En ce qui me concerne, les Utopiales 2003 - festival international de science-fiction qui se déroula à Nantes, du 8 au 11 novembre dernier - furent une réussite. Peut-être parce que la mesure qui prévaut pour juger du succès d'une telle manifestation a toujours été pour moi l'ambiance, et que l'ambiance dépend directement de la présence, ou pas, des copains.
Et les copains étaient bien là : Francis Valéry et ses allures de rônin en maraude, Thomas Day et ses T-shirt - crânes macabres, marteaux et faucilles -, Ugo Bellagamba, son bouc finement taillé et ses lunettes de soleil, Pierre-Paul Durastanti et ses leçons d'anglais technique (savez-vous ce qu'est le " flip-flop " ?), Xavier Mauméjean et son humour décalé, Sébastien Guillot dans ses costumes de velours côtelé, Thibaud Eliroff, affûté et discret, ou encore Catherine Dufour et ses airs de lutin mutin. Et plein d'autres bien sûr, Eric Vial, Johan Heliot, Laurent Queyssi, Thierry Di Rollo… Alors oui, nous avons rigolé comme des baleines, picolé comme des trous (Aberlour pour l'essentiel), fumé tout et n'importe quoi (surtout les clopes de Pierre-Paul, il faut bien le dire), parlé boulot mais pas trop, cul, rugby (aïe), cinoche et bouquins, naturellement… La vie, quoi, avec une pointe d'hystérie et l'intense bonheur de nous retrouver tous ensemble, de partager du vrai, du solide. Il y a toujours, sur les quelques jours d'une telle manifestation, énorme et pluridisciplinaire, deux ou trois moments privilégiés, magiques, rien de moins - ces heures interlopes partagées avec Philippe Curval dans un environnement de billards et musique techno, à évoquer ses souvenirs de voyages et échanger nos points de vue sur l'édition ; cette soirée délirante bercée par le vin jaunâtre et pas catholique de Johan Heliot, où nous avons tous tellement ri pour achever la nuit, très tard ou très tôt, c'est selon, dans ma chambre d'hôtel avec le même Johan et Xavier Mauméjean à échanger confidences et projets… Et puis il y a ces instants curieux où, au détour d'un couloir, vous croisez un type jovial qui vous fait un petit signe alors que vous réalisez, comme vous lui répondez, que ce type, eh bien, c'est Tim Powers - à moins que vous ne vous retrouviez dans l'ascenseur avec un vieux monsieur en chemise à carreaux, que vous jetiez un œil sur son accréditation et que vous y voyiez le nom de Brian Aldiss… Lorsqu'on a lu Helliconia à quatorze ans, on a beau dire, ça fait quelque chose… Oui, les Utopiales 2003 furent une réussite. Alors, on salue l'exceptionnelle dimension du lieu accueillant le festival, l'hôtel et ses petits déj' réparateurs, l'organisation, Patrick Gyger en tête, dont la disponibilité est demeurée entière et constante, les moyens financiers qui permettent de réunir un lot d'invités aussi prestigieux, nous offrent l'occasion de nous retrouver, qui pour travailler (un peu), qui pour déconner (beaucoup).
Reste que ce type de manifestation présente un autre avantage, moins amusant mais instructif : celui de jauger, au regard des propositions qui vous sont faites, au gré des conversations avec les auteurs et les éditeurs, de l'état global, y compris financier, du paysage des littératures de genre en France.
Et le premier constat est simple : en terme d'éditeurs, une génération est passée. Je le savais naturellement avant les Utopiales, mais de se retrouver en même temps avec Gilles Dumay (Denoël), Benoît Cousin (J'ai Lu), Sébastien Guillot (Folio), Bénédicte Lombardo (Pocket), les filles de chez Mnémos, Audrey Petit et Célia Chazel… je réalise qu'en moyenne, ça nous fait quoi ? Trente ans ? Trente-cinq ? En moins de dix ans, que de nouveaux noms, de nouveaux visages. Finalement, ne restent guère que Gérard Klein et Patrice Duvic à encore assumer des responsabilités éditoriales directes dans les domaines des littératures de genre tout en avoisinant la soixantaine…
Et un autre constat, moins anecdotique : la S-F française se tient une sacrée gueule de bois… Si ces cinq ou six dernières années ont été un florilège de tout et de n'importe quoi, du bon au médiocrissime - avalanche de titres, recueils, anthologies, romans, nouveaux éditeurs et nouveaux auteurs, du grand format et encore du grand format, et, par-dessus tout, une constante : le caractère pléthorique de la production, principalement dans le domaine de la fantasy - aujourd'hui, les choses changent ou font mine de le faire, la baudruche perd son gaz… Lors de ce festival (ou dans les jours qui ont suivi), ce sont pas loin d'une dizaine de projets de recueil français qui m'ont été proposés. Sans parler des anthologies, thématiques ou pas. Dans leur grande majorité, les auteurs français vendent peu (pas ou mal, c'est selon). On le sait depuis longtemps. On l'avait oublié ; on commence à s'en souvenir… Résultat : la plupart des jeunes auteurs ne parviennent plus à placer leurs récits, surtout s'ils sont courts. En soi et éditorialement parlant, ce serait plutôt une bonne nouvelle. Côté humain, au niveau des désillusions, ça fait tout de même des dégâts. Me reste finalement comme un drôle de goût de ces Utopiales 2003, le goût d'un de ces lendemains de fêtes où on a la bouche pareille à un cendrier. On a bien ri, c'est sûr, mais on a la certitude qu'il va falloir taper dans la pharmacie. Et quel médicament prendre ?
Olivier Girard