Actusf : D'abord comment est née l'idée de cet univers avec de multiples peuples extraterrestres ?
Jean Millemann : En guise d'introduction, il me semble nécessaire de préciser, pour les personnes qui ne me connaissent pas, quelques petits points. Ainsi, j'ai toujours considéré que, généralement, en matière de littérature et plus spécifiquement de science-fiction, le propos devait primer sur le décor ou les protagonistes. Ce qui compte est plus ce que l'on dit in fine que la manière dont on énonce les choses ; cette manière c'est de la technique littéraire, des engrenages, des boulons, du cambouis, des trucs, des recettes, des astuces. Cela ne m'intéresse guère de l'exposer, car ce faisant je me prendrai pour un auteur avec un grand A, un qui sait, un qui enseigne. Je n'écris pas des manuels scolaires ou universitaires, je me contente, du mieux que je le peux, de raconter des histoires qui fassent rêver, pleurer, rire (mais là, je ne suis pas le meilleur) ou réfléchir.
De même, j'ai toujours ressenti un certain malaise à l'idée d'attribuer mes écrits à un courant littéraire ; ainsi, le recueil "Fumeterre" avait été composé justement pour explorer, à l'époque (début des années 90) ce que pouvait recouvrir le terme "cyberpunk". A mes yeux (mais ceci n'est qu'une approche personnelle, et ne se veut aucunement une vérité première), la science-fiction est avant tout un moyen d'explorer plus loin les possibles, d'essayer de frotter à une réalité potentielle certaines idées qui pourraient sembler dérangeantes, ou très prégnantes. J'avoue, sans aucune gêne à ce propos, avoir été influencé par Ursula le Guin, ou encore Eric Frank Russel. Encore une fois, je le répète, je ne prétends aucunement donner des leçons en science-fiction ou en littérature ; je tente simplement d'utiliser les décors et les codes de l'imaginaire au sens large du terme pour servir un propos. Car (et en cela je rejoins totalement Elisabeth Vonarburg) je considère en effet que tout écrit est un mensonge, et qu'il appartient à l'écrivain, dans le cadre de son contrat implicite avec le lecteur, de rendre cet écrit crédible.
Petite parenthèse : je ne sais pas si l'univers abrite d'autres races intelligentes capables d'engendrer des civilisations galactiques. Et, si je suis honnête, tout au fond, je m'en moque même un peu. En effet, leur existence, si elle devait s'avérer, serait à mes yeux moins importante que les répercussions qu'une telle information pourrait avoir sur ce que nous sommes, sur notre vision de la vie en société, sur ce que, nous êtres humains, faisons de nos vies. L'information en soi est plus essentielle que la réalité que couvre cette information, puisque c'est à partir de telles informations que nous nous définissions tous les uns par rapport aux autres.
Pour en revenir à Sanshôdô, je souhaitais travailler sur des questions assez générales et nécessitant, de ce fait, de très nombreux points de vue. Je pense que chaque race intelligente (si tant est qu'il y en aie plusieurs, ce qui est très probable mais loin d'être une certitude) a ses propres codes culturels, sa propre manière d'appréhender l'existence, d'appréhender la vie en société, d'appréhender sa propre personne. Pour exposer mon propos sur la vision de l'autre, il me semblait nécessaire d'être le plus exhaustif possible, et de ne pas me retrouver dans une impasse littéraire faute d'avoir su, dès le départ, amasser une quantité suffisante de potentiels ne demandant qu'à être explorés ; et ce petit truc, je le tiens d'Elisabeth Vonarburg, une nouvelle fois, qui m'a servi peu ou prou un jour cette analogie : « Uns histoire, c'est comme un château de sable. Tu fais un tas de sable, tu en empiles le plus possible, puis tu creuses, tu rejettes, tu ôtes le superflu. Quand tu vois que tu ne peux plus rien enlever sinon tout va s'écrouler, tu auras construit un superbe château. »
C'est pour cela que, dans « Sanshôdô », l'univers grouille de vie. Sans compter que cette pensée d'un univers intensément peuplé est tout à fait dans l'air du temps, et que les lecteurs potentiels de mes écrits ne s'y retrouveraient pas perdus.
