Actusf : Comment en êtes-vous venu à écrire de la SF ?
Enjoh Toh : J’écris pour des revues de SF, mais c’est ce que j’écris naturellement. Il m’est plus difficile d’écrire autre chose.
Et puis se pose le problème de ce qu’est la SF. Est-ce que c’est une fiction scientifique, une fiction sur la science, de la science fictionnelle, ou une science de la fiction ? L’œuvre de Michel Houellebecq est-elle de la SF, l’Oulipo est-il un mouvement de SF, l’œuvre de Richard Powers appartient-elle à la SF, et qu’en est-il d’Abe Kobo ?
Bien sûr, le terme de science-fiction est un terme très pratique qui englobe tout cela. Au Japon, depuis l’époque Meiji, on sépare souvent les romans en deux catégories artificielles, la « littérature pure » et la « littérature populaire », mais les avis divergent quant à la place à accorder à la SF.
On peut avancer que certains apprécient la souplesse du genre alors que d’autres restent indifférents.
Mais à l’heure actuelle, il est quasiment impossible de ne pas voir d’éléments scientifiques dans les romans. Si ces éléments scientifiques dépassent les connaissances communément admises, on peut sans doute dire que ce roman est de la SF. L’ADN et l’infiniment petit, la cartographie, la cryptographie, sont déjà des éléments profondément ancrés dans notre quotidien, mais en tant que procédé de la littérature pure, on continue de considérer ces éléments comme encore nouveaux, incompréhensibles, et vulgaires.
Dans un monde où on ne souhaite pas casser ces catégories artificielles, la SF, en tant que genre étrange et pas clairement défini, apporte une grande liberté. C’est ma foi bien pratique.
Actusf : Selon vous, quelles sont les œuvres marquantes en SF et fantasy ?
Enjoh Toh : Jacques Roubaud , La Belle Hortense
Steve Erickson, Les Tours du cadran noir
Richard Powers, Trois fermiers s’en vont au bal
Mircea Eliade, Le Vieil homme et l’officier
Stanisław Lem, Imaginary Magnitude
William Gibson, Hinterlands
Charles Stross, Accelerando
Ted Chiang, Story of Your Life and Others
Et en japonais Kanbayashi Chôhei avec Sentô yôsei yukikaze (La fée de guerre, Yukikaze)
Actusf : Quels sont vos auteurs et œuvres préférés ? En SF et en dehors ?
Enjoh Toh : John Varley. Un auteur sans doute assez peu connu au Japon. Et on ne peut pas non plus dire que c’est un auteur contemporain ; mais pour moi c’est un auteur très important, avec un style un peu ardu, c’est vrai.
Et donc mon œuvre préférée est Gens de la lune. Mais ça reste mon avis !
En dehors de la SF… un peu plus haut j’ai déjà cité La belle Hortense. J’ai enfin pu le lire en japonais cette année. Au Japon, c’est considéré comme une histoire folle et vraiment bizarre, mais il est clair que c’est une oeuvre qui ne se réduit pas à ça.
J’ai pu lire Jacques Derrida et Bernard Derrida, les romans devraient être écrits comme ça.
Actusf : Vos débuts en tant qu’auteur ?
Enjoh Toh : Je me suis lancé parce que je n’avais plus d’argent. Dis comme ça, ça vous paraît sans doute un peu étrange. Vous devez être surpris qu’on puisse encore, au Japon, devenir écrivain parce qu’on a des problèmes d’argent. En réalité, ce genre de choix ne se fait plus ici. Quoiqu’il en soit, ma situation est un peu particulière.
J’étais spécialisé dans la physique à l’université, et après avoir obtenu mon doctorat, j’ai passé sept années en cursus post-doctoral. Dès l’instant où après tout ce temps je n’ai pas obtenu d’avancées significatives, j’ai considéré qu’il fallait que je quitte l’université.
Et qu’est-ce que je savais faire de mieux en dehors du cadre universitaire ? Rien à part écrire.
