Qu'il écrive sur l'Inquisition, sur un samouraï justicier sans sabre, sur un enquêteur royal médiéval, sur un photographe en voyage, Jérôme Noirez aime créer ou recréer des univers aux limites du réel et du fantastique. Dans "l'Empire invisible", publié en 2008 chez Gulf Stream et réédité aujourd'hui dans la collection fantastique de J'ai Lu, il aborde celui de l'esclavage dans la Caroline du Sud des années 1850.
C'est l'occasion pour lui d'aborder, comme à son habitude, un thème très réel, celui du racisme et de la condition des esclaves dans une Amérique soumise à la loi implacable du coton et un thème plus fantastique, celui de la croyance aux fantômes et aux forces invisibles qui, en attisant l'esprit de vengeance, précipitent les hommes, toutes couleurs confondues, dans le chaos. Fantômes, fantasmes de mort, voilà bien l'un des vrais fantômes de Jérôme Noirez, une obsession si puissante qu'il y avait consacré un ouvrage savant, l'Encyclopédie des Fantômes et des Fantasmes.
La force invisible du Talion
Sous l'oeil impitoyable des gardes-chiourmes blancs pour qui "les négros sont des feignasses", Clara travaille de l'aube jusqu'au soir dans les champs de coton. Son père autodidacte, Nat Walker, veille autant qu'il le peut sur sa fille et sur la communauté noire de la plantation. Malgré la dureté du travail et le mépris des maîtres, il veut conduire les siens vers un au-delà meilleur, vers un Canaan rédempteur.
Sa foi et son charisme seront mal récompensés. Pour prix de ses prêches nocturnes, il sera achevé comme un chien par la triste bande du Ku Klux Klan local. Dès lors, le monde de Clara s'effondre. Elle n'aura de cesse que venger son père. Et avec l'aide d'un fugitif diabolique, Aaron, sa haine déclenchera une série de meurtres amplifiée par l'empire invisible. Seuls les éléments naturels finiront par rompre la loi puissante et invisible du Talion.
Clara ou la Némésis noire
Les amateurs de fantasy et de fantastique seront déçus de ne pas lire un roman réellement fantastique. Certes, il y est question d'Edgar Poe, de fantômes, de force invisible du chaos, mais le tout est traité sur un mode réaliste. Il y a le parfum du fantastique, les personnages "hauts en couleur" tendent vers l'hybris, certains sont au bord de la démence, mais Jérôme Noirez ne quitte jamais totalement le territoire du réel. Le fantastique est allusif, il est suggéré, mais l'auteur prend ses distances : le nordiste Hodgin, maître es-spiritisme, est un escroc. Il ne croit pas un instant aux fantômes qu'il installe dans l'esprit de ses hôtes crédules. La jeune esclave Clara n'adhère pas aux croyances de ses proches, elle n'a ni la foi de son père, ni la peur des esprits de ses congénères. Le fantastique du roman est invisible, comparable à cet empire qui gouverne les âmes et fait basculer une communauté dans l'horreur progressive.
En méprisant, en humilant, en tuant les nègres, les blancs sont coupables. En attisant la haine de Clara et d'Aaron, ils s'exposent à des représailles. C'est l'appât du gain et la loi du coton qui les ont transformés en tortionnaires tout puissants. Et puisque l'hybris attire la némésis, ils sont condamnés à la destruction. L'Empire invisible, c'est donc aussi celui d'une justice "divine", ou plutôt "fantastique", qui détruit ce qui a péché. La justice rédemptrice a une puissance sans limite et elle s'impose aux humains par la destruction purificatrice et la colère des cieux. A l'instar d'une tragédie grecque, les rouages de la punition vengeresse s'installent lentement, puis s'accélèrent pour culminer dans un bain de sang. Tous les personnages sont dépassés par cette tornade sanguinaire. Ils sont les jouets de l'Empire invisible.
Le fantastique y est donc moins allusif que métaphorique. Il structure le récit, mais à un second degré. Il est invisible, mais il est de plus en plus présent dans le roman.
Pour le reste, on retrouve bien dans ce roman la science et l'habileté de Jérôme Noirez dans la reconstitution d'un univers exotique et étranger. Par petites touches, par accumulation de faits, il plante un décor crédible. Son talent empathique lui permet de restituer des personnages antagonistes, aux caractères trempés. Entre naturalisme (les hommes sont façonnés par leur milieu), romantisme (les hommes sont gouvernés par leurs passions) et fantastique, nous ne sommes pas surpris que l'un des fils du maître (celui qui lit) fasse d'Edgar Poe son mentor littéraire.
Entendons-nous bien. Ce roman n'a pas la prétention de bousculer les genres, de faire date dans l'histoire des romans historiques, ni d'être un pilier de l'édifice littéraire, fût-il fantastique, du XXIème siècle. C'est un bon roman qui permet de passer un bon moment. S'il n'est pas d'une grande originalité sur la forme, il est très séduisant sur le fond, parce qu'il est mené de main de maître, qu'il est édifant, qu'il est agréable à lire et qu'il naît d'une révolte contre l'injustice et la souffrance universelle des hommes de chair et de sang.