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L’expresso de l’oncle Joe -12
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L’expresso de l’oncle Joe -12

« Didier a décodé depuis des siècles une obsession de l’humanité : celle de la machine. »
Philippe Druillet

Commenter  le  superbe album « Steampunk, de vapeur et d’acier » — recueil de compositions de l’illustrateur Didier Graffet rehaussées de commentaires/fictions de l’écrivain Xavier Mauméjean —, en commençant par un rappel succinct de quelques volumes classiques conçus dans un esprit analogue, m’avait semblé une bonne idée. Deux ouvrages, ou plutôt un ouvrage isolé et une série d’ouvrages du même tonneau, me sont alors revenus à la mémoire, d’autant plus naturellement que ceux-ci s’avéraient accessibles, ce qui n’est hélas pas le cas de tous les documents entassés dans ma bibliothèque, il s’en faut de très loin… J’ai donc  tiré de leur rayon trois albums cartonnés signés Stewart Cowley et un volume de forme carrée, « P.A.V.É » de Philippe Druillet (texte de Gérard Klein).

J’ai vite constaté le caractère superficiel de la ressemblance que j’avais cru relever entre « Steampunk, de vapeur et d’acier » et  ces entreprises antérieures :  ma mémoire m’avait joué  quelques tours. Précisons.
La série des albums signés Stewart Cowley — au moins au nombre de trois : « Les vaisseaux de l’espace », « Les grandes batailles de l’espace » et « Les épaves de l’espace » — sont parus en France de 1978 à 1980 chez Dargaud. Il s’agit d’ouvrages traduits de l’anglais, composés d’un manière assez curieuse : Stewart Cowley,  avec la complicité de Charles Herridge pour « Les grandes batailles de l’espace », a rédigé un texte de science-fiction, décrivant  d’un point de vue plus ou moins technique des vaisseaux spatiaux, ainsi que des événements les mettant en scène, le tout avec en fond l’ébauche d’une histoire du futur de sa conception. Pour illustrer le texte, le compilateur a pioché des images dans le corpus d’illustrations de science-fiction proposé par une agence (J.S. Artists Ltd, puis Young Artists) qui fournissait en couverture les collections spécialisées de l’époque : les éditeurs venaient y faire leur marché et collaient, avec plus ou moins de bonheur, tel dessin de tel illustrateur, sur tel roman de tel auteur, sans que l’illustration ait spécialement été pensée dans cette intention ! En France, des collections comme le Fleuve Noir Anticipation ou le Masque Science-Fiction ont usé et abusé de ce système, et ce ne sont pas les seules… L’idée de Stewart Cowley — s’il en est bien le responsable — est astucieuse, mais un rien frustrante pour l’ego des artistes concernés, d’autant plus que, dans le premier volume (« Les vaisseaux de l’espace »), les noms des illustrateurs ne sont pas indiqués ! Cette omission assez indélicate sera réparée dans les deux volumes suivants, puisque le lecteur pourra découvrir à proximité de chaque illustration, dans un corps réduit mais en caractères tout à fait lisible, les noms de Tony Roberts, Jim Burns, Angus Mckie, Peter Elson, Bob Leyzell, Fred Gambino, etc., autant d’artistes plus ou moins  célèbres ou oubliés, de nos jours. La démarche ayant présidé à « Steampunk, de vapeur et d’acier » a donc assez peu à voir avec cette entreprise un peu trop mercantile,  profitant du caractère fruste de la sensibilité artistique du jeune fan de science-fiction (tout le monde est passé par là, et les esprits persifleurs ne manqueront pas de faire remarquer que ces ouvrages figurent toujours dans ma bibliothèque…).
Rapprocher « Steampunk, de vapeur et d’acier » de « P.A.V.É » s’avère tout aussi discutable, mais pour d’autres raisons, plus nobles. Les textes de Gérard Klein, « aux accents hugoliens », comme il l’avoue lui-même, ne constituent nullement des fictions en osmose avec les œuvres reproduites, à la manière des commentaires/fictions concoctés par Xavier Mauméjean pour accompagner les illustrations de Didier Graffet, mais des réflexions sur l’art de Philippe Druillet. Au prix de quelques acrobaties, je peux cependant me rattraper acrobatiquement aux branches en remarquant, d’une part, que « Steampunk, de vapeur et d’acier » est enrichi d’une courte mais chaleureuse préface du créateur de Lone Sloane, et d’autre part, que la citation de Gérard Klein qui suit, extraite de  « P.A.V.É »,  pourrait aussi bien qualifier le travail de Didier Graffet. Tout se tient, en définitive…