La situation actuelle de l’université au Japon n’est pas bonne, au point qu’il est difficile de maintenir un enseignement scientifique solide. Le métier d’écrivain n’est pas idéal, mais à tout prendre, la recherche à l’université est bien pire. C’est mieux que si c’était pire, en quelque sorte.
Actusf : Quelle est parmi vos oeuvres, celle que vous considérez comme la plus aboutie ? Quels sont vos thèmes et motifs privilégiés ?
Enjoh Toh : Boy’s Surface. J’ai adapté le sujet de ma thèse. Par conséquent, c’est le thème sur lequel j’ai réfléchi le plus, et que je connais le mieux.
Ce qui caractérise mon œuvre est un certain solipsisme et une structure auto-référentielle. Il me semble que cela revient à réfléchir sur ce qui lie la forme et le contenu. Tout comme adopter une certaine structure rend possible l’écriture, si on essaie d’écrire quelque chose, il faut choisir une structure. Je m’intéresse beaucoup à ce qu’il y a entre ces deux positions, forme et contenu. Deux positions qui devraient coexister dans l’idéal.
Je m’intéresse aussi au problème de la conscience, et aux procédés d’écriture. En ce sens, on peut dire que je ne cherche pas, dans le contenu de mes récits, à faire de la SF. J’aime à penser que la forme prend vie par elle-même. Et que composer un roman qui s’anime d’une vie propre, c’est faire de la SF.
On me dit souvent qu’on ne comprend pas ce que j’écris, mais disons pour simplifier que j’ai une façon bien à moi de faire de la SF.
Actusf : Vos projets ?
Enjoh Toh : Tout d’abord, écrire quelque chose, sachant que c’est ce qui me permet de gagner ma vie. A partir du moment où ma méthode est de réfléchir sur le lien entre forme et contenu, si j’ai une idée sur la forme, je devrais pouvoir écrire de tout. Même si avoir une pleine compréhension de la forme est illusoire.
Voici ce à quoi je souhaiterais parvenir : écrire un long roman et me dégager du solipsisme. Les deux points qui découlent de ma méthode. Réfléchir sur la forme dans un long récit est plus difficile, et jouer consciemment sur la forme, finalement, revient à ne plus pouvoir prendre de distance dans ses choix.
Actusf : Au Japon, y a-t-il beaucoup de lecteurs de SF et fantasy ? Et beaucoup d’auteurs en écrivent-ils ?
Enjoh Toh : Au Japon, il paraît que les années quatre-vingt dix étaient une période où la SF ne se vendait pas beaucoup. Personnellement, je pense que c’est simplement dû à l’absence de nouveaux écrivains intéressants. Les auteurs qui ne pouvaient plus vendre de romans de SF se sont tournés vers d’autres modes d’écriture, policier, horreur, littérature pure ou light novel, sans pour autant laisser de côté les thématiques science-fictionnelles.
Du coup, avec tous ces auteurs de SF s’essayant à une grande diversité de genres, de gros lecteurs se sont mis à lire de la SF sans le savoir.
Je dirais que les lecteurs réguliers de SF sont autour de cinq mille. Plus en tout cas que ceux qui lisent régulièrement de la littérature étrangère, qui seraient aux alentours de trois mille.
Je n’ai pas d’idée précise sur le nombre d’auteurs, mais d’après mon expérience personnelle, j’ai constaté une augmentation des gens, dans leur majorité trentenaires, qui ont lu de la SF pendant leur enfance.
Actusf : Quelle est l’influence de la SF américaine ? Et qu’en est-il du poids des traductions ?
Enjoh Toh : On ne peut qu’admettre une énorme influence.
Les écrivains japonais de SF de la première génération, à la mode lors de la période de forte croissance économique du Japon, n’ont pas réussi la transition avec la génération suivante.