Actusf : Comment s'est constitué ce recueil ?
Jean Millemann : La nouvelle « Lanatkka-nagui », date, dans sa première version, des années 90. A l'époque, je voulais rédiger une sorte d'anti-Fumeterre, mon premier recueil de nouvelles, qui lui était beaucoup plus sombre, beaucoup plus violent. Je souhaitais le faire pour, ainsi que je le fais systématiquement, expérimenter certaines voies de l'écriture. Là, il s'agissait de dire des choses similaires en usant d'un biais totalement différent et en suscitant d'autres émotions que la colère, ou la rancoeur. J'ai pu bénéficier, à l'époque, de conseils scientifiques et en terme de ressentis, de la part de certaines personnes au nombre desquelles je me dois de remercier Norman Molhant, dont la science et la culture ont permis de gommer certaines des aspérités en renforçant la crédibilité du texte (le mélange d'aliments en proportions racémiques, par exemple, est totalement de son fait, pour ne citer que cela).
Depuis l'époque de « Fumeterre », j'ai évolué, et mon regard sur l'autre a beaucoup changé. Régulièrement, je revenais sur cette nouvelle, et j'avais toujours le projet d'en faire quelque chose de plus grand, de plus long, en y abordant, toujours sous l'angle d'un jeu de questions-réponses, beaucoup plus de choses. J'avais même proposé à Nathalie Dau de la publier, mais cela n'a pu se faire en l'état, la longueur du texte, devenu entre-temps une novella, ne se prêtant guère à une publication seule.
Je connaissais Xavier Dollo, fondateur de Ad Astra, depuis fort longtemps. J'avais également sous le coude un roman de fantasy, intitulé « Un trône pour la Libellule ». Je lui ai donc proposé ce roman qu'il avait déjà lu il y a quelques années, quand il a officiellement lancé la maison d'édition. Et ce fut une catastrophe. Le roman, pourtant contenant de très bonnes choses, nécessitait un travail titanesque pour voir être publié. J'ai donc arrêté les frais assez rapidement, avant que ce roman ne devienne une arlésienne. Pour éviter à Xavier un trou dans son catalogue, je lui ai proposé « Lanatkka-nagui ». Et pour faire bonne mesure, j'y ai adjoint « Leboeuf se paye une toile », qui lui aussi, à sa manière, traite des mêmes sujets que la novella.
J'avais commis également, pour l'anthologie « Arcanes », la nouvelle « Trois petits pas vers la sérénité » qui, coïncidence (si tant est qu'il y en ait eu une) complétait à merveille les deux autres récits. Corine Guitteaud, chez qui était parue cette dernière nouvelle, a eu la gentillesse de m'autoriser à l'utiliser avant que ne soient échus les droits. Simon Pinel, excellent directeur littéraire, m'a fait retravailler les textes. Et c'est ainsi qu'est né le recueil.
Actusf : Comment sont nées chacunes des nouvelles ?
Jean Millemann : En ce qui concerne « Lanatkka-nagui », je pense avoir déjà répondu plus haut. « Leboeuf se paye une toile », écrit quelques années après « Lanatkka-nagui », est clairement une nouvelle policière avant d'être une nouvelle de science-fiction, à mes yeux. Cette nouvelle a été écrite au temps où le Fleuve Noir, après quelques vicissitudes, avait scindé sa collection en plusieurs sous-collections, dont l'une était intitulée « SF-Polar ». La fusion des genres littéraires est en quelque sorte un des mes dadas ; je ne verrais aucun inconvénient, pour ma part, à ce que l'étiquette science-fiction »disparaisse de la couverture des bouquins. Un livre avant tout, raconte une histoire, et tout le reste, la narration, les lieux, les codes culturels, n'est, à mes yeux, que du décorum. Je reconnais que cela peut sembler prétentieux, mais, et je tiens à le préciser, ce propos ne se veut que l'expression de ma pensée actuelle, qui peut changer au cours du temps, et en aucune manière je ne pose ceci en tant que dogme. Donc, fusion de science-fiction et de polar, que voilà une idée qu'elle me semble jolie : prendre les ressorts du polar, les mélanger à ceux de la SF, mettre en lumière leurs points communs, ceci est jubilatoire, pour moi. Dont acte, un flic bougon et misanthrope, figure bien connue du polar, qui se frotte à une enquête qui 'oblige à remettre en perspective sa vision de l'humanité.
