Actusf : Comment est née l’idée de cette collection ? Qu’aviez-vous envie de faire et quelle est votre ligne éditoriale ?
Philippe Lécuyer : À ses débuts, le passager clandestin avait imaginé d’inscrire à son catalogue des textes de littérature contemporaine. L’un des deux titres publiés à cette époque, Autopsie d’un sans-papiers, a d’ailleurs été tout récemment réédité dans la collection de science-fiction de Pocket, sous le titre Un vrai temps de chien (Olivier Las Vergnas, 2012). Mais il s’est avéré à l’usage qu’il était compliqué pour un jeune éditeur indépendant de critique sociale d’être reconnu aussi comme éditeur de fiction contemporaine. Les logiques de diffusion ou d’identification par les auteurs ou par les chroniqueurs, notamment, ne sont pas du tout les mêmes. Au final, ce n’est pas tout à fait le même métier. Ils ont donc assez vite abandonné cette voie, mais sans renoncer à l’idée de publier de la fiction, qui leur permet de s’adresser à un public différent. C’est dans cette perspective qu’est né le projet de créer une collection qui rééditerait des textes de fiction du passé, mais dotés d’un potentiel de critique et d’analyse des fonctionnements sociaux de notre présent.
Actusf : Pourquoi avoir choisi plutôt de la science-fiction ? Qu’est-ce qui vous intéresse dans le genre ?
Philippe Lécuyer : La science-fiction est tout de suite apparue comme un genre propice à ce type de démarche éditoriale. Elle revêt une dimension ludique qui implique avant tout un plaisir de lecture (les éditeurs se sont eux-mêmes adonnés à ce plaisir et ont été des lecteurs enthousiastes de science-fiction par le passé). Mais le jeu y prend aussi bien souvent la forme du jeu de l’esprit. La science-fiction qui nous intéresse est, en effet, celle qui construit des hypothèses à partir de l’observation de présent, pour tenter de l’interpréter, de l’analyser de manière critique et éventuellement d’en anticiper les évolutions en utilisant les ressources de la fiction. Et quand elle le fait, on peut observer que c’est en général suivant trois axes distincts quoique parfois étroitement associés dans le même texte : le devenir politique de nos sociétés, la place et le rôle de la technologie dans les rapports entre les hommes, l’impact de l’humain sur les écosystèmes planétaires. De 1984 au Meilleur des mondes en passant par Les Brontosaures mécaniques, on ne compte plus les œuvres du genre qui illustrent cette tendance.
Les éditeurs du passager clandestin en étaient là de leur réflexion quand nous nous sommes rencontrés. L’idée de la collection Dyschroniques, que nous avons bâtie ensemble, était de partir à la recherche de textes courts, appartenant aux classiques du genre, et qui dans une certaine mesure, ont su préfigurer quelques-uns des traits politiques, technologiques ou écologiques caractéristiques de notre présent.
Ainsi, cette collection permet d’aborder autrement, de manière un peu moins frontale et aussi un peu plus légère, les thèmes qui structurent par ailleurs le catalogue de la maison d’édition. Nous espérons que le public habituel du passager clandestin voudra suivre et peut-être découvrir un domaine qui ne lui est pas familier, mais nous souhaitons aussi ouvrir ces questionnements à un public différent qui voudra bien se représenter avec nous le monde dans lequel il vit, celui dans lequel il aimerait vivre, et celui qu’il ne souhaite pas voir se développer.

Philippe Lécuyer : D’abord, en assimilant bien la personnalité forte du Passager clandestin et ses exigences éditoriales ; il était évident que je ne devais pas m’attarder sur tout un pan purement récréatif de la SF (par ailleurs fort réjouissant). Pas de petits hommes verts kidnappeurs de pin-up gironde, pas de superhéros armés d’un pistolaser raflant tous les honneurs à la fin, pas de bataille intersidérale opposant de gentils guerriers humains à de méchants extraterrestres cannibales, pas de savant fou ayant inventé le rayon à déconstruire la Terre… ou alors d’accord, mais avec beaucoup d’originalité, des idées audacieuses et une véritable vision du monde.
Une fois bien orienté, je n’ai eu qu’à plonger à corps perdu dans ma recherche.
Je dois préciser que je possède une collection de quelque 1 000 volumes, tous genres populaires confondus, dont environ 400 livres de SF. C’est une collection que j’ai entamée il y a une bonne dizaine années dans le cadre d’un projet audiovisuel et j’ai accumulé un grand nombre d’anthologies et autres recueils. J’avais donc une bonne matière sous la main.
Après, nous avons installé une méthode plutôt simple : je sélectionne les nouvelles, je les scanne, je les transmets à l’équipe et la décision est prise assez rapidement… celle-là, oui… celle-ci, non… peut-être… pas maintenant… on argumente mais peu, puis vient le temps de l’obtention des droits, sans aucun doute la partie la moins passionnante de l’aventure.

Philippe Lécuyer : En premier lieu, je crois que nous avons tous été frappés par la force du style et du propos. Imaginer que les nouveaux nés décident d’accélérer leur existence afin de mourir plus vite est un point de départ forcément étonnant. Ensuite, sans trop dévoiler le contenu de la nouvelle, nous aimons la manière dont Curval traite de ce désir frénétique de fuite en avant de l’Humanité, une quête tellement folle et incertaine qu’elle néglige l’essentiel. Mais lisez les mémoires de Camille-Félix Trézel et vous comprendrez.

Philippe Lécuyer : Avec Brian Aldiss et La tour des damnés, nous changeons de thématiques et d’envergure. Là où Curval déploie un style intimiste presque poétique, Aldiss offre une efficacité toute anglo-saxonne.
La nouvelle a été écrite en 1968, une période de grands bouleversements géopolitiques, sociaux et tout simplement humains. Les préoccupations de l’écologie et de la démographie prennent vraiment de l’ampleur à cette époque, et il était intéressant pour nous de projeter cette vision dantesque sur la toile de notre présent, toujours aussi stimulé par les mêmes questions… sans réponses.

Philippe Lécuyer : Oui, c’est la raison d’être de cette collection. Et c’est aussi une manière de défendre ce qui me semble être l’essence même de la science-fiction, son côté visionnaire. C’est le cas avec Mack Reynolds – une vrai (re) découverte pour nous – qui a très bien saisi les enjeux industriels des guerres à partir de la seconde moitié du XXe siècle.
Avec Murray Leinster, l’exemple est encore plus spectaculaire puisqu’à lui seul, en 1946, il imagine les avantages et les inconvénients d’un réseau virtuel global, et surtout les difficultés à le réguler.
Actusf : Vous avez choisi des auteurs plutôt classiques de la science-fiction, pour quelle raison ? Est-ce que la période se prêtait plus au discours sur le monde que vous souhaitiez publier ?
Philippe Lécuyer : Pour tout dire, si nous piochons essentiellement dans ces périodes dites « classiques » – grosso modo de l’après-guerre à la fin des années 1980 – c’est qu’elles nous offrent le recul nécessaire pour apprécier l’impact visionnaire de leurs auteurs.
Si la collection existe encore dans 20 ou 30 ans, nous publierons sans aucun doute des textes des années 2000, pour le plus grand étonnement de nos lecteurs.
Actusf : Quels seront les prochains titres de la collection ?
Philippe Lécuyer : À défaut des titres que nous ne voulons pas encore dévoiler, voici quelques auteurs qui seront mis à l’honneur : Ben Bova, Damon Knight, Lino Aldani, Norman Spinrad, Alfred Bester…