Il y a plusieurs raisons à cela mais les plus importantes sont le développement rapide des technologies et l’élargissement des thèmes, à l’image de la new-wave.
D’où la naissance des controverses autour du « ce n’est pas de la SF ».
Ce débat a aussi eu lieu dans la sphère anglo-saxonne, mais grâce aux traductions, ces nouvelles œuvres ont été importées en tant que SF. C’est suite à ces traductions que le champ de la SF japonaise s’est élargi. On peut d’ailleurs dire la même chose pour les sciences.
Foncièrement, il existait une SF proprement japonaise, ainsi que des développements scientifiques, mais sans l’apport d’une reconnaissance étrangère, les termes de SF et de science n’auraient peut-être même pas existé.
Je simplifie un peu, mais ceci explique sans doute pourquoi des écrivains tels que Greg Egan et Ted Chiang n’ont pas vu le jour au Japon.
Actusf : Quels sont les thèmes abordés par la SF japonaise ?
Enjoh Toh : Je vais encore simplifier, mais la SF japonaise traditionnelle est une SF sur la technologie. Je ne pense pas que ce soit si différent ailleurs. J’inclus dans cette catégorie les romans sur les découvertes spatiales et ceux qui ont foi en l’homme et dans l’avenir.
D’autre part, on a aussi des récits sociologiques et sur la conscience qui utilisent un cadre science-fictionnel. Les œuvres admises comme littéraires appartiennent plutôt à ce type d’ouvrages.
On voit beaucoup dans ce type de récits des interrogations sur le libre arbitre ou la conscience, et les changements sociaux. Ou encore une expérience de pensée sur le devenir du monde actuel, avec la dystopie comme seul avenir envisageable.
J’ai l’impression que toute la SF tend vers une fiction sociale, et décrit des sociétés qu’il est impossible d’appréhender sans bagage scientifique.
Mais c’est un thème qui n’est pas propre au Japon, et qu’on peut trouver dans la SF d’autres pays. Donc, ce qui ferait l’originalité du Japon, ce serait une « subtile » variation dans l’usage de ces thèmes. Il est en effet difficile de se détacher de l’influence de traductions, présentes depuis longtemps.
En 2007, au moment de la convention mondiale de SF au Japon, j’ai ressenti que les auteurs de SF japonais avaient davantage le désir de « se penser en tant que machine ou processus physique ». Pas dans le sens de vouloir comprendre comme une machine. Mais plutôt dans le sens de devenir une machine ou une structure. Mais c’est ce qui ressort de quelques conversations, il est donc difficile de généraliser.
Actusf : Que pensez-vous du phénomène des light-novel ?
Enjoh Toh : Dans un premier temps, on doit souligner que ce genre a déjà plus de vingt années d’existence. J’ai actuellement trente-sept ans, on peut dire que j’ai grandi avec les light novel. L’existence de ce phénomène ne me choque donc pas particulièrement. On m’a même demandé d’en écrire.
C’est vrai que c’est un genre particulier, différent des romans pour adolescents. Beaucoup de gens critiquent ces livres sans en lire mais en réalité, la plupart des expériences novatrices ont lieu dans ce domaine. Les jeux de mots, les références aux œuvres du passé ainsi que les néologismes sont légion.
Je vais passer du coq à l’âne mais l’espérance de vie s’est allongée. Cela a permis de séparer les temps de lecture en trois étapes : les primaires lisent des livres prescrits, les collégiens et lycéens des light novel, et les adultes de la littérature.
Je crois que le light novel est la forme la plus adaptée au processus cognitif des collégiens et lycéens. Que ce soit en bien ou en mal est un autre problème. L’expérience de lecture est quelque chose de complexe : il y a toujours des livres difficiles à lire, et d’autres qu’on n’est pas capable de lire.
Comme vous avez pu le voir dans les œuvres qui me paraissent importantes, je n’ai pas beaucoup d’intérêt pour les livres classiques appartenant à un genre bien défini.
