années 1950 dans un remodelage des traditions littéraires françaises. Je n’oppose pas dans un débat indéfini les différences entre merveilleux scientifique, anticipation, science-fiction. Il ne faut pas les nier mais l’objet de mon propos devait tendre bien au contraire à une homogénéisation générique.
 
 
Actusf : Quels sont vos projets, sur quoi travaillez-vous ?
Natacha Vas-Deyres : Je travaille actuellement à la préparation du colloque du Chicoutimi avec mes collègues canadiens et français et je prépare un nouvel ouvrage sur l’œuvre « bipolaire » de Michel Jeury en collaboration avec l’auteur. Je suis fascinée par la double carrière de ce grand écrivain qui a su concilier selon ses propres mots, « un esprit dans les étoiles et des pieds sur terre ». Peut-il y avoir un rapport entre ses romans de SF et ses romans de littérature générale ? Michel Jeury a constamment tissé des liens, parfois tenus, entre ses deux inspirations: là réside sans doute une des clés de son œuvre et mon essai va tenter cette exploration.

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