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ITW Robert Jordan
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ITW Robert Jordan

Écrire au long cours
 
« Avant d’écrire, de me lancer, je cherche toujours à savoir quelle proportion du synopsis je vais pouvoir intégrer à mon roman. J'ai les grandes lignes en tête, mais quand je m'installe, que j’entame mon périple (comme je dis), je dois trouver le moyen d’y placer tous les morceaux, toutes les pièces du puzzle. Au début, je pensais terminer La Roue du temps (The Wheel of Time) en six livres ; ça ne devait pas me prendre plus de six ans. Oui, j'écris assez vite en fait. Par exemple, il m’a suffit de 24 jours pour finir mon premier Conan. (J'en ai signé sept – pardonnez-moi, Seigneur ! – , mais grâce à cela j’ai pu payer les factures pendant quelques années…) Pour Cheyenne Riders, mon western, le contrat fixait des délais particulièrement stricts ; au final, ce sont 98 000 mots que j'ai composés en 21 jours, un rythme diabolique. Je n’avais même pas d’ordinateur à l'époque, je me servais d'une IBM Correcting Selectric ! »

« Dès les ébauches du premier tome, je savais comment La Roue du temps finirait. La toute dernière scène, j'aurais pu l’écrire il y a 20 ans – avec des mots différents certes, mais le dénouement aurait été le même. Quand on m'a demandé de décrire cette série en six mots, j'ai répondu : « Choc Culturel, mondes bouleversés : réagissez ! Je sais, ça n'en fait que cinq, mais je déteste être trop bavard. » Je voulais inverser l'ingénierie de la mythologie, modifier les personnages des premières scènes et en faire ceux que l'on quitte finalement – un groupe de campagnards qui perd petit à petit son innocence. Ces gens devaient être candides et répéter à longueur de journée « Waouh, ben bon dieu ! » devant tout ce qu’ils croisaient en dehors du village. À leur retour, ils ne seraient plus les mêmes. »

« Quand je me mets au travail, il me paraît toujours possible de rassembler tous les détails en un seul roman, et puis rapidement je m’aperçois qu’il manque plein de choses, alors que j’en suis déjà à mi-chemin. Du coup, il faut trouver un moyen de tout reprendre en laissant de côté une partie de l'histoire. Il m'a fallu quatre ans pour écrire L’Invasion des ténèbres (The Eye of the World), sans parvenir à y intégrer finalement tous les éléments prévus – même chose pour La Grande Chasse (The Great Hunt). Aujourd’hui, je n’en suis plus là, les choses sont plus simples. Pour Le Poignard des rêves (Knife of Dreams), je me le suis encore dit : « Il faut que ça tienne en un seul livre : c'est l'avant-dernier volume ! » Cette fois j’ai réussi. Enfin, sauf pour une partie, mais ce n'est pas grave. Elle aurait sans doute pris 300 pages de plus et je sais comment l'ajouter à moindre frais au roman suivant. »
 
Physique quantique et Fantasy
 
« On me demande souvent comment j’en suis venu, moi le physicien de formation, à écrire de la Fantasy. En fait, le point de départ c’est un paradigme simple qu'on étudie en première année : l’expérience du chat de Schrödinger. Pour un ingénieur, aucune hésitation : « Impossible de dire si l’animal est mort. Il faut ouvrir la boîte pour le découvrir. » À l’inverse, la réponse d’un physicien sera plus nuancée (s’il a un penchant pour la physique quantique) : « Le chat est à la fois mort et vivant. Il ne sera fixé dans un état ou dans l’autre qu'à l'ouverture de la boîte. » Si vous pouvez réellement intégrer ce concept, il ne vous sera pas difficile d’écrire de la Fantasy ! »