Le genre des light novel est un peu désordonné, mais je crois que quelque chose d’original et nouveau naîtra de ce désordre.
Je pense souvent que les jeunes filles n’ont pas besoin de s’habiller si court, mais j’ai un peu changé d’avis en lisant La belle Hortense.
(note : je crois qu’il veut dire que même en faisant n’importe quoi, il en sort toujours quelque chose… cette phrase est assez obscure)
Actusf : En France, la SF japonaise est surtout connue au travers des mangas et animés. Y a-t-il au Japon une influence réciproque entre romans, mangas et animés ?
Enjoh Toh : Il y a bien une influence importante économiquement. Je ne plaisante qu’à moitié, mais même si on exclut les adaptations directes en mangas et animés, ce n’est pas négligeable.
Je me demande même si actuellement le manga n’est pas le média le plus littéraire et inventif.
Romans, animés, mangas, films sont tous des médias différents. Je ne m’intéresse pas trop à ce qui les relie entre eux. Il me semble que chacun de ces médias a sa propre manière d’exprimer les choses.
Si on considère chacun de ces médias sur un pied d’égalité, je pense qu’il y a des influences réciproques qui ne s’arrêtent pas à leur contenu, bien que je ne sache pas exactement ce que sont ces influences.
De toute façon, pour produire quelque chose, on doit faire appel à des références. Naturellement, on peut penser qu’il vaut mieux lire de la littérature classique plutôt que regarder des animés ou lire des mangas. Je vais me montrer un peu extrême, mais autant laisser cette façon de penser à ceux qui écrivent de la littérature pure.
Romans, animés, mangas et films forment en quelque sorte un même package, un tout avec les mêmes références. C’est un système qui s’est formé historiquement. Je ne sais pas si on peut parler de système intelligent, mais nous avons grandi avec. Qu’il se poursuive ou qu’on le détruise, il reste notre terreau commun.
Est-ce que ces influences sont importantes ou pas, on le saura avec les œuvres à venir. Moi je parie sur la diversité et le chaos.
Enjoh Toh : J’écris pour des revues de SF, mais c’est ce que j’écris naturellement. Il m’est plus difficile d’écrire autre chose.
Et puis se pose le problème de ce qu’est la SF. Est-ce que c’est une fiction scientifique, une fiction sur la science, de la science fictionnelle, ou une science de la fiction ? L’œuvre de Michel Houellebecq est-elle de la SF, l’Oulipo est-il un mouvement de SF, l’œuvre de Richard Powers appartient-elle à la SF, et qu’en est-il d’Abe Kobo ?
Bien sûr, le terme de science-fiction est un terme très pratique qui englobe tout cela. Au Japon, depuis l’époque Meiji, on sépare souvent les romans en deux catégories artificielles, la « littérature pure » et la « littérature populaire », mais les avis divergent quant à la place à accorder à la SF.
On peut avancer que certains apprécient la souplesse du genre alors que d’autres restent indifférents.
Mais à l’heure actuelle, il est quasiment impossible de ne pas voir d’éléments scientifiques dans les romans. Si ces éléments scientifiques dépassent les connaissances communément admises, on peut sans doute dire que ce roman est de la SF. L’ADN et l’infiniment petit, la cartographie, la cryptographie, sont déjà des éléments profondément ancrés dans notre quotidien, mais en tant que procédé de la littérature pure, on continue de considérer ces éléments comme encore nouveaux, incompréhensibles, et vulgaires.
Dans un monde où on ne souhaite pas casser ces catégories artificielles, la SF, en tant que genre étrange et pas clairement défini, apporte une grande liberté. C’est ma foi bien pratique.
Actusf : Selon vous, quelles sont les œuvres marquantes en SF et fantasy ?
