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L’expresso de l’Oncle Joe -16
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L’expresso de l’Oncle Joe -16

« Régulièrement, j’ai besoin de tout plaquer. »
Philippe Druillet
 
Ce titre ressemble à une co(q)uille : on pense tout de suite à une confusion avec « Delirius », un des chefs-d’œuvre de Philippe Druillet (scénario de Lob) … C’est sans doute volontaire, de la part de l’éditeur – Druillet avait songé à un titre beaucoup moins… porteur –, mais finalement, ce choix plus commercial n’est pas une mauvaise idée. Car du délire, il y en a, dans cet « autoportrait ».
Rédigé par David Alliot – un spécialiste de Céline, il y a, d’une certaine manière, une justification à ce choix – à partir de ses entretiens avec Druillet, « Delirium » sonne effectivement comme une conversation brute avec l’artiste. Ou, pour mieux dire, le lecteur a l’impression d’être assis en face de lui, et de l’écouter parler, directement. De temps à autre, l’artiste s’arrête, pour boire un verre de vin (par exemple). Le résultat est là : la gouaille, la franchise abrupte, l’humanité de Druillet surgissent de ces pages. La folie, aussi.
J’ai dévoré ces souvenirs biographiques en une nuit, d’une seule traite : je ne suis pas le seul à avoir ressenti cette formidable présence, j’ai pu amplement le constater aux réactions de lecteurs de mes amis.
Les amateurs d’autobiographies léchées, systématiques et précises en seront par contre pour leurs frais. Si la chronologie est à peu près respectée, les anecdotes sont balancées comme ça, au gré des entretiens, avec des redites, des chevauchements : on écoute Druillet s’envoler sur un sujet, le laisser tomber, repartir en arrière pour y revenir. Parce que, au cours de la conversation, un souvenir resurgit dans son esprit, lancinant. Une nuit à l’écouter, rien de plus, mais rien de moins.
Si je dis que l’on découvre dans « Delirium » un écorché vif, un type avide d’amour et de chaleur humaine, on va se moquer de moi… Qui donc ignorerait encore cet aspect de Philippe Druillet ? Et je crois que les mots qui reviennent le plus souvent, ce sont les mots « fou » et « folie », je l’ai déjà dit. Mais c'est comme ça que Druillet se voit. Un fou.
Du point de vue purement factuel, j’y ai découvert un certain nombre de choses (peut-être pas autant que je l’aurais voulu, mais j’espère bien trouver une occasion de clarifier quelques points, un de ces jours…). Notamment, j’ai pris conscience d’un aspect qui m’avait toujours échappé : la rivalité Druillet/Moebius. Sans doute parce que je nourris une telle admiration envers ces deux maîtres, que l’idée de rivalité a dû me mettre inconsciemment mal à l’aise, et que j’ai préféré l’occulter. Ce n’est pourtant pas un phénomène rare, dans le monde des créateurs… Druillet a la dent dure, vis-à-vis de son ami, et pourtant, «meilleur ennemi», comme il doit le qualifier quelque part. On sent que les rapports ont été difficiles, parfois même très difficiles, entre ces deux géants qui se côtoyaient tout le temps… L’un est parti sans que les choses aient été clarifiées avec l’autre. Ce ne sera plus possible. Mais c’était peut-être tout simplement impossible.
Un deuxième aspect, que je n’ai certes pas découvert, mais dont je n’avais pas mesuré l’ampleur. Cela paraît évident, bien sûr, après avoir lu « Delirium », mais c’est le genre d’évidence qu’il est toujours bon de rappeler : Druillet a passé une bonne partie de sa vie à  faire de la bande dessinée non seulement un art véritable, mais un art reconnu. Pas seulement en dessinant des chefs-d’œuvre, mais en faisant la promotion de l’art de la BD, avec ténacité. Et le terme est faible : avec acharnement, avec foi. Avec folie, encore. En militant de la BD. Et de la science-fiction, que Druillet vit de manière œcuménique. Oui, c’est le mot : militant. Ses collègues, aujourd’hui, lui doivent beaucoup.
Je ne vais rien dire des parents de Druillet. Le sujet l’a obsédé, et l’obsède encore, même s’il a percé l’abcès, dans « Delirium ». Il en parle d’une manière poignante, avec rage. Ce qui l’on vu sur les plateaux de télé – la promotion a été bien faite, chapeau à l’éditeur ! Pour une fois que ça valait le coup ! –, l’ont senti. Le spécialiste de Céline a dû trembler, plus d’une fois, de l’autre côté de la table…
Une petite anecdote personnelle… Lorsque « Delirius » commença à paraître en feuilleton dans « Pilote », le journal demanda au dessinateur de modifier les cases où le sexe des personnages apparaissait trop nettement… Furieux, Druillet fit semblant de se soumettre à la demande, mais en douce, se débrouilla pour que ce soient les planches telles qu’ils les avaient conçues qui partent chez l’imprimeur…
 
 
Personne n’a fait de remarque, une fois le journal sorti, à en croire Druillet. Je me souviens de ces planches comme si c’était hier, quand je les ai découvertes dans mon « Pilote » hebdomadaire. J’avais été très impressionné, et je m’étais dit, soufflé, du haut de mes quatorze ou quinze ans : « Quelle audace ! » Oui, quelle audace. On devait être en 1971, ou 1972. Le monde n’est pas un éternel présent. Les choses changent. Soyons attentifs à ce qu’elles continuent à changer, mais dans le bon sens, pas celui rêvé par les parents de Druillet…
En passant, comme ça, Druillet lâche qu’il se donne encore dix ans à vivre. S’il te plaît, Philippe Druillet, ne nous plaque pas !
 
Joseph Altairac

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