Du chat du Cheshire au chat de Schrödinger.
Mardi 9 octobre 203.2. Le couloir du premier étage du Laboratoire Kastler Brossel, sortant de sa tranquillité habituelle, s’agite soudain : le bruit sourd d’un saut, une exclamation à peine étouffée, les pas précipités des chercheurs qui convergent vers le bureau P10, les appels téléphoniques qui fusent… La nouvelle vient de tomber : Serge Haroche, un des membres les plus éminents du laboratoire, vient de se voir co-décerner le prix Nobel de Physique avec l’américain David Wineland « pour les méthodes expérimentales révolutionnaires qui ont permis la mesure et la manipulation de systèmes quantiques individuels. » [1]
Une quête de plus d’un siècle
Cette distinction récompense l’aboutissement d’un long processus de compréhension et de validation de la théorie quantique. Cette théorie voit le jour, un peu par hasard, au début du XIXe siècle, lorsque les physiciens tentent d’expliquer un phénomène bien connu mais jusqu’alors incompris : le rayonnement du corps noir. Un clou en fer, qu’on chauffe progressivement, commence à rougeoyer, puis émet une lumière de manière de plus en plus blanche et de plus en plus intense. En réalité, la lumière rayonnée ne dépend ni de la forme de l’objet chauffé, ni de sa composition mais uniquement de sa température ; c’est donc un phénomène très général, dont l’universalité représente une des grandes énigmes pour les physiciens de l’époque. Pour modéliser et comprendre cette propriété, Max Planck divise l’énergie lumineuse en petits corpuscules, des paquets indivisibles qu’il appelle quanta. Ce faisant, il prend le contrepied de la description de la lumière de James Clerk Maxwell qui, depuis 1864, considère la lumière non pas comme une particule mais comme une onde. Cependant, Max Planck s’imagine alors que ses quanta ne sont qu’un artifice mathématique dont on pourra se passer lorsque la compréhension des phénomènes sera devenue suffisante. Mais dès 1911, un certain Albert Einstein, alors employé à l’Office des Brevets de Bern, envisage que cette description quantifiée puisse bel et bien traduire une réalité physique ; il nomme alors les quanta de lumière des photons. La dichotomie qui semble exister entre l’approche ondulatoire utilisée jusqu’alors et la description en termes de photons, quantifiée, corpusculaire, réintroduite par Einstein disparaît en 1924 lorsque Louis de Broglie propose les bases de la dualité onde – corpuscule : la réalité ne saurait être décrite simplement par des ondes ou des corpuscules car elle peut apparaître comme les deux à la fois. En fonction de la manière dont on l’observe, un faisceau lumineux ou un courant d’électrons peuvent se comporter comme des ondes (ils subissent une diffraction, peuvent interférer…, autant de phénomènes caractéristiques des ondes) ou comme des particules (ils forment des impacts ponctuels sur un écran…). On trouve ici les prémices de l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique dont Haroche et Wineland sont les héritiers.
L’école de Copenhague et le paradoxe d’Einstein
En 1921, Niels Bohr ouvre un centre de physique théorique à Copenhague où travailleront les physiciens les plus réputés de l’époque. C’est dans ce centre que finit par émerger, autour de 1927, une interprétation de la mécanique quantique non pas déterministe mais probabiliste, HHqui fait encore référence aujourd’hui : on ne peut donc pas prédire le résultat d’une mesure à partir de l’état initial du système. D’après cette interprétation, un système se trouve dans plusieurs états à la fois jusqu’au moment où on cherche à le mesurer ; la mesure « réduit alors le paquet d’onde » à un seul état, celui effectivement observé. Une seconde mesure exactement identique à la première peut projeter le système dans un autre de ses états et donner un résultat différent. Pour reprendre l’analogie d’Erwin Schrödinger, ironique à l’époque, un chat dans une boite dotée d’un dispositif ayant 50 % de chances de le tuer est à la fois mort et vivant jusqu’à ce qu’on le sorte de la boite.
Beaucoup, dont Einstein, Podosky et Rosen se sont insurgés contre cette interprétation. D’après eux, la mécanique quantique était incomplète et l’apparente superposition d’états ne traduisait que le manque de compréhension des physiciens. Il devait exister des variables cachées, éventuellement indétectables, mais qui fixaient précisément l’état du système avant la mesure : le chat est soit mort, soit vivant avant même que la boite ne soit ouverte.
