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L'actu des sciences - Avril 2014
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L'actu des sciences - Avril 2014

Une inflation musclée.
 
Parmi les nombreux illuminés du Disque-Monde, on trouve la secte des moines Écouteurs qui, calfeutrés dans leur temple loin de toute pollution sonore, tendent désespérément l’oreille dans l’espoir fou d’entendre les échos des premiers instants de l’Univers [1]. Par de nombreux aspects, leur quête ressemble à celles des physiciens, qui scrutent les profondeurs du ciel à la recherche des vestiges d’un Univers primordial. Mais là où les moines Écouteurs doivent se contenter de tests sons peu convaincants (« Un ! Deux ! »), la collaboration internationale BICEP 2 recluse au fin fond de l’Antarctique vient de publier des données [2] qui ont fait suffisamment de vagues dans la communauté scientifique pour se retrouver instantanément à la une de toutes les publications scientifiques. En analysant la polarisation du fond diffus cosmologique, l’équipe pense être parvenue à observer pour la première fois une signature de la phase d’inflation, l’une des toutes premières étapes de la vie de l’Univers imaginée par Alan Guth et Andrei Linde à la fin des années 1970. La nouvelle est de taille ; Guth a déclaré qu’elle vaudrait sans doute un prix Nobel (à lui, si possible) [3] et Linde, filmé lors de l’annonce du résultat, est ému aux larmes [4]. Il faut dire que cette découverte s’annonce comme la confirmation éventuelle d’une théorie jusqu’alors essentiellement spéculative, la détection d’un signal aussi vieux que l’Univers mais aussi la première trace d’une gravitation quantique.
 
Le fond diffus cosmologique
Le Big Bang fait partie de ces inventions particulièrement mal nommées et pour cause : le nom a été proposé lors d’une émission de radio de la BBC en 1949 par l’astronome Fred Hoyle, farouche opposant de la théorie. Dans les années 1930, Georges Lemaitre s’intéresse aux récentes observations d’Edwin Hubble selon lesquelles les galaxies lointaines semblent toutes s’éloigner de la Voie lactée et ce, d’autant plus vite qu’elles en sont distantes. Plutôt que d’imaginer la Terre au centre de l’Univers, Lemaitre envisage que l’Univers lui-même est en expansion : un peu comme à la surface d’un ballon, tous les points s’éloignent les uns des autres sans qu’aucun ne soit central (voir figure 1).
Figure 1 : Une analogie classique compare l’expansion de l’Univers à celle de la surface d’un ballon qu’on gonfle. Cette image insiste sur l’expansion de la métrique elle-même : les galaxies à la surface du ballon ont toujours la même position par rapport au quadrillage ; c’est la trame même du ballon qui s’étend.
 
Pour décrire mathématiquement le phénomène, Lemaitre utilise la relativité générale d’Einstein, qui exprime l’influence gravitationnelle en termes de courbure de l’espace-temps ; l’expansion de l’Univers est alors traduite par une dilatation de la métrique (voir figure 1) et l’Univers peut ainsi s’étendre sans qu’il soit nécessaire d’invoquer un « extérieur » dans lequel il pourrait grandir.
Si la proposition de Lemaitre permettait de rendre compte des observations de Hubble, elle soulève néanmoins un point délicat : si l’Univers est en expansion, alors il devait être plus compact hier qu’aujourd’hui, et encore davantage l’avant-veille. Cette idée donne l’image d’un Univers initialement ponctuel, qui se serait progressivement étendu jusqu’à sa forme actuelle ; le « Big-Bang » serait alors cette singularité primordiale d’où tout serait parti. Loin d’être une quelconque explosion, comme son nom parodique voudrait le laisser croire, le Big Bang marque simplement le début de l’expansion de l’Univers (voir figure 2). 
 
Figure 2 : Histoire de l’Univers. On retrouve ici les principales phases depuis le Big Bang (cliquer pour agrandir). L’inflation (voir la suite de l’article) commence infiniment proche du Big Bang et génère des ondes de gravité qui peuvent traverser l’espace quand la lumière est encore piégée dans le plasma qui remplit l’Univers pendant 380 000 ans. Après une dernière diffusion, lumière et matière se découplent et la lumière part explorer l’Univers, emportant avec elle la trace des ondes gravitationnelles primordiales.
 