« Je m’intéresse parfois à la mythologie, mais je crois que si on l'étudie de trop près, on finit prisonnier et on devient réticent à l’idée de tordre ou de modifier les choses. En physique, c’est le point de départ de toutes les interrogations : « Comment ça marche ? À quoi ça peut me servir ? Mmm… Je me demande à quel point je peux le plier sans qu’il casse... » Un temps, j’ai réellement envisagé de rédiger une thèse en optique quantique, mais ça ne date pas d’hier et depuis je ne me suis pas tenu au courant (même si j'aime vraiment toutes ces notions de particules, de pouvoirs et de forces). On me colle parfois avec d’autres physiciens, pour des tables rondes. Je ne comprends pas pourquoi ils me font ça, j'ai trente ans de retard ! Je passe la plupart de mon temps à me demander de quoi ils peuvent bien être en train de parler… Enfin j'ai trouvé une ruse pour m’en tirer : j’oublie la physique, je parle théologie. Et mes interlocuteurs ne s’en aperçoivent pas ! Encore une fois, cela montre bien que la physique est une base idéale pour la Fantasy. »
 
Le bien et le mal
 
 « Et puis il y a l'aspect moral. En Fantasy, on peut garder une démarcation entre le bien et le mal, si mince soit-elle. C’est ce que les gens veulent, je crois. On trouve tellement de romans où l’ambigüité règne, où le bien n’est pas tant le revers du mal qu’un reflet indissociable. Souvent,  on est incapable de les distinguer. Quand on en parle dans la littérature populaire, tout ça s’accompagne d'un clin d'oeil pour bien montrer que ce n’est pas sérieux, alors qu'en Fantasy rien ne nous empêche de trancher un peu plus les choses : « Voilà le bien et voilà le mal. » D'accord, la différence est dure à trouver parfois, mais ça vaut la peine de chercher. »

« Il arrive qu’on se trompe, mais ça ne veut pas dire qu’on doive faire pénitence ou s’immoler. Il faut continuer à vivre et essayer de faire le bon choix la fois suivante, conscient de notre condition d’être humain qui fera toujours des erreurs, parfois importantes. »

« Personne ne se réveille un beau jour en se disant : « Je suis un tortionnaire » ou « Tiens, je vais devenir un tyran. » Au début, on trouve une simple envie de pouvoir, de puissance. C’est ce qui motive même les tueurs en série, les violeurs, les monstres en tous genres… Mais restons en à notre premier exemple. Vous voulez accéder au pouvoir alors vous vous persuadez que ce sera bénéfique pour tout le monde. Les politiciens fonctionnent comme ça. Il y a aussi ceux qui se disent : « Je veux diriger, et si les gens croient que c'est une bonne chose, tant mieux, mais je n'en ai rien à faire tant que c'est bon pour moi. » Ils ne pensent pas être mauvais, ils essaient simplement de faire ce qui est mieux pour eux. Pourtant ils sont sur la voie de la tyrannie. Parfois on peut malheureusement en dire autant de ceux qui se préoccupent du bonheur des autres. Si en pensant faire le bien, vous finissez par asservir des millions de gens, comme Lénine en Russie, est-ce que ça fait de vous une mauvaise personne ? Évidemment. »

« Un politicien russe, fan de mes romans, m’a expliqué comment il présentait mes livres à ses amis quand il les leur offrait : « Je leur dis bien que ce ne sont pas des manuels de politique, mais des manuels de poétique du politique. » Je n'y avais jamais songé, mais il y a cet équilibre : d'un côté la pureté absolue des valeurs que vous défendez, de l'autre celle de vos ennemis et ce qu'ils sont prêts à faire. Parfois vous conservez votre identité intacte tout en écrasant vos ennemis, ou en les repoussant, si vous voulez utiliser un terme moins agressif. (Ça veut quand même dire leur botter le cul.) Mais quelques fois, c'est impossible. Et si vos valeurs vous mènent droit à la défaite, que valent-elles ? Alors on fait des compromis pour gagner, on s’avance sur la pente glissante du mal nécessaire. »

« Et le drame, c'est qu’il est vraiment nécessaire. Le monde n'est pas noir ou blanc ; la réalité est souvent épineuse. Il faut être habile pour s’imposer sans toutefois se trahir, sans adopter les valeurs de l’ennemi. Les médias s’évertuent souvent à trouver des excuses au mal : « Il a eu une enfance épouvantable, on ne peut pas lui reprocher d’avoir tué 40 femmes à la hache. » Je grossis un peu le trait, mais pas tant que ça. Les gens bons, incapables de compromission, sont rares, et la plupart d’entre eux sont dysfonctionnels. Nous avons tous une part d’ombre ; reste à savoir si elle est importante ou non. J'étais cynique et fier de l’être autrefois, puis quelqu'un m’a dit : « Oh, un cynique, ce n'est rien qu'un romantique raté. » De nos jours, le cynisme est une option bien trop facile. »
 