Enjoh Toh : Jacques Roubaud , La Belle Hortense
Steve Erickson, Les Tours du cadran noir
Richard Powers, Trois fermiers s’en vont au bal
Mircea Eliade, Le Vieil homme et l’officier
Stanisław Lem, Imaginary Magnitude
William Gibson, Hinterlands
Charles Stross, Accelerando
Ted Chiang, Story of Your Life and Others
Et en japonais Kanbayashi Chôhei avec Sentô yôsei yukikaze (La fée de guerre, Yukikaze)
Actusf : Quels sont vos auteurs et œuvres préférés ? En SF et en dehors ?
Enjoh Toh : John Varley. Un auteur sans doute assez peu connu au Japon. Et on ne peut pas non plus dire que c’est un auteur contemporain ; mais pour moi c’est un auteur très important, avec un style un peu ardu, c’est vrai.
Et donc mon œuvre préférée est Gens de la lune. Mais ça reste mon avis !
En dehors de la SF… un peu plus haut j’ai déjà cité La belle Hortense. J’ai enfin pu le lire en japonais cette année. Au Japon, c’est considéré comme une histoire folle et vraiment bizarre, mais il est clair que c’est une oeuvre qui ne se réduit pas à ça.
J’ai pu lire Jacques Derrida et Bernard Derrida, les romans devraient être écrits comme ça.
Actusf : Vos débuts en tant qu’auteur ?
Enjoh Toh : Je me suis lancé parce que je n’avais plus d’argent. Dis comme ça, ça vous paraît sans doute un peu étrange. Vous devez être surpris qu’on puisse encore, au Japon, devenir écrivain parce qu’on a des problèmes d’argent. En réalité, ce genre de choix ne se fait plus ici. Quoiqu’il en soit, ma situation est un peu particulière.
J’étais spécialisé dans la physique à l’université, et après avoir obtenu mon doctorat, j’ai passé sept années en cursus post-doctoral. Dès l’instant où après tout ce temps je n’ai pas obtenu d’avancées significatives, j’ai considéré qu’il fallait que je quitte l’université.
Et qu’est-ce que je savais faire de mieux en dehors du cadre universitaire ? Rien à part écrire.
La situation actuelle de l’université au Japon n’est pas bonne, au point qu’il est difficile de maintenir un enseignement scientifique solide. Le métier d’écrivain n’est pas idéal, mais à tout prendre, la recherche à l’université est bien pire. C’est mieux que si c’était pire, en quelque sorte.
Actusf : Quelle est parmi vos oeuvres, celle que vous considérez comme la plus aboutie ? Quels sont vos thèmes et motifs privilégiés ?
Enjoh Toh : Boy’s Surface. J’ai adapté le sujet de ma thèse. Par conséquent, c’est le thème sur lequel j’ai réfléchi le plus, et que je connais le mieux.
Ce qui caractérise mon œuvre est un certain solipsisme et une structure auto-référentielle. Il me semble que cela revient à réfléchir sur ce qui lie la forme et le contenu. Tout comme adopter une certaine structure rend possible l’écriture, si on essaie d’écrire quelque chose, il faut choisir une structure. Je m’intéresse beaucoup à ce qu’il y a entre ces deux positions, forme et contenu. Deux positions qui devraient coexister dans l’idéal.
Je m’intéresse aussi au problème de la conscience, et aux procédés d’écriture. En ce sens, on peut dire que je ne cherche pas, dans le contenu de mes récits, à faire de la SF. J’aime à penser que la forme prend vie par elle-même. Et que composer un roman qui s’anime d’une vie propre, c’est faire de la SF.
On me dit souvent qu’on ne comprend pas ce que j’écris, mais disons pour simplifier que j’ai une façon bien à moi de faire de la SF.
Actusf : Vos projets ?
Enjoh Toh : Tout d’abord, écrire quelque chose, sachant que c’est ce qui me permet de gagner ma vie. A partir du moment où ma méthode est de réfléchir sur le lien entre forme et contenu, si j’ai une idée sur la forme, je devrais pouvoir écrire de tout. Même si avoir une pleine compréhension de la forme est illusoire.