« Affirmer que l’art il y en a partout dès qu’il y a des humains, ne signifie pas que tout ce qui se donne pour art en est, bien au contraire. Tout ce qui braille n’est pas art. En particulier tout ce qui ressemble à de l’art n’en est pas. Tout ce qui relève de la fabrication, de la copie, de l’application de recettes, n’en est pas. L’art est ce que fait l’artiste qu’il ne sait pas qu’il fait.  Ce n’est donc pas de l’artisanat ni rien de ce qu’épuise l’habileté.  Il n’y a pas d’art roublard, mais alors seulement du semblant qui satisfait du reste bien des gens. On dira à quel prix. Bien entendu, il peut y avoir de l’art dans l’objet artisanal comme dans toute autre chose ou geste, de même qu’il y a presque nécessairement de l’habileté et du savoir dans l’exercice de l’art.  Mais l’art lui-même est autre chose qui se supporte de cela mais qui n’en procède pas. L’art procède de l’âme de l’artiste. Et c’est pourquoi il peut servir d’aliment à d’autres âmes. L’art est l’aliment de l’âme. »

La qualité d’artiste authentique de Didier Graffet s’est imposée à moi comme une évidence. Je crois qu’elle m’a frappé dès que j’ai eu l’occasion d’admirer ses illustrations pour « Vingt mille lieues sous les mer », dans l’édition initiée par Gründ en 2002.
Illustrer Jules Verne, toute une épopée… Les « Voyages Extraordinaires » ont été, dès leur parution en feuilleton dans le « Magasin d’éducation et de récréation » d’Hetzel, accompagnées de gravures, souvent étonnamment évocatrices, réalisée selon la technique du temps, si fascinante. Reprises ensuite dans les luxueux cartonnages bien connus, très souvent reproduites, et notamment dans la sélection de romans de Jules Verne éditée par Le Livre de Poche dans les années soixante du siècle dernier — par ce biais, de nombreux admirateurs les ont découvertes ou redécouvertes, dont votre serviteur —, elles « collent » littéralement au créateur du capitaine Nemo, à tel point qu’il est devenu difficile d’en faire abstraction lorsque l’on pense à son œuvre. Quelques-unes de ces gravures, signées De Neuville, Riou, Ferat, Benett, etc. reviennent spontanément à l’esprit lorsque l’on évoque le nom de Jules Verne. Ces images au caractère emblématique ont joué une importance considérable dans la pérennisation de l’œuvre vernienne, tout en inspirant des artistes comme le cinéaste tchèque Karel Zeman — notamment  avec « L’invention diabolique » (1958), adaptation fidèle de « Face au drapeau » de Jules Verne —, et l’immense auteur de bande dessinée  Jacques Tardi,  avec  « Le démon des glaces » (1974 ), étonnant hommage à Jules Verne et au graphistes de son temps. Et comment ne pas évoquer le peintre Paul Delvaux, lequel reprit dans plusieurs de ses toiles le personnage du géologue Otto Lidenbrock, tel qu’Édouard Riou l’avait représenté pour orner « Voyage au centre de la Terre » ?