Et, pour finir, ma petite dernière, le trois petits pas. J'avais fait la connaissance, dans les années 80, d'un type qui était avec moi en fac, et qui, tous les étés, allait en Afrique creuser des puits pour aider les populations locales. Ce fut lui qui me parla de la tradition des trois thés, et qui me les fit goûter. Cette petite parabole avec ces trois étapes, « amer comme la vie », « fort comme l'amour » et « suave comme la mort » m'interpellèrent à l'époque, et continue de me hanter. Le temps a passé sur cela, et ma vision des choses a changé. Mais toujours, il y avait ces trois thés et leur symbolique propre.
Puis Fabien Lyraud m'a tanné pour que je lui écrive une nouvelle pour l'antho « Arcanes ». Il a bien fait. J'avais hérité de l'arcane « La justice ». ça tombait bien, j'ai un grand copain qui est juge, et on avait déjà pas mal discuté de la justice ensemble. Sans compter que ce thème m'était cher (pour mémoire, j'avais rédigé, pour l'anthologie « Le jour de l'an mille » chez Nestiveqnen, une nouvelle intitulée « Frère Justice »). Mixez tout cela avec l'image d'un dragon zen, et la sauce a pris toute seule.
Actusf : Dans les deux premières nouvelles, vous mettez au contact des humains des ET qui n'ont pas une apparence à première vue très avenante, la Nagaï et les Arachnoïdes. Aviez-vous envie de jouer avec une forme de répugnance/attirance pour mieux bousculer le lecteur sur les thèmes de la différence ?
Jean Millemann : Je voulais, pour protagonistes de ce recueil, des êtres fondamentalement différents des humains. Je ne trouve pas, pour ma part, Lanatkka-Nagui laide. Elle est foncièrement différente de nous ; et elle en parle également, en disant dans le récit que, aux yeux de ceux de sa race, elle n'est pas un parangon de beauté. De même, Cocotte ou la reine des araignées ne sont pas moches en soi. Si j'ai voulu bousculer le lecteur par l'apparence des zitis, cela a très certainement été effectué inconsciemment. Pour la crédibilité du récit, pour servir le propos de mon discours, il était vital que les zitis soient foncièrement différents. Je reconnais qu'utiliser l'image d'un serpent ou d'une araignée peut sembler provocateur, mais... Il existe des espèces d'araignées splendides, et je m'émerveille souvent au spectacle d'une épeire diadème, au centre de sa toile couverte de rosée, alors que les rayons du petit matin l'éclairent. Et que dire de cette couleuvre à collier qui me fait l'honneur de nicher, non loin de ma demeure, dans un muret de pierres sèches ? Ces animaux sont beaux, à mes yeux, parce qu'ils incarnent la vie, parce qu'ils incarnent une certaine forme d'équilibre, quand la nature dote, en proportions adéquates, un jardin de touts sortes d'animaux : sauterelles, criquets, fourmis, abeilles sauvages et domestiques, hérissons, forficules, cloportes, pucerons, même, tous ces petits êtres qui nous montrent, jour après jour, que si nous existons, c'est pour partager tout cela, au-delà des apparences.
Actusf : Comment voyez-vous les héros "humains" de ces deux premiers textes ?
Jean Millemann : Bon, allons-y, texte après texte.
Le héros de « Lanatkka-nagui » est anonyme, et c'est un choix volontaire. « Lanatkka-Nagui » doit beaucoup à des auteurs comme Thomas Moore ou Voltaire. Ce n'est pas ce qu'il est qui est important, c'est le fait que chacun puisse s'y reconnaître, au moins en partie. Je l'ai donc voulu très humain, il nous représente tous, avec nos questions et nos indignations : du moins, c'est ainsi que j'ai essayé de le créer. Il est transparent, pour que chaque lecteur puisse se l'approprier, et s'identifier à lui, de manière à ce que le discours des zitis devienne plus fort, et provoque plus de résonances, plus d'harmoniques intellectuelles, oserais-je même dire.
