« Je ne sais plus quand j’ai découvert la vérité, à savoir que Jeury n’était pas un familier du Plan ou du Marché commun, un prospectiviste brillant du boulevard Saint-Germain, mais seulement quelqu’un de génial, paysan sans terre, fils d’ouvrier agricole et en passe de le devenir lui-même, qui n’avait guère quitté la Dordogne et qui, avec une intelligence fulgurante appuyée sur de petits faits, avait compris l’essence de ce monde complexe et dangereux de la fin du XXe siècle. »
Ainsi donc Gérard Klein, dans une remarquable préface au Livre d’Or qu’il lui consacra, présentait-il Michel Jeury à la fin de l’année 1981 (au moment où, finalement, Jeury s’apprêtait à quitter le champ de la science-fiction pour celui du mainstream). A relire ce large article aujourd’hui, outre la pertinence du propos, on retient avant tout l’exceptionnel impact qu’eut Jeury et son œuvre sur l’auteur des Seigneurs de la guerre, et inversement. Klein/Jeury, Jeury/Klein, chacun fasciné par l’autre, l’un petit paysan de province élevé dans une misère aride, quotidienne, l’autre citadin achevé et fils de notable qui grandit dans la culture et l’aisance. Comme si l’un était le négatif de l’autre, pour que, finalement, chacun enfante une œuvre S-F aux liens nombreux, aux accointances aussi diverses qu’inattendues — avec cette ultime pirouette commune aux deux, celle de l’éloignement : Klein n’écrivant plus de fiction depuis des années, Jeury ayant quitté les cieux de la littérature de genre pour les horizons plus rentables d’une littérature dite « générale », domaine où il connaît d’ailleurs un succès remarquable. Reste que, pour l’heure, c’est à Michel Jeury que nous nous attaquons — qu’on se rassure, le tour de Klein viendra en son temps… Un dossier que nous ouvrons par une très belle nouvelle inédite, rédigée à notre demande, et qui devrait ravir tant les fans de la première heure que ceux de nos lecteurs qui, car gageons qu’il y en a, découvriront Jeury avec le présent Bifrost. Selon notre habituelle formule, répondront à cette nouvelle une bibliographie exhaustive et une fort longue interview, si longue en fait qu’elle représente le plus vaste entretien que nous ayons jamais publié dans nos pages. Bref, un total de plus de soixante-dix pages consacrées au seul Michel Jeury, un gros morceau qui célèbre l’un de nos écrivains préférés, et dont on attend le retour en S-F de pied ferme — retour qu’il annonce dans son entretien… Outre Jeury, qui aurait d’ailleurs probablement mérité un dossier hors-série (il viendra peut-être, qui sait ?), nous retrouverons, côté fictions, l’inénarrable Luc Dutour avec la suite de son cycle de la « Section des Statistiques », vaste pochade steampunk, érudite et codée, que nous continuerons de vous révéler, sans souci de continuité aucun, au fil des prochains numéros. Dans un tout autre registre, Michael Swanwick, l’un des plus brillants écrivains d’Outre-atlantique, clôturera les fictions de ce trimestre avec une novelette de S-F hard science extrêmement touchante, un prix Hugo 2003 pour le moins mérité. Trois textes donc, et pas bien longs qui plus est ; une restriction nécessaire pour traiter notre « jeuryte » aiguë doublée d’une actualité redoutablement chargée. D’abord avec une partie critique de livres qui ne cesse de s’accroître, de même que ne cesse de croître la production de nos chers éditeurs et collections spécialisées. Actualité toujours avec l’interview de Christopher Priest à l’occasion de la parution de son nouveau roman chez Denoël « Lunes d’encre », La Séparation — en attendant le dossier « à la Jeury » que nous consacrerons à l’auteur du Monde inverti dans notre numéro de janvier. André-François Ruaud nous propose également, à l’heure des remaniements et changements éditoriaux en tous genres par chez nous, un petit tour d’horizon de l’état de la science-fiction dans les pays anglo-saxons. Quant à Gilles Dumay, éditeur chez Denoël, connu pour ses choix littéraires exigeants mais aussi pour son sale caractère notoire, il en remet une couche dans nos pages après la lecture d’un éditorial de la revue Galaxies, histoire de mettre les choses au clair. Il voulait une tribune ? Nous la lui avons accordée… Enfin, Roland Lehoucq nous invite à voyager dans le temps au sein de son rendez-vous scientifique trimestriel, l’un des incontournables de Bifrost et l’une de nos plus anciennes rubriques. Bref, une livraison fort chargée, on l’a dit, de quoi passer l’été au frais sous nos pages, dans l’attente de notre prochain opus, en octobre, où l’on retrouvera, entre autres, Lucius Shepard, Thomas Day et René Réouven.
Bon surf, bonnes plages — nous on retourne à la ferme, celle de Michel Jeury, bien sûr !