Voici ce à quoi je souhaiterais parvenir : écrire un long roman et me dégager du solipsisme. Les deux points qui découlent de ma méthode. Réfléchir sur la forme dans un long récit est plus difficile, et jouer consciemment sur la forme, finalement, revient à ne plus pouvoir prendre de distance dans ses choix.
Actusf : Au Japon, y a-t-il beaucoup de lecteurs de SF et fantasy ? Et beaucoup d’auteurs en écrivent-ils ?
Enjoh Toh : Au Japon, il paraît que les années quatre-vingt dix étaient une période où la SF ne se vendait pas beaucoup. Personnellement, je pense que c’est simplement dû à l’absence de nouveaux écrivains intéressants. Les auteurs qui ne pouvaient plus vendre de romans de SF se sont tournés vers d’autres modes d’écriture, policier, horreur, littérature pure ou light novel, sans pour autant laisser de côté les thématiques science-fictionnelles.
Du coup, avec tous ces auteurs de SF s’essayant à une grande diversité de genres, de gros lecteurs se sont mis à lire de la SF sans le savoir.
Je dirais que les lecteurs réguliers de SF sont autour de cinq mille. Plus en tout cas que ceux qui lisent régulièrement de la littérature étrangère, qui seraient aux alentours de trois mille.
Je n’ai pas d’idée précise sur le nombre d’auteurs, mais d’après mon expérience personnelle, j’ai constaté une augmentation des gens, dans leur majorité trentenaires, qui ont lu de la SF pendant leur enfance.
Actusf : Quelle est l’influence de la SF américaine ? Et qu’en est-il du poids des traductions ?
Enjoh Toh : On ne peut qu’admettre une énorme influence.
Les écrivains japonais de SF de la première génération, à la mode lors de la période de forte croissance économique du Japon, n’ont pas réussi la transition avec la génération suivante.
Il y a plusieurs raisons à cela mais les plus importantes sont le développement rapide des technologies et l’élargissement des thèmes, à l’image de la new-wave.
D’où la naissance des controverses autour du « ce n’est pas de la SF ».
Ce débat a aussi eu lieu dans la sphère anglo-saxonne, mais grâce aux traductions, ces nouvelles œuvres ont été importées en tant que SF. C’est suite à ces traductions que le champ de la SF japonaise s’est élargi. On peut d’ailleurs dire la même chose pour les sciences.
Foncièrement, il existait une SF proprement japonaise, ainsi que des développements scientifiques, mais sans l’apport d’une reconnaissance étrangère, les termes de SF et de science n’auraient peut-être même pas existé.
Je simplifie un peu, mais ceci explique sans doute pourquoi des écrivains tels que Greg Egan et Ted Chiang n’ont pas vu le jour au Japon.
Actusf : Quels sont les thèmes abordés par la SF japonaise ?
Enjoh Toh : Je vais encore simplifier, mais la SF japonaise traditionnelle est une SF sur la technologie. Je ne pense pas que ce soit si différent ailleurs. J’inclus dans cette catégorie les romans sur les découvertes spatiales et ceux qui ont foi en l’homme et dans l’avenir.
D’autre part, on a aussi des récits sociologiques et sur la conscience qui utilisent un cadre science-fictionnel. Les œuvres admises comme littéraires appartiennent plutôt à ce type d’ouvrages.
On voit beaucoup dans ce type de récits des interrogations sur le libre arbitre ou la conscience, et les changements sociaux. Ou encore une expérience de pensée sur le devenir du monde actuel, avec la dystopie comme seul avenir envisageable.
J’ai l’impression que toute la SF tend vers une fiction sociale, et décrit des sociétés qu’il est impossible d’appréhender sans bagage scientifique.
Mais c’est un thème qui n’est pas propre au Japon, et qu’on peut trouver dans la SF d’autres pays. Donc, ce qui ferait l’originalité du Japon, ce serait une « subtile » variation dans l’usage de ces thèmes. Il est en effet difficile de se détacher de l’influence de traductions, présentes depuis longtemps.