Extrêmement compact, l’Univers dans ses premiers instants était d’une densité et d’une température incroyablement élevées. Les échelles d’énergies mises en jeu rendent parfaitement caduques les théories physiques habituelles et seules quelques expériences de collisions de particules à très hautes énergies comme celles du CERN permettent de se rapprocher (un peu) des conditions de l’époque. Dans ce régime, les fluctuations chaotiques prédites par la mécanique quantique dominent très largement tout autre processus : sur un temps très court, à partir de rien, une particule et son antiparticule peuvent apparaître avant de s’annihiler et de libérer ainsi l’énergie empruntée au vide pour leur création. Avec de telles fluctuations, aucune particule de matière ne saurait exister de manière stable. Au fur et à mesure de son expansion, l’Univers se refroidit et se dilue, diminuant l’importance des fluctuations quantiques et permettant à des particules de se former durablement. Les conditions sont cependant encore si extrêmes que l’Univers reste opaque : constamment absorbée, réémise et diffusée, la lumière est parfaitement mélangée à la matière et ne peut pas se propager librement comme elle le fait dans l’air ou le vide.
Il faut attendre 380 000 ans après le Big Bang pour que l’Univers refroidisse suffisamment pour devenir transparent à la lumière (voir figure 3). Le rayonnement diffuse une dernière fois sur les particules de matière avant de s’en découpler et de filer en ligne droite dans toutes les directions. La lumière se propage très vite, à près de 300 000 km/s, mais pas instantanément : il lui faut par exemple huit minutes pour nous parvenir depuis le Soleil. Aussi, lorsque l’Univers devient transparent dans son ensemble, la partie visible depuis un endroit donné n’augmente que progressivement : une seconde après le découplage, la source de lumière la plus lointaine qui puisse être perçue est située à une seconde-lumière (soit 300 000 km) de l’observateur et l’espace semble encore opaque au-delà. La frontière de l’Univers observable est ainsi marquée par la surface de dernière diffusion, les derniers ricochets de la lumière sur la matière avant qu’elle ne parte arpenter l’Univers.
 
Figure 3 : le découplage lumière matière. Pendant les 380 000 premières années de l’Univers, la densité et la température étaient telles que l’espace était rempli de particules chargées. La lumière, absorbée et réémise en permanence, est incapable de traverser ce plasma (flèches en zigzag). Quand l’expansion et le refroidissement de l’Univers permettent aux particules de s’assembler pour former des atomes, la lumière s’échappe et s’étend dans l’Univers (flèches droites), en gardant exactement la même distribution que lorsqu’elle était mélangée à la matière (graphe rouge).
La taille de l’Univers visible reste limitée par la durée depuis laquelle la lumière se propage et croit progressivement. Par ailleurs, l’expansion de l’Univers étend encore cette taille et dilue le rayonnement (la distribution passe du graphe rouge au graphe bleu)
 
Lorsqu’on scrute le fin fond de l’espace, en essayant de capter la lumière la plus lointaine et la plus ancienne de l’Univers, ce sont donc les restes de cette surface de dernière diffusion qu’on observe et auxquels on a donné le nom de fond diffus cosmologique. La première observation de ce signal fut purement fortuite : en 1964, alors qu’ils voulaient étudier les émissions radio de la Voie lactée, Arno Penzias et Robert Wilson orientent leur antenne loin de toute source proche pour mesurer le bruit de fond. À leur grande surprise, ils mesurent un signal imprévu, qui semble indépendant de la direction dans laquelle ils pointent. Le résultat leur semble absurde : un signal doit venir d’une source ; comment pourrait-il provenir de toutes les directions à la fois ? Ce n’est que plus tard qu’ils réaliseront avoir mesuré le fond diffus cosmologique, la lumière issue de la surface de dernière diffusion, qui entoure bel et bien l’Univers observable.
 
De l’horizon à l’inflation
Avant le découplage, lumière et matière formaient un ensemble à l’équilibre. Lorsqu’elle s’étend dans l’espace devenu transparent, cette lumière conserve sa distribution et emporte avec elle des informations sur l’état de l’Univers juste avant la dernière diffusion. Lors de son parcours, à cause de l’expansion de l’Univers qu’elle traverse, elle se dilue mais garde un spectre caractéristique. La distribution du fond diffus cosmologique observé aujourd’hui depuis la Terre est très précisément [5] celle qu’émettrait un objet porté à -270°C, soit 2.7 degrés au-dessus du 0 absolu (voir figure 4). Compte tenu de l’expansion et du refroidissement de l’Univers, on peut estimer que le découplage entre lumière et matière a eu lieu il y a quelques 14 milliards d’années, lorsque la température était de l’ordre de 3000°C.
 
