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L’expresso de l’oncle Joe -11
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L’expresso de l’oncle Joe -11

« Le programme détruisit un autre plan de l’Histoire : dès la Mise en place de la Maison des Mots, les vieux livres furent interdits. Le librairies ne pouvaient plus présenter un seul ouvrage portant la mention littérature : les textes complexes constituant une entrave au bon déroulement du Programme. Le bibliothèques furent vidées, les rayons réagencés. Des bennes remplies de romans, de recueils de nouvelles, d’essais politiques partaient vers les Déposoirs en banlieue où le papier des vieux livres étaient réutilisé pour les nouveaux. Le succès des Maisons de Mots avait anéanti les théories de genre, de registre ou même de forme littéraire. Emportée dans sa course au succès thérapeutique, Nox avait sacrifié des milliers d’années d’histoires, de témoignages et de tragédies en alexandrins. Les somnifères ne pouvaient pas le lui faire oublier. »

Cécile Coulon m’impressionne d’abord en tant qu’écrivain cérébral. Par exemple, elle n’hésite pas à jouer avec les conventions habituelles de la narration, et ce jeu contribue grandement au plaisir un peu pervers que l’on prend à la lecture du Rire du grand blessé. Un exemple ? Elle parvient à supprimer les dialogues, ou plutôt, quand il y en a, et ils sont rares, elle les intègre à ses paragraphes, tout simplement en les signalant — avec une feinte désinvolture — par de simples italiques : hormis cet artifice, il n’y a pas de solution de continuité entre l’adresse faite directement au lecteur et les lignes de dialogue entre les personnages !

On se surprend alors à sourire, en songeant à toutes les critiques que l’on a pu lire — ou écrire —, dans lesquelles se trouvait flatté les qualités de dialoguiste de tel ou tel écrivain … L’art du dialogue devient avec Cécile Coulon une technique tout à fait facultative, dont on peut parfaitement se passer. Une convention, à laquelle le lecteur a trop été habitué pour qu’il se rendre compte qu’il est bien d’autres façons de faire passer un dialogue que… des phrases de dialogue. J’ai trouvé très élégante sa manière de se débarrasser de ce problème. La prouesse technique mérite, à un tel niveau, d’être qualifié de style : l’auteur du « Rire du grand blessé » est une véritable styliste.

Cela dit, peut-on croire à cette histoire où, dans un pays imaginaire,  une psychiatre de génie, Lucie Nox, a découvert un traitement miraculeux à base de lecture censé guérir de leurs obsessions les toxicomanes et autre malades mentaux ? Au point que le dictateur du moment, qui se fait appeler « le Grand », lui confie la mise en place d’un système de contrôle de la population, qui devrait définitivement mettre fin aux crises sociales, par la promotion massive et systématique  de Livres Frisson, Livres Chagrin, Livres Terreur, etc., drogues relativement inoffensives sans rapport aucun avec ce que l’on appelait jusqu’alors « littérature » ?

Non. Ce court roman, ou plutôt cette novella, pour employer un terme surtout usité, en France, dans le monde de la science-fiction, est à classer sans hésitation dans la catégorie du pur conte philosophique. On comprendra alors parfaitement  l’hésitation de certains critiques à qualifier « Le rire du grand blessé » de texte de science-fiction. Les amateurs, dont font partie la majorité des lecteurs de cette chronique,  ont généralement besoin, pour goûter leur genre préféré, d’accéder à l’état de suspension d’incrédulité : il faut déjà y croire le temps de la lecture, et les discussions plus  pointues sur la crédibilité, la plausibilité, la probabilité viendront ensuite, si le besoin s’en fait sentir (on peut parfois s’en passer, c’est entendu). Les  passionnés de SF ne rejettent certes pas le conte philosophique — « Limbo » (*) de Bernard Wolfe, et bien évidemment « Fahrenheit 451 » de Ray Bradbury ne sont-ils pas fondamentalement des contes philosophiques ?, mais il faut que  l’histoire « tienne », qu’elle « sonne » vrai, quelque part.

« Le Rire du grand blessé » ne fonctionne guère, et ne tente d’ailleurs pas de fonctionner à ce niveau : ce n’est pas son propos, lequel est avant tout celui de la satire. Lorsque Cécile Coulon décrit avec délectation de monstrueuses séances de lectures géantes dans des stades dont les auditeurs se comportent comme des supporters de match de foot de la pire espèce, il n’est pas question d’y croire, mais de  ricaner devant cette dénonciation ironique de la « société de divertissement », comme le précise de manière peut-être trop  appuyée le texte de quatrième de couverture.
Je crois deviner la grimace des habitués de cette chroniques : décidément, se disent-ils, ce livre n’est pas pour nous… Ce serait une erreur de le penser. Car, au cœur de l’histoire de 1075, brute analphabète recrutée pour surveiller les débordements des hordes de lecteurs hystériques, se niche un vibrant hommage à la science-fiction, ou tout au moins à deux de ses classiques. « Fahrenheit 451 », en premier lieu, c’est une évidence. Le second classique, avec sa petite souris,  s’avère plus inattendu, et Cécile Coulon l’introduit dans « Le Rire du grand blessé » avec beaucoup de finesse, et même une certaine émotion, elle qui, pourtant, ne craint pas de regarder les sentiments de haut.

Et c’est sans doute là une des principales caractéristiques d’un classique :  faire communier sensitifs et cérébraux dans la même admiration.

(*) Au passage, rappelons que la traduction française de ce chef-d’œuvre est tronquée, ce qui est un scandale !

Joseph Altairac


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