La carrière littéraire de J.G Ballard a connu un début assez banal : jeune, il fut inspiré par l’amour des comic books. A partir de là, cependant, il mit un style unique et personnel dans son écriture de science-fiction, produisant quelques-uns des plus importants écrits de la Nouvelle Vague anglaise des années 1960. Ballard a désormais acquis une renommée mondiale pour des œuvres littéraires qui ne peuvent plus être strictement réduites à de la science-fiction. A-t-il digressé du genre de ses débuts ?
« Je me suis toujours considéré comme un auteur de science-fiction, et au cours des années j’ai admiré un grand nombre d’auteurs de SF. J’ai toujours estimé que la science-fiction était l’immensément importante, la véritable littérature du 20ème siècle. Je n’ai jamais joué de rôle particulier dans le monde de la SF – pas aux Etats-Unis, du moins, car la SF a pris une autre direction. Il y a deux écoles de science-fiction, le noyau dur formé par Heinlein, Asimov et compagnie, et la branche imaginative portée par Bradbury, Sturgeon et les autres, vers laquelle je suis naturellement plus incliné.
La science-fiction fait partie d’un courant plus large. La façon dont l’écrivain de l’imaginaire voit le monde est la manière dont l’écrivain de SF voit le monde. Donc un livre comme Le Jour de la Création, qui n’est pas de la science-fiction, voire L’Empire du Soleil, qui s’en éloigne franchement, possède néanmoins le même genre de mécanisme inconscient à l’ouvrage, générant des ouvrages comme mes écrits de la première heure Le Monde Englouti et La Forêt de Crystal.
L’écrivain de l’imaginaire puise dans un réservoir d’idées qui parlent à notre imagination depuis la nuit des temps. La magie des forêts, l’étrangeté des déserts, le pouvoir des fleuves sacrés, sont des archétypes auxquels nous sommes réceptifs. Le concept même de Le Jour de la Création ne nécessitait pas une grande dose d’originalité. L’originalité provient du fait que la rivière a été créée accidentellement par un homme qui devient tellement obsédé par sa création qu’il décide de la parcourir pour en tuer la source. J’ai trouvé qu’il s’agissait d’un réservoir riche en émotions et en idées à mesure que j’écrivais cette histoire. »

Le surréalisme a toujours eu une forte influence sur moi.
Les tentatives de Ballard de transcender les codes du genre semblent davantage couronnées de succès que celles de confrères de la littérature populaire aventurés dans la science-fiction. « Quand les auteurs populaires ont mis leur nez dans la science-fiction, avec le désir secret d’en retirer un mérite technique enthousiasmant, beaucoup ont eu tendance à être plutôt pompeux. Ces ersatz de science-fiction ont montré la faiblesse de l’imagination populaire quand il s’agit de se confronter à un système radicalement différent. Leurs prémisses sont fausses, ils pensent toujours comme les auteurs populaires du 19ème siècle ou du début du 20ème siècle. Ils n’ont pas cette faculté, propre aux auteurs de science-fiction « sevrés », d’embrasser une sorte de vision surréaliste de la réalité.
Le surréalisme a toujours eu une forte influence sur moi. D’ailleurs, « influence » n’est pas le mot exact – le surréalisme a corroboré ou confirmé mes propres croyances sur la nature de l’imagination au 20ème siècle, à savoir la nécessité d’une approche plus radicale. On ne pouvait plus accepter la réalité telle quelle, comme les écrivains du 19ème siècle le faisaient. Il fallait davantage bousculer l’ordre établi. Cela s’effectue – par analogie – en se mettant dans la peau d’un activiste politique tenant de renverser l’ordre établi. Il y a un point où un acte radical doit entrer en jeu. Je n’irai pas jusqu’à lancer une bombe dans un théâtre rempli de spectateurs, mais… Je crois pouvoir affirmer que certains de mes romans, comme I.G.H. et Crash !, sont des romans terroristes dans le sens où ils sont conçus pour provoquer délibérément. C’est vrai en ce qui concerne la plupart de mes écrits.
Les auteurs de SF ont tendance à marcher sur des œufs, à placer des panneaux « Attention : nouvelles tendances droit devant » un peu partout. C’est une fonction sociale et créatrice importante, mésestimée par de nombreux critiques populaires qui encensent des grands comme Aldous Huxley et George Orwell, à juste titre, mais qui ont tendance à sous-estimer la fonction de la science-fiction moderne dans le sens qu’elle n’a de cesse de commenter son contemporain. Depuis les dernières quarante ou cinquante années, même si le lecteur lambda est incapable de citer le nom d’un auteur de SF, la plupart des gens ont assimilé les principaux messages d’avertissement, la vue d’ensemble du futur véhiculée par les auteurs de SF. Bien que leurs écrits aient été peu ou mal diffusés, le pouvoir de leur imagination, de leurs avertissements et de leur vision de ce que sera le monde de demain est suffisamment pertinent pour transparaître dans la culture même la plus grand public. Ce n’est pas une question de prédire quand se produiront les révolutions technologiques pour l’aspirateur ou la bombe atomique, mais de diffuser une texture, un moule auquel nos vies se conforment dans le présent et se conformeront dans un futur proche. Je pense que c’est ce que la science-fiction a de plus remarquable.

J’ai espéré que la science-fiction puisse élargir son champ de vision
Mais j’ai espéré que la science-fiction puisse élargir son champ de vision, son réservoir d’idées et son vocabulaire et ses ambitions. Ce que je regrette, c’est la manière dont récemment – et je trahis peut-être mon âge – la science-fiction des années 1950 (qui aurait bien de la peine à trouver éditeur aujourd’hui), cette sorte de préoccupation réaliste pour les problèmes d’aujourd’hui, est d’une certaine façon en dissonance avec toutes ces sagas d’épée et de sorcellerie et de futurisme estampillées science-fiction. »
Non seulement le réalisme des années 1950 mais aussi l’enthousiasme tout particulier de la SF britannique des années 1960 semblent avoir déserté le genre aujourd’hui. Réapparaîtra-t-il un jour ? « Que l’Angleterre puisse un jour faire revivre le frisson des années 1960, je ne sais pas. Ce sera l’apanage d’une autre génération. C’était très excitant comme période. Beaucoup de choses allaient de soi à l’époque. Une fois que l’apaisement d’après-guerre s’installa, l’urgence de se débarrasser une bonne fois pour toutes du système de classes était si pressante que le système s’est effondré. Les gens se sont purgés de cette société du 19ème siècle répressive et ont adopté une mode de vie plus ouvert et dynamique, laissant de côté cette obsession pour les conventions sociales. Si cela pourrait se reproduire, je n’en sais rien. »
Pour la promotion de Empire du Soleil, Ballard a traversé l’Amérique d’est en ouest.
« Je n’ai pas vraiment eu le temps de m’adonner à l’échange de casquette écrivain/relations publiques. Ne vous méprenez pas : j’adore ce voyage. C’était génial de rencontrer tous ces gens. J’ai vraiment apprécié de voir des endroits comme Miami Beach, où j’ai été fasciné par le charme des hôtels Art Deco aux couleurs de glaces à la crème. Le sable blanc et le ciel caribéen. L’ambiance est tellement lénifiante et calme que le temps s’arrête ici. Le soleil n’est pas vraiment notre spécialité à nous, anglo-saxons. Je suis extatique au moindre rayon de soleil.
Le voyage ne dure que douze jours, alors que la promotion du film de Spielberg a duré des mois et des mois. Ca en valait la peine, mais étant d’un naturel timide, j’ai hâte de retourner à l’anonymat.
Interview traduite par Julien Morgan. Un grand merci à lui !