Figure 4. Rayonnement du corps noir. Un objet porté à une certaine température émet un certain rayonnement, caractéristique de sa température. Une barre portée à 800°C devient rouge, orange vers 1 000°C et blanche à 1 200°C,  quelle que soit sa composition. Un objet porté à 37.5°C émet un rayonnement infrarouge utilisé dans tous les films d’action pour repérer des fugitifs dans la jungle. Le fond diffus cosmologique correspond au rayonnement d’un objet porté à -270°C.
 
L’une des propriétés les plus remarquables du fond diffus cosmologique est sans doute son homogénéité : quelle que soit la direction d’observation, on mesure toujours la même température de 2.7K à 0.00001 degré près ; par conséquent, la température de l’Univers devait être remarquablement uniforme au moment du découplage. Cependant, à peine 380 000 ans après le Big Bang, les différentes régions de l’Univers n’auraient pas dû avoir le temps d’échanger des informations et à plus forte raison d’équilibrer leurs températures (voir figure 5). Comment deux zones qui n’ont jamais rien pu échanger peuvent-elles se retrouver exactement à la même température à moins de 0.001 % près ? Sommes-nous victimes d’une vaste conspiration cosmique ?
 
Figure 5 Le problème de l’horizon. Le fond diffus cosmologique est presque parfaitement homogène : la lumière qui vient de la zone à droite est exactement la même que celle qui vient de la zone à gauche. Pourtant, en 380 000, chaque zone n’a pu échanger qu’avec le volume délimité en blanc autour de lui. Comment deux zones qui n’ont jamais pu s’équilibrer peuvent se retrouver exactement dans le même état ?
 
Ce paradoxe, nommé « problème de l’horizon » a plongé les physiciens dans des abîmes de perplexité. En 1980, Alan Guth propose une réponse qui demande de repenser l’expansion de l’Univers. Guth imagine une étape de la vie de l’Univers connue sous le nom d’ « inflation cosmique », extrêmement brève (10-32 s après le Big Bang, soit quelques centièmes de millième sde milliardièmes de milliardièmes de milliardièmes de seconde), très proche du Big Bang (10-36 s, soit quelques milliardièmes de milliardièmes de milliardièmes de milliardièmes de seconde) mais incroyablement brutale, durant laquelle le volume de l’Univers aurait été doublé plus de 250 fois.
Dans ce cadre, on peut envisager que toutes les zones de l’espace aient été suffisamment proches pour échanger de la chaleur avant d’être écartées les unes des autres par l’inflation. L’homogénéité du fond diffus cosmologique est alors la conséquence normale de cet équilibre thermique primordial. Le problème semble résolu ; mais l’hypothèse de l’inflation apporte au moins autant de questions que de réponses. Le modèle peut sembler ad hoc, sorti du chapeau pour l’occasion ; par ailleurs, de nombreux modèles d’inflation existent sans qu’on puisse juger lequel serait le plus pertinent. Sur le plan théorique, il a pendant longtemps été compliqué de comprendre ce qui déclenche de début de l’inflation et ce qui cause son arrêt ; des propositions très crédibles ont progressivement été formulées. Sur le plan expérimental, il semblait impossible de détecter le moindre signal d’une époque si brève, si ancienne dans l’histoire de l’Univers. Or une théorie physique se doit d’être réfutable expérimentalement sous peine de perdre tout statut scientifique. L’absence de preuve expérimentale restreignait donc l’inflation cosmique au rang de pure spéculation ; jusqu’au mois dernier.
 
 
♪ « Our whole Universe was in a hot, dense state…» ♪
Dans ses premières étapes, l’Univers était dominé par des fluctuations quantiques microscopiques. En étendant la trame même de l’espace-temps, l’inflation a également magnifié ces fluctuations jusqu’à leur donner une réalité macroscopique. On voit encore la trace de ces fluctuations : le fond diffus cosmologique n’est pas parfaitement uniforme ; en y regardant de plus près, on voit de très légères fluctuations de plus ou moins 0.00001 degré (voir figure 6) qui traduisent la présence de fluctuations de densité de la matière avant son découplage avec la lumière. L’inflation prétend que ces remous sont des fluctuations quantiques agrandies par l’expansion brutale de l’Univers ; mais d’autres hypothèses parviennent à interpréter les mêmes observations sans avoir recours à l’inflation et la preuve est donc insuffisante en elle-même.
 