En 2007, au moment de la convention mondiale de SF au Japon, j’ai ressenti que les auteurs de SF japonais avaient davantage le désir de « se penser en tant que machine ou processus physique ». Pas dans le sens de vouloir comprendre comme une machine. Mais plutôt dans le sens de devenir une machine ou une structure. Mais c’est ce qui ressort de quelques conversations, il est donc difficile de généraliser.
Actusf : Que pensez-vous du phénomène des light-novel ?
Enjoh Toh : Dans un premier temps, on doit souligner que ce genre a déjà plus de vingt années d’existence. J’ai actuellement trente-sept ans, on peut dire que j’ai grandi avec les light novel. L’existence de ce phénomène ne me choque donc pas particulièrement. On m’a même demandé d’en écrire.
C’est vrai que c’est un genre particulier, différent des romans pour adolescents. Beaucoup de gens critiquent ces livres sans en lire mais en réalité, la plupart des expériences novatrices ont lieu dans ce domaine. Les jeux de mots, les références aux œuvres du passé ainsi que les néologismes sont légion.
Je vais passer du coq à l’âne mais l’espérance de vie s’est allongée. Cela a permis de séparer les temps de lecture en trois étapes : les primaires lisent des livres prescrits, les collégiens et lycéens des light novel, et les adultes de la littérature.
Je crois que le light novel est la forme la plus adaptée au processus cognitif des collégiens et lycéens. Que ce soit en bien ou en mal est un autre problème. L’expérience de lecture est quelque chose de complexe : il y a toujours des livres difficiles à lire, et d’autres qu’on n’est pas capable de lire.
Comme vous avez pu le voir dans les œuvres qui me paraissent importantes, je n’ai pas beaucoup d’intérêt pour les livres classiques appartenant à un genre bien défini.
Le genre des light novel est un peu désordonné, mais je crois que quelque chose d’original et nouveau naîtra de ce désordre.
Je pense souvent que les jeunes filles n’ont pas besoin de s’habiller si court, mais j’ai un peu changé d’avis en lisant La belle Hortense.
(note : je crois qu’il veut dire que même en faisant n’importe quoi, il en sort toujours quelque chose… cette phrase est assez obscure)
Actusf : En France, la SF japonaise est surtout connue au travers des mangas et animés. Y a-t-il au Japon une influence réciproque entre romans, mangas et animés ?
Enjoh Toh : Il y a bien une influence importante économiquement. Je ne plaisante qu’à moitié, mais même si on exclut les adaptations directes en mangas et animés, ce n’est pas négligeable.
Je me demande même si actuellement le manga n’est pas le média le plus littéraire et inventif.
Romans, animés, mangas, films sont tous des médias différents. Je ne m’intéresse pas trop à ce qui les relie entre eux. Il me semble que chacun de ces médias a sa propre manière d’exprimer les choses.
Si on considère chacun de ces médias sur un pied d’égalité, je pense qu’il y a des influences réciproques qui ne s’arrêtent pas à leur contenu, bien que je ne sache pas exactement ce que sont ces influences.
De toute façon, pour produire quelque chose, on doit faire appel à des références. Naturellement, on peut penser qu’il vaut mieux lire de la littérature classique plutôt que regarder des animés ou lire des mangas. Je vais me montrer un peu extrême, mais autant laisser cette façon de penser à ceux qui écrivent de la littérature pure.
Romans, animés, mangas et films forment en quelque sorte un même package, un tout avec les mêmes références. C’est un système qui s’est formé historiquement. Je ne sais pas si on peut parler de système intelligent, mais nous avons grandi avec. Qu’il se poursuive ou qu’on le détruise, il reste notre terreau commun.
Est-ce que ces influences sont importantes ou pas, on le saura avec les œuvres à venir. Moi je parie sur la diversité et le chaos.