Wilson Tucker n'est peut-être pas l'auteur de science-fiction le plus célèbre de l'univers connu, mais nous conviendrons tous que son influence sur le genre aura été décisive puisqu'il a forgé le terme space opera, dont il proposa l'usage dans le numéro du 9 janvier 1949 de son fanzine Le zombie. Son thème de prédilection n'est cependant pas l'exploration spatiale ou l'étude des civilisations extraterrestres mais le temps, auquel il consacra le meilleur de sa production avec A la poursuite de Lincoln et surtout L'année du soleil calme, son ouvrage le plus marquant. Projectionniste de cinéma de son métier, il a toujours écrit par plaisir et pendant ses loisirs des récits de science-fiction mais aussi, ce qu'il trouvait plus facile à construire, de nombreux romans policiers.
Et si la futurologie devenait une science exacte ?
Brian Chaney se trouve en vacances sur une plage de Floride lorsqu'une belle envoyée du Bureau des Poids et Mesures vient lui annoncer que la société qui l'emploie a cédé son contrat au gouvernement américain dans le but de lui faire prendre part à une mission très spéciale : un voyage dans l'avenir, aux alentours de l'an 2000. Car en plus d'être le traducteur controversé d'une version ancienne de l'Apocalypse, Brian Chaney est futurologue et l'actuel Président des États-Unis souhaite vivement contrôler, à l'aide du premier véhicule temporel de l'histoire, à quel point les dernières prévisions ont une chance de se réaliser. Pour Chaney et les participants au projet, le voyage sera riche en révélations inattendues. Le fait d'ouvrir une fenêtre sur l'avenir permettra-t-il de le modifier lorsqu'ils seront de retour à leur époque ? Ou cela ne servira-t-il qu'à ressasser d'amers regrets ?
Le meilleur des mondes semble être perpétuellement remis à demain.
Wilson Tucker fait partie des rares auteurs à avoir pensé que si le voyage dans le temps est un jour possible, il ne sera pas le fait d'un savant fou et indépendant. Au contraire, le premier véhicule temporel sera très probablement issu du travail d'une équipe sérieuse dans le cadre d'un programme de recherches tout à fait officiel et subventionné par les deniers publics. Dans cette hypothèse, il y a peu de chances qu'il ne soit pas utilisé à des fins politiques. Obtenir des indications sur l'efficacité économique et sociale de mesures temporaires d'austérité, par exemple, aura certainement plus d'intérêt aux yeux des dirigeants que la résolution de quelques-uns des grands mystères du passé. Le récit débute en 1978 et entre donc sans perdre de temps dans la prospective puisque le texte original de Wilson Tucker est paru huit ans avant cette date. Écrit et réécrit trois fois entre 1966 et 1969 dans le contexte des émeutes raciales de la fin des années soixante, en particulier celles qui ont suivi l'assassinat de Martin Luther King, ce roman s'inscrit dans ce contexte historique particulier et il est difficile de le lire sans en tenir compte.
En 1978, les choses vont plutôt mal : perturbations écologiques, violence urbaine, la guerre du Viêt-Nam qui n'en finit pas, les chasses aux hippies... Le monde dans lequel évoluent les personnages lors des chapitres d'exposition constituait déjà à l'époque de leur écriture un véritable voyage temporel que l'avenir, le nôtre, ne s'est chargé de retoucher que légèrement. Après avoir soigneusement mis en place et réglé tous les ressorts du récit pendant la première moitié du livre, une accélération du scénario se produit, à l'image de celle de l'entropie qui emporte la société dans son imparable progression. Le ressort se détend brutalement lorsque les héros se déplacent enfin physiquement dans le temps et découvrent à tour de rôle ce futur dont ils devront rendre compte aux politiciens qui en sont à l'origine. Au cours de cette seconde partie, les dialogues font place à l'action et à l'aventure, comme pour récompenser le lecteur d'une patience qui ne lui a pourtant rien coûté tant le récit a été captivant depuis le début.
Le déplacement chronologique effectué par les protagonistes n'excède pourtant pas de beaucoup le tournant de ce siècle et les optimistes se réjouiront de constater que la société occidentale actuelle est parvenue à limiter raisonnablement les dégâts (bien que la situation soit loin d'être idéale). Les anxieux et les pessimistes, quant à eux, se demanderont probablement si une partie de ce que prévoyait Wilson Tucker ne va pas malgré tout finir par se produire un jour ou l'autre. La futurologie n'est pas encore une science exacte et l'auteur pourrait bien ne s'être trompé que de quelques décennies ! Passionnant de la première à la dernière page, L'année du soleil calme est riche de plusieurs niveaux de lecture. Si l'aspect prospectif et politique reste le plus évident, les sentiments des personnages et la finesse psychologique dont fait preuve Wilson Tucker en les faisant vivre donnent à ce roman devenu rare une profondeur peu commune. Une fois de plus, l'amour et le temps restent intimement liés.