 
Figure 6 : (À gauche) Les mesures successives du fond diffus cosmologique. L’oval est une représentation à plat de l’ensemble du ciel ; la bande centrale est due à la présence de la Voie lactée. Les fluctuations sont très petites et leur mesure a demandé des progrès techniques importants. (À droite) La meilleure photo du fond diffus cosmologique, obtenue par le satellite Planck l’année dernière. En noir est entourée la zone de mesure de l’expérience BICEP2.
 
En revanche, l’inflation fait également des prédictions exclusives : si inflation il y a, alors mêmes les fluctuations quantiques de gravitation doivent être amplifiées jusqu’à former des ondes gravitationnelles dites primordiales. Ce résultat est particulièrement fort et associe implicitement deux théories jusqu’alors inconciliables : la relativité générale et la physique quantique. La relativité générale est la meilleure théorie de la gravitation que nous connaissions. Elle décrit la force gravitationnelle, qui domine l’Univers à grande échelle, comme une courbure de l’espace-temps (voir figure 7). Certains phénomènes, comme la rotation de deux corps très massifs l’un autour de l’autre, peuvent générer des « vagues » dans l’espace-temps : on parle d’ondes gravitationnelles. Si l’existence de telles ondes a été prouvée en regardant les étoiles [6], plusieurs expériences tentent de mesurer le passage de ces ondes sur Terre [7], sans succès jusqu’à maintenant. Pilier des modèles cosmologiques, la relativité générale est une théorie déterministe, qui ne sait pas du tout décrire l’existence de fluctuations microscopiques aléatoires.
    
 
Figure 7 : Les ondes gravitationnelles. À droite : la relativité générale décrit la gravitation comme une courbure de l’espace-temps. À gauche : certains phénomènes (comme deux astres massifs qui se tournent autour) engendrent des « vagues » dans l’espace-temps qui se propagent toutes seules. On parle alors d’ondes gravitationnelles.
 
De son côté, la mécanique quantique décrit le monde microscopique avec une précision extraordinaire mais ne sait absolument pas tenir compte de la gravitation. Par conséquent, envisager des fluctuations quantiques de la gravité dépasse le cadre de ces deux modèles confortablement établis et demanderait donc d’unifier ces deux descriptions du monde. 
Si les théories sont incapables de comprendre comment sont générées les fluctuations quantiques de la gravité, l’inflation décrit néanmoins comment de telles fluctuations pourraient être étendues jusqu’à devenir des ondes gravitationnelles. Contrairement à la lumière piégée par son interaction avec la matière dense, ces ondes gravitationnelles peuvent se déplacer sans altération au travers de l’Univers et demeurent inchangées depuis leur création. Détecter ces ondes apporte donc des renseignements directs sur les tout premiers instants de l’Univers, là où le rayonnement du fond diffus cosmologique est bloqué à quelque 380 000 ans.
C’est pourtant dans le fond diffus cosmologique que l’équipe BICEP2 est parvenue à lire la trace des ondes gravitationnelles primordiales. La méthode de détection repose sur la polarisation de la lumière. La lumière est faite d’un champ électrique et d’un champ magnétique qui oscillent de manière couplée perpendiculairement à sa direction de propagation (voir figure 8). La polarisation de la lumière est définie comme la direction du champ électrique. 
 
Figure 8 : Polarisation de la lumière. La lumière est constituée d’un champ électrique qui oscille perpendiculairement à la direction de propagation du faisceau. On représente ici deux polarisations possibles : champ électrique vertical (Ex) ou à plat (Ey) ; toute direction perpendiculaire à z est envisageable.
 