Religion
 
 « On me demande parfois pourquoi on ne trouve pas de religions organisées dans mes romans. (Oui, mes fans me posent des questions sur tout !) L’attrait principal de ces organisations, c'est de pouvoir se réunir pour effectuer les rituels, réaffirmer ainsi sa foi et en témoigner devant ses paires, pour une consolidation mutuelle des croyances. Mais dans un monde où les miracles sont communs, où n'importe qui peut voir la Main de Dieu ressusciter les morts, une religion organisée n'a pas la même importance. Tout tient dans cette manifestation quotidienne du Créateur. Pourtant Rand est une figure messianique, c’est vrai. Il devra mourir pour sauver l'humanité, selon la prophétie.  »
 
La Roue du temps : les reliefs d’un récit
 
« Avant d’entamer La Roue du temps, je m’étais fait une chronologie rapide qui couvrait plus de trois milles ans. Je voulais créer l’illusion d’un monde réel, où je pourrais égrener discrètement des références historiques imaginaires. Chez moi, pour dire qu’un événement ne date pas d’hier, on dit que ça s’est passé « avant la seconde Manassas ». C’est une bataille de la guerre de sécession, mais personne à Charleston n’aura besoin de cette explication. Je voulais cette même toile de fond historique pour La Roue du temps. »

« D’abord, il y a eu un brouillon, où on trouvait noir sur blanc tous les points importants. Puis au fil des jours et de mes réflexions, je complétais la chronologie : « Si ça c'est arrivé ici et ça là, alors quelque chose comme ça a dû arriver là-bas. » C’est comme ça que l’'histoire prend forme, lentement. Ensuite les lecteurs s’en sont emparés, ils se sont aperçus que le roman n’était que la partie visible d’un ensemble plus complexe. La première fois qu’on m’a interrogé à ce sujet, je me suis dit : « Mon dieu, ce type doit être taré ! Il parle de ça comme si c'était la réalité. » Et puis j'ai compris : « Espèce d’idiot ! C'est bien comme ça que tu voulais qu'ils voient les choses, non ? » Alors je réponds toujours à ces questions. Ça m’oblige quelques fois à improviser rapidement, quand je n'ai pas réfléchi à certains détails mineurs de l'histoire. »

« Chaque année, des conférences sont consacrées à La Roue du temps aux Dragon*Con (http://www.dragoncon.org/). Ils m'ont demandé une fois de remettre les récompenses d’un concours. La finale opposait deux femmes qui répondaient du tac au tac à des questions auxquelles moi-même je n'aurais pas pu répondre sans notes. Je n’imaginais pas qu'on puisse étudier mon univers aussi soigneusement. »

« L'encyclopédie est déjà en ligne, mais il me reste les notes brutes. J'ai un tas de dossiers « Rappel » qui m’aident à garder le fil de ce que j'écris. Chaque nation à un fichier qui recense les informations culturelles, les coutumes, tout ce dont je pourrais avoir besoin, y compris le nom des personnages qui en sont natifs, toutes les informations contenues dans les romans à leur sujet et même quelques-unes que je n’ai encore jamais mentionnées. Il y a un fichier pour chacun de mes héros : qu'ils aient un nom ou pas, qu'ils soient vivants ou morts, historique ou autre ! « Qui est Où ? » retrace l’itinéraire de chacun d’entre eux. « ABC » (que j'appelais avant « Le Glossaire ») contient tous les mots, termes ou noms que j'ai créés, y compris le vocabulaire de langue ancienne. Si j'imprimais l'ensemble de ces dossiers, j'en aurais bien pour 1500 pages – mais il y a des limites ! D’ailleurs, ce serait sans doute incroyablement ennuyeux pour la plupart des gens, mais il faut que je puisse me rappeler ce que j'ai imaginé sur le moment. »
 
