L'elfe Fenris
Ce quatrième livre des Chroniques de la Tour (La vallée des loups, La malédiction du maître, L’appel des morts) est plus un hors-série qu’un vrai numéro quatre. Ecrit à la demande de la mère de Laura Gallego Garcia et du fan-club espagnol de l’auteure, il revient sur le passé d’un des personnages clés de la trilogie : l’elfe Fenris. Condamné dès sa naissance au statut peu enviable de loup-garou, l’elfe s’est d’abord appelé Ankris. Il a côtoyé les elfes, plus qu’il n’a vécu parmi eux, et doit, à la merci d’une vengeance amoureuse, errer, traqué, parmi les hommes. Il devra se réfugier dans une contrée lointaine pour s’accepter et ne plus semer la terreur sur son passage. Mais bientôt son ascendance elfique (longévité, amour de la forêt) et son destin « lupestre » reprennent le dessus.
Fenris, du nom d’un dieu-loup d’une tribu du grand nord, n’est pas le personnage central des Chroniques de la Tour, mais il y joue un rôle important dans le premier et le troisième tome. A l’heure du succès mondial de la saga Fascination (d’où est tiré le film « Twilight »), une sorte de Buffy pour et contre les vampires, les personnages à identité trouble connaissent un grand succès auprès des jeunes. Fenris étant certainement le personnage le plus équivoque et le plus fascinant du cycle, il était naturel que l’auteur s’y intéressât de plus près. Cela lui valait certainement un tome à lui tout seul.
Hors cycle des Chroniques de la Tour, qui l’a rendue célèbre en France, Laura Gallego Garcia a écrit, en espagnol, une dizaine d’ouvrages, dont La légende du roi errant, excellent livre initiatique sur le remords et le destin traduit aux éditions « La joie de lire ».
Dans la gueule des loups
Terrassé en pleine forêt un jour de pleine lune par un magicien, l’elfe-loup garou Fenris raconte son histoire.
Lors de l’attaque de la forteresse du Royaume des Elfes une nuit de pleine lune, sa mère, Eilai, s’est fait mordre par un loup-garou. Elle ne savait pas qu’elle était enceinte. Bien qu’un sorcier ait prédit que son fils serait lycanthrope, elle décida, avec son époux Anthor, d’élever son enfant malgré tout. C’est ainsi qu’Ankris, le futur Fenris, grandit, à moitié dans la société des elfes, à moitié seul avec les loups dans la forêt. Le jour où l’adolescent découvrit que ses parents le droguaient les jours de pleine lune, il quitta sa famille et assuma son destin d’elfe-loup.
Après avoir sauvé la vie de l’ex-princesse héritière elfe, Shi Mae, Ankris se fit embaucher comme garde au palais du duc du Fleuve, son père. Il se rapprocha ainsi de Shi Mae, apprentie magicienne, dont il est tombé amoureux, mais la double identité d’Ankris commença à lui poser de sérieux problèmes…
Partout où il ira, il sera rejeté comme une calamité. Il finira par devenir partout la proie de ceux qu’il menace.
Dilemme intérieur
Le roman se déroule avant la rencontre avec Dana. A aucun moment, il n’est question de l’héroïne du cycle. Il est, en revanche, plusieurs fois question des Tours, perçues comme des lieux de grande magie, où Fenris pourrait se réfugier, si besoin était. Lorsqu’il éprouve le besoin d’y trouver protection, le mage-garou Novan lui apprend que la Tour de la Vallée des Loups a été détruite. Fenris apprend plus tard qu’il n’est peut-être pas uniquement un lycanthrope, mais qu’il possède certainement, comme Novan, des pouvoirs magiques. Le terrain est donc préparé pour une (re)lecture de la trilogie. Ce qui conforte l’idée que L’elfe Fenris est une sorte de numéro zéro. Le livre peut d’ailleurs être lu sans avoir lu les trois autres romans des Chroniques.
Les ingrédients qui ont fait le succès du cycle sont encore présents dans ce quatrième ouvrage. La traduction est toujours aussi juste. Les personnages sont impeccablement campés. Leur tempérament, leur liberté et leur ambition rendent leurs rapports très intéressants. L’évolution des relations entre Ankris et Shi Mae (de l’intérêt à l’amour puis à la haine), entre Ankris et Novan (du respect à l’admiration puis à la rivalité), entre Ankris et le Chasseur, entre Ankris et Ronna est subtile et authentique. Les personnages cherchent à s’émanciper des codes et des préjugés, mais la société et la peur de l’autre les rattrapent au moment où ils s’y attendent le moins. Fenris ne trouve la paix nulle part. Les nuits de pleine lune, il ne se contrôle pas. Il redevient une bête, attirée par le sang. Et même en s’infligeant les pires remèdes (somnifères, potions d’annihilation, prisons magiques), il ne parvient pas à assumer sa double nature et trouver sa place parmi les autres. Parmi les elfes, chez les humains, dans la tribu des Loups, en compagnie des loups, il n’est chez lui nulle part. Hanté par des désirs contradictoires (surmonter sa bestialité, ressentir la plénitude de son animalité), il ne sait plus qui il est.
C’est à la fois le dilemme de l’adolescence, partagé par la plupart des lecteurs, et le dilemme de notre civilisation désenchantée, écartelée entre sa férocité (violence économique, violence historique vis-à-vis des autres civilisations) et son désir d’harmonie et d’intégration mondiale. Quand Fenris découvre que l’exil (septentrional) et la réclusion (sylvestre) ne sont pas les bonnes solutions, la seule voie qui se dessine est celle du pouvoir psychique et spirituel. Celle du contrôle des pulsions. Fenris n’a pas encore conscience de ses aptitudes magiques. S’il ne peut transformer la société et les relations humaines (elfiques), il peut se transformer lui. La seule issue sera donc la voie intérieure. L’élévation mentale. Celle qui passera plus tard par la Tour.
Comme toujours chez Laura Gallego Garcia, les histoires, palpitantes et pleines de rebondissements, sont assorties, en filigrane, d’une vraie leçon de vie et une leçon d’humanité.