La plupart des sources lumineuses émettent une lumière non polarisée, c’est-à-dire dont le champ électrique change aléatoirement de direction. La lumière peut cependant être polarisée par sa réflexion sur une surface ou sa diffusion par la matière : c’est l’astuce utilisée par les verres polariseurs pour limiter les reflets [8]. 
Lorsqu’une onde gravitationnelle se propage, la déformation de l’espace-temps qu’elle représente comprime ou détend la matière qu’elle traverse, entraînant un réchauffement ou un refroidissement extrêmement localisé. Dans l’Univers avant le découplage, ce malaxage très particulier de la matière affecte la façon dont elle absorbe puis réémet la lumière et polarise le rayonnement d’une manière caractéristique.
Une analyse fine du fond diffus cosmologique montre qu’une toute petite partie de sa lumière n’est pas polarisée n’importe comment. En se concentrant sur une petite partie du ciel présentée figure 6, BICEP2 a pu mettre en évidence deux modes de répartition de la polarisation (voir figure 9). Une première distribution de polarisation, appelée  « mode E », peut être expliquée par la présence de fluctuations de densité déjà mentionnées, confirme des résultats déjà connus et valide la méthode expérimentale. La révolution vient de la mesure d’une seconde distribution, appelée « mode B », qu’on ne sait expliquer que par l’influence des ondes de gravité.
 
Figure 9 : les résultats de BICEP 2. On représente ici une carte de la polarisation de la lumière provenant d’une petite zone du ciel. La distribution de polarisation est répartie en deux modes : E (où la polarisation est répartie comme montré en haut à droite) et B (où la polarisation est répartie comme montré en bas à droite). On représente dans les deux cas la direction de la polarisation par un trait ; plus le trait est long, plus la polarisation est marquée.
La carte de la polarisation en mode B a été reproduite dans toutes les publications scientifiques du mois dernier. Elle représente le résultat majeur de l’expérience BICEP : il existe bel et bien un signal pour ce mode, ce qui trahit sans doute la présence d’ondes gravitationnelles primordiales.
 
Ce résultat est avant tout une prouesse expérimentale, tant pour la finesse de la mesure (le rapport signal sur bruit est d’environ 1 / 30 000 000) que pour la qualité de l’analyse des données : pour passer de la mesure du fond diffus cosmologique à la carte de la figure 9, il entre autres faut recenser toutes les sources de bruit extérieur (rayonnement de la galaxie, effet de l’atmosphère, défauts des instruments…) et tenir compte de chacun d’entre eux. Il faut également distinguer la lumière émise en mode B de celle qui a acquis cette polarisation au cours de sa traversée de l’Univers. Malgré les difficultés, BICEP2 a annoncé avoir dépassé la barre fatidique des 5σ, ce qui veut dire qu’il y a moins d’une chance sur 3.5 millions pour que le résultat (ici, la présence d’un mode de polarisation B d’origine primordiale dans le fond diffus cosmologique) soit dû à une erreur de mesure. C’est la limite de confiance au-delà de laquelle on peut prétendre à une découverte et la collaboration peut donc revendiquer la première mesure du plus ancien signal connu dans l’Univers, la première observation d’une onde gravitationnelle primordiale, la première preuve expérimentale de l’inflation et la première trace d’une fluctuation quantique de la gravité.
 
Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir dans le domaine. Les résultats doivent être confirmés par une expérience indépendante ; l’inflation reste une théorie largement spéculative dont beaucoup de variantes s’affrontent encore ; la relativité générale et la mécanique quantique sont loin d’être réconciliées. On peut cependant comprendre l’enthousiasme de la communauté scientifique et son émerveillement devant les résultats obtenus par un télescope au fin fond du pôle Sud.
 