Le défi est donc double pour l’illustrateur qui s’attaque aujourd’hui à l’œuvre de Jules Verne. Il faut parvenir à faire oublier les gravures Hetzel — ou bien son travail risque de n’être perçu que comme un simple pastiche, ou un hommage, au mieux —, tout en se mesurant aux nombreuses générations d’artistes qui se sont risquées dans l’entreprise avant lui, depuis plus d’un siècle.
Didier Graffet a surmonté l’épreuve avec succès : il n’est plus question de l’imagerie obsédante signée Riou et cie lorsque l’on feuillette le « Vingt mille lieues sous les mer » de chez Gründ. Car Didier Graffet s’y révèle un artiste, tout en demeurant un artisan (il n’y a pas nécessairement  de contradiction, comme le rappelle Gérard Klein).  La maîtrise technique de l’artisan se manifeste d’ailleurs de manière évidente dans ses dons de maquettiste minutieux — il faut avoir vu sa maquette du Nautilus « Vingt mille lieues sous les mer »  —, mais il y a bien autre chose, « ce que fait l’artiste qu’il ne sait pas qu’il fait », mais que l’observateur ressent d’emblée. La formidable puissance, l’élan irrésistible, perceptibles dans ses illustrations pour le chef-d’œuvre de Jules Verne, explosent aujourd’hui  littéralement dans « Steampunk, de vapeur et d’acier ». Il y a l’embarras du choix pour s’en convaincre, mais je recommanderais tout spécialement la formidable composition occupant les pages 58 et 59 de l’album : on en reste pantois ! Il faudrait absolument la contempler à sa taille réelle ! Et l’on comprend pourquoi un Philippe Druillet a reconnu en Didier Graffet un frère. Il y a chez lui le même bouillonnement que chez Druillet, mais canalisé puis fixé de manière très différente. Toutefois, on pourrait avancer que, dans les crayonnés ( p.100, ou p.117), la proximité entre les deux artistes se manifeste assez nettement (ce n’est qu’un avis personnel).

Au jeu des rapprochements, dont il ne faut certes pas abuser, je ne peux m’empêcher d’évoquer ici un vieux maître :  Henri Lanos. Depuis le début du XXe siècle jusqu’aux années trente, ce formidable artiste a illustré le merveilleux scientifique dans des revues comme « Je sais Tout » et « Lectures pour Tous », pour citer les plus connues. Il travailla même pour les magazine britanniques, fournissant Outre-Manche des illustrations pour rien moins que « Quand le Dormeur s’éveillera » (« When the Sleeper Wakes », 1899) de H.G. Wells. Oserai-je aller jusqu’à qualifier Didier Graffet de disciple, voire même de fils spirituel de Henri Lanos ? J’espère que l’artiste ne s’en offusquera pas… Il semblerait que Lanos soit né en 1859 — ses dates sont incertaines —, et donc qu’il avait déjà pas loin de la quarantaine lorsqu’il commença à alimenter les revues à grand tirage, lesquelles publiaient assez régulièrement des récits de merveilleux scientifique, pour reprendre l’expression forgée par Maurice Renard.  Si l’on prend la peine de regarder d’un peu près ses compositions, on s’apercevra que, outre l’incontestable puissance qui s’en dégage —  de la même nature, à mon sens, que celle imprégnant les illustrations de Didier Graffet  —, elles produisent une déroutante sensation de décalage temporel par rapport à l’époque où elles ont été réalisées. En effet, les monstrueuses machines de Lanos évoquent davantage les mécaniques de la deuxième moitié du XIXe siècle que celles du début du XXe. D’une certaine manière, Henri Lanos semble en être resté aux engins à la Jules Verne, alors que la technologie avait fait depuis de notables  progrès et que l’apparence des machines avait elle aussi évolué. Avec ses constructions métalliques colossales et ses engins de transport extraordinairement magnifiés, l’esthétique technologique du XIXe siècle se retrouve en quelque sorte transfigurée.