Frédéric Leboeuf : ah, le pitt-bull. J'ai une tendresse particulière pour les gens affublés de disgrâces physiques, que ce soient des handicaps, des malformations, ou encore de simples différences. Je me suis inspiré pour son physique d'un copain. J'ai rajouté sa passion pour les vieilles bagnoles en référence à un autre copain qui collectionne les vieilles motos. Et enfin, j'ai coulé le tout dans le moule d'un inspecteur misanthrope et bougon, têtu et borné. J'aime beaucoup Leboeuf, et probablement me ressemble-t-il bien plus que je ne l'admettrais jamais. Et comme je ne pense pas qu'il soit utile que je parle plus de moi, passons à Sean Destich.
Sean Destich est l'anagramme d'un copain, je vous en ai déjà parlé, c'est celui qui est juge. Je ne peux révéler son nom, car il est tenu par une obligation de réserve en raison de son métier, mais je me le suis imaginé, lui qui est un grand fan de science-fiction, dans un vaisseau spatial. Je vous avais dit qu'il aimait également la fantasy ? Il fallait donc un dragon, et ça tombait bien, j'avais expérimenté et construit le Denryû sur un jeu gratuit en ligne (Croquemonster, histoire de situer la chose pour ceux qui aiment les petits détails). Un dragon zen, ça me semblait tout à fait approprié pour rencontrer Sean Destich. Avec, cela allait de soi, un petit peuple aux côtés du dragon, d'où les tanukis. Je voulais faire des trois petits pas une nouvelle sereine, joyeuse, mais qui traite de sujets graves. J'espère que j'ai atteint mon but.
Actusf : Sanshôdô est un recueil que certains ont pu qualifier d'attachant. D'autres ont parlé de son humanité ou de sa tolérance, presque de philosophie parfois. Qu'aviez-vous envie vous de faire avec ce recueil ?
Jean Millemann : Depuis que j'écris, j'ai dépassé, du moins je l'espère, le stade de l'égo à vif. Je me moque réellement, sincèrement, que mon nom soit reconnu, ma vie réelle, celle dans laquelle je bosse en usine, soigne mon jardin et vis avec ma femme, me suffit amplement.
Si « Sanshôdô » devait être couronné par un prix (il vient d'être sélectionné pour un tel truc), j'en serais heureux pour l'éditeur, et parce que cela donnerait plus de lisibilité à ce texte. Mais dans le fond, les prix littéraires, ce n'est pas trop ma tasse de thé. Ça vire facilement au copinage, cela dépend du boulot des autres auteurs au même moment, cela varie selon la distribution ou non du bouquin, bref, j'ai tendance à trouver tout cela très subjectif (mais ceci, une nouvelle fois, est une opinion toute personnelle, et je ne jette nullement la pierre aux prix littéraires ; c'est simplement ma vision des choses et, à tout prendre, elle est, si ça se trouve totalement fausse).
Cependant, j'aimerais que Sanshôdô soit lu. Simplement parce que je pense que, fondamentalement, c'est un livre qui peut faire du bien aux gens, qui peut dans une certaine mesure les rasséréner, les faire sourire, les émouvoir au bon sens du terme (c'est-à-dire sans indignation, mais avec un soupir de contentement).
Et puis, aussi, ce serait bien que ce livre se lise, parce que Ad Astra, petite maison d'édition, mérite le succès. Et il serait temps que Xavier Dollo, qui a consacré énormément d'énergie au livre et aux auteurs, gagne un peu d'argent.
Actusf : Retrouvera-t-on cet univers ou certains personnages dans d'autres récits ?
Jean Millemann : Je ne le sais pas encore... Peut-être. J'ai des idées pour Leboeuf, en tout cas.
Actusf : Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ?
Jean Millemann : Je suis en train de rédiger une nouvelle pour l'antho « En-dessous ». Et il faut que je finalise une nouvelle version de « Fumeterre » pour Ad Astra. Et j'ai encore d'autres projets sous le coude (dont une réécriture totale de « Un trône pour la Libellule »).