Cette divergence de points de vue n’est pas une simple posture rhétorique, elle a d’importantes conséquences physiques : les deux théories n’aboutissent pas aux mêmes prédictions sur un certain nombre d’expériences. Ces différences ont été formalisées en 1964 par John Stewart Bell sous une forme très élégante : si la mécanique quantique est incomplète et qu’il existe des variables cachées, quelles qu’elles soient, alors les résultats d’une certaine expérience doivent obligatoirement être plus petits qu’une certaine borne supérieure. La force de cette formulation vient de son universalité : cette borne supérieure est la même pour toutes les théories de variables cachées, des plus simples aux plus alambiquées. En 1980, Alain Aspect mène à Orsay une expérience extraordinaire : en liant très fortement des photons, il parvient à dépasser largement la borne supérieure imposée par Bell. C’est le triomphe de la mécanique quantique : Einstein avait tort, il n’existe pas de variables cachées, la réalité est bien probabiliste et non déterministe. Du point de vue quantique, le chat est bien à la fois mort et vivant jusqu’au moment de la mesure.
Les travaux de Wineland et d’Haroche
Les superpositions d’états quantiques ont de nombreuses propriétés très intéressantes (voir le paragraphe suivant). Cependant, pour pouvoir manipuler et interagir avec un système quantique, il est nécessaire de le mesurer ; or la mesure est destructrive puisque, par réduction du paquet d’onde, elle fait passer le système d’une superposition d’états à un état unique et détruit ainsi la configuration initiale. Il y a donc une difficulté fondamentale dans toute tentative de réalisation d’un dispositif quantique utilisant des superpositions d’états.
David Wineland, au National Institute of Standards and Technology et Serge Haroche, au Laboratoire Kastler Brossel, ont tous les deux développé des techniques expérimentales d’une subtilité extrême pour contourner ce problème. L’équipe de Wineland travaille avec des ions piégés à très basse température, celle de Haroche, Raimond et Brune avec de la lumière piégée dans entre deux miroirs ; toutes deux ont fait face à la même question : comment déterminer ou modifier l’état du système (ions ou photons) sans l’altérer ? Leur réponse est sensiblement analogue : en exploitant les interactions entre la lumière et la matière. Winland envoie ainsi dans son piège à ions un faisceau lumineux qui interagit très faiblement avec les ions. En analysant cette lumière après sa traversée, il peut déterminer l’état des ions avec lesquels elle a interagi. Haroche et ses collaborateurs envoient quant à eux des atomes traverser la cavité qui piège les photons et c’est en analysant ces atomes après leur traversée qu’ils mesurent l’état de la lumière sans l’altérer ; ils ont pu compter le nombre de photons présents dans la cavité et suivre leur diminution au cours du temps. Les deux équipes ont ainsi réussi à réaliser des mesures quantiques non destructives, un rêve pour tous les fondateurs de la mécanique quantique.

Expérience du groupe de Serge Haroche (dans la théorie) [2] : la lumière (en bleu) piégée entre deux miroirs dans la cavité C interagit de manière non destructive avec des atomes, préparés en R1, qui traversent la cavité. Les atomes sont ensuite traités en R2 puis analysés en D pour déterminer l’état de la lumière dans la cavité.
Le prix à payer pour réaliser de telles expériences est évidemment une difficulté technique extrême. Outre la complexité du dispositif expérimental, une absence complète de défauts et d’impuretés est indispensable. Dans l’expérience d’Haroche, la lumière piégée entre deux miroirs parcourt environ 12 000 kilomètres (le tour de la Terre) avant d’être perdue !
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Expérience du groupe de Serge Haroche (dans la pratique) : chaque élément optique est placé avec une précision de quelques nanomètres.