Sur ce point Didier Graffet ne se révèle pas seulement un héritier de Lanos : dans « Steampunk, de vapeur et d’acier », l’artiste moderne réalise, mais cette fois de manière complètement objective et assumée, ce que le vieux maître avait sans doute inconsciemment anticipé : l’esthétique « steampunk ». La boucle est bouclée.
Bouclée ? Pas tout à fait. Pour que l’album « Steampunk, de vapeur et d’acier » puisse  accéder à une complète cohérence, il fallait un texte qui lève toute ambiguïté. L’apport de Xavier Mauméjean va faire mieux que clarifier la démarche de l’artiste : elle va transformer l’album en un véritable manifeste « steampunk ». Il faut citer, à ce moment, la dernière phrase de l’introduction exaltée cosignée par les deux auteurs, exprimant cette majoration spéculative a posteriori :

« Apprêtez-vous à lever le voile des possibles pour entrer dans l’avenir du passé. »

Quel emballement, va-t-on me rétorquer : des ouvrages illustrés, il en existe d’autres, publiés auparavant et qui pourraient revendiquer ce statut ! Avec  ce degré d’aboutissement ?  Je n’en suis pas si persuadé.  « Steampunk, de vapeur et d’acier » me semble une œuvre « steampunk » parfaite, notamment dans la mesure où le texte se met au service de l’illustration, et non l’inverse. J’ai tendance à considérer que le « steampunk », tel que nous le percevons de manière parfois assez confuse, constitue en premier lieu un mouvement graphique,  graphisme qui cependant, pour être convenablement compris et apprécié, ne peut se passer du commentaire textuel : il est bon que chaque image s’accompagne de sa légende.(Je prends le risque de contredire Philippe Druillet déclarant : « On ne commente pas les images »…). À ceux qui en douteraient — et aux autres aussi, tout compte fait — je  suggère un jeu récréatif : laisser vagabonder son esprit sur telle ou telle composition de « Steampunk, de vapeur et d’acier » au-delà du simple plaisir immédiat, imaginer une légende que l’on pourrait lui accoler, et comparer le résultat de ces cogitations avec la proposition de Xavier Mauméjean… Mais il est bien inutile de suggérer ce jeu, car tous les possesseurs de l’album, ou peu s’en faut, vont s’y livrer spontanément !
À ce sujet, il y aura pas mal de surprises, même pour le lecteur expérimenté. C’est que Xavier Mauméjean serait plutôt, comme on sait, un écrivain de la catégorie des érudits. La monumentale histoire alternative qu’il propose s’appuie certes sur le réservoir des romans scientifiques de la fin du XIXe siècle — par exemple pour « L’Avant-Poste », p.56-57, où l’on reconnaîtra les Marsiens de Wells, avec la bonne orthographe, s’il vous plait ! —, mais bien davantage sur des sources et personnages du passé authentiques : si la présence de l’excentrique John Cleves Symmes (p.108), à propos de la Terre creuse, ne risquait pas me surprendre, il n’en a pas été de même  de celle d’Edward « Ned » Kelly, bandit australien au grand cœur que j’aurais d’autorité classé dans la catégorie fiction, si Xavier Mauméjean  lui-même ne m’avait pas assuré il y a peu du caractère authentique de ce personnage (j’ai tout de même vérifié entretemps, car on ne se méfie jamais assez des affirmations littéraires piégées de l’auteur d’ « American Gothic »…). Même la psychanalyse, avec Otto Rank, sera mise à contribution dans « L’ombre de l’Épouvante », p.68-69, ce qui s’avère pour le moins inattendu (Didier Graffet en profitera au passage pour rendre hommage au Jules Verne de « Maître du Monde »). Et le « steampunk » selon Graffet et Mauméjean ne se borne pas à un XIXe siècle parallèle technologique fantasmé : il  pousse ses ramification jusqu’aux années vingt — « Opération Norge », p.80-81 —, et plonge ses racines jusqu’à « 1492 », p.54-55.
Il ne manque que la musique. Alors, je ferai une dernière suggestion : se plonger dans le monde de « Palace Express » et de ses locomotives géantes (p.118-119), au son du mouvement symphonique « Pacific 231 » d’Arthur Honegger, véritable hymne à la machine.
Et le spectacle « steampunk » sera enfin total.

Joseph Altairac

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