Figure 10 : le télescope de l’expérience BICEP 2
 
 
Références
[1] « […] Non seulement ils entendent les échos subtils des premières paroles du Créateur, mais aussi tous les autres sons produits sur le Disque. Afin d’identifier les Paroles, ils doivent apprendre à reconnaître tous les autres bruits. La chose exige un certain talent, et un novice n’est admis en formation que s’il arrive à distinguer, uniquement par le son et à une distance de mille mètres, de quel côté tombe une pièce de monnaie. Il n’est même admis dans l’ordre qu’une fois capable d’en déterminer la couleur. »
Terry Pratchett, Accroc du Roc, 1994
[2] Toutes les publications sont disponibles gratuitement sur la page du groupe :  http://bicepkeck.org
[5] Les barres d’erreur sont si petites que, tracées sur un graphe, elles sont moins larges que le trait du graphe lui-même !
[6] La première (et unique jusqu’à aujourd’hui !) confirmation de l’existence d’ondes gravitationnelles vient de l’observation de systèmes binaires, c’est-à-dire de deux astres en rotation l’un autour de l’autre. En 1974, Hulse et Taylor observent deux étoiles à neutrons qui se tournent autour, l’une émettant un signal radio extrêmement régulier (pulsar). Ils remarquent que la période du signal diminue au cours du temps, trahissant le ralentissement de la rotation du système. La dissipation de l’énergie de rotation est attribuée à l’émission d’ondes gravitationnelles : non seulement le ralentissement correspond exactement à ce qui est prévu par cette théorie, mais en plus on ne connaît pas d’autres explications qui tiennent la route… La découverte a valu un prix Nobel aux deux chercheurs en 1993.
[7] Les ondes de gravité sont des déformations locales de l’espace-temps. Plusieurs expériences (LISA, VIRGO…) espèrent voir ces déformations en comparant la taille de deux bras d’un interféromètre : si une onde venait à traverser la Terre, elle pourrait comprimer un bras et étendre l’autre ; les 120 kilomètres que parcourt la lumière pourraient alors être modifiés de… environ un millième de la taille du noyau d’un atome ! C’est ce degré de précision hallucinant que visent ces grandes collaborations. 
[8] L’œil humain (contrairement à celui du poulpe !) n’est pas sensible à la polarisation et ne fait aucune différence entre une lumière polarisée dans une direction, dans une autre ou pas polarisée du tout ; la mesure de la polarisation demande une instrumentation spécifique.
[9] Merci à Thomas pour la relecture : )
 

 
La formule du jour : équation de Friedmann
 
La relativité générale d’Einstein décrit la façon dont la présence de masse ou d’énergie déforme la trame de l’espace-temps. Elle est donc au cœur de la cosmologie, qui décrit précisément l’évolution de l’espace-temps au cours de la vie de l’Univers.
Pour pouvoir parler de l’Univers tout entier, les modèles cosmologistes sont contraints de faire des hypothèses simplificatrices : on imagine en particulier que l’espace est parfaitement homogène, comme si toute la matière ordinaire, toute l’énergie due au rayonnement, toute l’énergie noire étaient réparties équitablement. Dans ce cadre, un paramètre fondamental pour décrire l’expansion de l’Univers est le paramètre d’échelle, noté « a », qui mesure la façon dont les distances s’étendent. Dans le cas de la figue 1, le paramètre d’échelle décrirait la distance moyenne entre les galaxies sur le ballon ; les trois images représentent des ballons-Univers avec un « a » de plus en plus grand. 
Ce paramètre joue un rôle crucial : tout petit, il traduit un Univers très comprimé sur lui-même et par conséquent très chaud, où la fusion nucléaire est monnaie courante. Très grand, il décrit un Univers dilué à l’extrême, où les particules traversent des immensités sans rencontrer quoi que ce soit et n’interagissent quasiment jamais.
Un jeu d’équation a été proposé par le Russe Alexander Friedmann dans les années 1920 et amélioré depuis pour relier le taux de variation du paramètre d’échelle au contenu de l’Univers. Dans un cas simplifié, l’équation prend la forme suivante :
 
 
où le terme de gauche désigne le taux de variation du paramètre d’échelle a, H0 est la constante de Hubble et les différents Ω traduisent la composition de l’Univers : 
  • ΩR  rend compte de l’ensemble des particules qui se déplacent à des vitesses proches de celle de la lumière (on parle de particules relativistes), ce qui inclut en particulier les neutrinos et les photons.
  • ΩM  décrit le comportement de la matière ordinaire, non relativiste, qui nous compose ainsi que la plupart des objets célestes (étoiles, planètes…)
  • ΩΛ  représente la quantité d’énergie noire qui s’oppose à l’attraction gravitationnelle (ou, de manière équivalente, correspond à la constante cosmologique introduite dans les équations d’Einstein pour assurer la cohérence avec les données observationnelles [voir article de mai 2013])
L’équation de Friedmann montre que le taux de variation du paramètre d’échelle n’est pas constant : si le paramètre d’échelle augmente au cours du temps, le terme de droite diminue et le taux de variation devient de plus en plus faible. L’évolution dynamique de l’Univers dépend donc de manière cruciale de ses constituants, et l’équation de Friedmann est celle qui permet de relier ensemble grandeurs géométriques (le paramètre d’échelle) et contenu de l’Univers
 
Daniel Suchet
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