Une recherche fondamentale
Pour Haroche, l’enjeu de ces recherches est exclusivement fondamental. Il s’agit d’améliorer notre compréhension de l’Univers en mettant à l’épreuve les moindres recoins de nos théories physiques. Il existe néanmoins un certain nombre d’applications à très (très) longs termes qui peuvent reposer sur les techniques et les concepts développés ici. La superposition d’états est en effet riche de conséquences ! Sans être exhaustif, on peut citer
- L’informatique quantique
En manipulant non plus des bits (0 ou 1) mais des qubits (superposition de 0 et de 1), on peut révolutionner le monde de l’informatique. En particulier, l’algorithme de Shor permet, en utilisant ces qubits, de mener des calculs de factorisation de manière beaucoup plus efficace. Or c’est sur la factorisation en nombres premiers que reposent les systèmes de cryptage actuels. L’informatique quantique mettra donc à mal l’ensemble des données cryptées.
- La cryptographie quantique
La superposition d’états permet aussi d’intriquer, de lier ensemble un couple de particules au point de connaître l’ensemble des propriétés de l’une en mesurant l’autre. Utilisée avec un peu de subtilité, cette propriété remarquable permet de crypter une transmission avec un degré de fiabilité arbitrairement grand. On peut en effet s’assurer de manière certaine que la conversation n’est pas écoutée avant de décider d’envoyer son message.
- La téléportation quantique
Utilisée avec encore plus de subtilité, cette intrication quantique permet également d’envisager une forme de téléportation. On peut en effet séparer les deux particules du couple intriqué, faire interagir la première avec une particule à téléporter pour en transférer l’état jusqu’à la seconde. On a donc virtuellement téléporté l’état d’une particule source à une autre. Cependant, ce processus demande d’envoyer de la première à la deuxième particule des informations classiques obtenues au moment de l’interaction ; la vitesse de la téléportation est donc limitée par la vitesse de transmission de l’information classique ! Et rien ne va plus vite que la lumière, même dans l’étrange monde quantique.
Références :
[2] S. Deléglise, I. Dotsenko, C. Sayrin, J. Bernu, M. Brune, J.M. Raimond, S. Haroche, Nature, 455, 510 (2008) “Reconstruction of non-classical cavity field states with snapshots of their decoherence”
La formule du jour : le chat de Schrödinger
En physique, un « chat de Schrödinger » est la superposition de deux états différents. L’équipe de Serge Haroche, Jean Michel Raimond et Michel Brune a réalisé un chat de Schrödinger avec de la lumière : dans la cavité se trouve la superposition de deux états de la lumière, notés α=0 (aucune lumière dans la cavité) et α=3.5 (état caractérisé par 3.5 photons en moyenne). L’état de la lumière ψ se note alors :

Le facteur ne sert qu’à normaliser l’état : grâce à lui, la probabilité de trouver α=0 ajouté à celle de trouver α=3.2 vaut bien 1.
Comment passer de ce régime quantique, où le chat est à la fois mort et vivant (la lumière a à la fois α=0 et α=3.2) au régime classique, où le chat est soit mort, soit vivant (la lumière a soit α=0 soit α=3.2) ? La transition du ET quantique au OU classique est encore aujourd’hui un problème ouvert, mais une théorie bien acceptée est celle de la décohérence : le système devient progressivement classique au fur et à mesure que des informations à son sujet « fuitent » vers l’extérieur. Plus le système est grand, plus cette fuite d’informations est rapide ; à notre échelle, la nature quantique du monde qui nous entoure disparait instantanément.
On peut représenter cette évolution du ET quantique vers le OU classique à l’aide d’un outil mathématique appelé fonction de Wigner. La figure ci-dessous représente la fonction de Wigner à trois moments successifs d’un chat de Schrödinger créée par l’équipe d’Haroche. Les deux états α=0 et α=3.2 sont représentés par les deux plus grosses bosses, à droite et à gauche (on parle des oreilles du chat). La nature quantique de la superposition est contenue dans les vagues entre les deux bosses (on parle des moustaches du chat). Plus le temps passe, plus ces vagues s’atténuent ; lorsqu’elles ont disparu, le système est devenu classique et présente α=0 OU α=3.2.
Ces observations permettent au groupe d’Haroche d’aboutir à une conclusion fondamentale : un chat de Schrödinger est l’opposé d’un chat de Cheshire, puisque ses moustaches disparaissent avant ses oreilles.

Fonction de Wigner d’un état chat de Schrödinger [2] : les deux bosses forment les oreilles, les vagues entre les deux oreilles forment les moustaches.
Daniel Suchet