Relations avec les fans
 
« Mon éditeur, Tor, m’a créé un site internet, avec une section « Questions/Réponses de la semaine ». Jason Denzel, chez Dragonmount.com, m’a également conçu un blog. Quand je ne suis pas sur la route, je le mets à jour une fois par semaine ou toutes les quinzaines. Pour l’instant, tout se passe bien, on ne m’a jamais insulté et les trolls ne nous ont pas encore trouvés – d’ailleurs je ne suis pas sûr que ça arrivera. En général, mes fans sont polis et plutôt sympathiques. Dans leurs commentaires, ils n’ont par peur de dire qui ils détestent et ce qu'ils détestent dans ce que j'écris, mais ce n'est pas un problème ; si je peux créer un personnage assez marquant pour que les gens le haïssent réellement, c’est que je fais correctement mon travail. Même si je n'avais initialement pas prévu qu’il fasse cet effet. Ça ne veut pas dire qu’il mène sa vie comme il l’entend. Peu importe ce qu’en pensent mes lecteurs, je suis un dieu colérique – version ancien testament –, le poing bien fiché dans la vie de mes héros : je les crée et ils m’obéissent ! Bien sûr, j'essaie quand même de trouver une raison à tous leurs actes, comme s'ils étaient réels, ça aide le lecteur à y croire. »
 
La suite
 
« Après Le Poignard des rêves, il y aura un nouvel opus de La Roue du temps : A memory of Light. Ce sera peut-être un grand format de 2000 pages qu’il faudra trimbaler dans une valise pour le sortir du magasin. (Je crois que je pourrais obtenir de Tor qu'ils le sortent avec une bandoulière griffée de leur logo ; je les ai déjà forcés à étendre les limites du format poche à 1000 pages par volume !) Enfin il ne sera sans doute pas si long, mais si je veux en faire un roman cohérent, il faut que ça tienne en un seul tome. Les principaux éléments du récit seront tous liés entre eux, ainsi qu’avec quelques éléments secondaires et d’autres encore, mais certaines choses seront laissées en plan. Je le fais volontairement, ça donne l'impression d'un monde réel, où rien n'est jamais terminé. J'ai toujours détesté finir une trilogie et découvrir que pour chaque problème on a trouvé une solution. Cette résolution bien pratique de tout n'arrive jamais dans la réalité. »

« Au début, je pensais m’engager pour un 10 kilomètres… Finalement, je me suis retrouvé dans un marathon. Alors oui, j'aimerais bien franchir la ligne d'arrivée et passer à la suite. Je ne suis pas si vieux et j'ai encore beaucoup de choses à écrire. Deux préquelles vont sortir dans les mois qui viennent, mais à part ça, comme je l’ai déjà dit, je n'écrirai plus dans cet univers. Sauf si j'ai une bonne intrigue qui me permet de faire deux ou trois romans "externes", sans liens avec l'histoire principale. En fait, j'ai peut-être une idée ! Mais je vais la mettre de côté au moins un an ou deux parce que j'ai déjà signé un contrat pour une trilogie qui n'a rien à voir et qui s'appelle Infinity of Heaven, je suis très enthousiaste à l'idée de m'y plonger. Je traîne ce projet depuis 10 ou 12 ans maintenant. »

« J’aimerais aussi écrire un roman sur la guerre du Vietnam, mais je ne le signerai sans doute pas « Jim Rigney ». Ce serait un roman historique et j'ai décidé depuis longtemps que je n'utiliserais mon vrai nom que pour la fiction contemporaine. Mon pseudo pour les romans historiques, c'est Reagan O'Neil. Alors on ne verra peut-être jamais mon nom sur une couverture ! »
 
Laisser The Wheel of Time à d’autres ?
 
« Ils ont sorti quelques jeux vidéos et des comics. Un film va être adapté de L’Invasion des ténèbres (le contrat me permet de beaucoup m'y investir), mais jamais personne n'écrira la suite de La Roue du temps. J’ai un contrat avec deux gars du sud-ouest des États-Unis, des professionnels. Pour une somme modeste, ils s’occupent de tout. À ma mort, si t’approches mes bouquins de trop près, ils t’exploseront les rotules et plus personne te verra marcher !"
 

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