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L’expresso de l’Oncle Joe - 2
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L’expresso de l’Oncle Joe - 2

« Nous ne sommes rien d’autre que l’addition d’images et de sensations révolues, soumises au filtre de la mémoire. » (« Françatome », p.242)
 
Au filtre, mais aussi au philtre, serait-on tenté d’ajouter à cette pertinente réflexion du narrateur et protagoniste principal — autant que quantique — de ce roman au titre astucieusement trouvé, dû à Johan Héliot, auteur justement réputé pour ses uchronies.
Dans un accès de purisme — je suis parfois sujet à ce genre de crises, comme d’autres souffrent de rechutes de paludisme  —, je qualifierais les uchronies de Johan Héliot d’univers parallèles à tendance uchronique, plutôt que d’uchronies à strictement parler, et c’est particulièrement flagrant pour « Françatome ».
Mais ce qu’il importe d’abord de dire, que « Françatome »  va réjouir tous ceux qui sont fascinés par les somptueuses fusées et autres stations spatiales à la Wernher von Braun qui, dans les années cinquante-soixante, hantaient les pages des magazines type « Collier’s »  aux États-Unis, « Science et Vie »  en France, ou « Oltre il Cielo » en Italie (connue chez nous sous le titre « Au delà du ciel »)… mais aussi certains prétendus contempteurs de ces technologies polluantes, mais qui, au fond, adorent ça, tout au moins sous la forme de déclinaison conjecturale (du genre Jean-Pierre Andrevon, par exemple…) : Johan Héliot redonne  vie ou, plus justement, confère une vie parallèle à ces mécaniques monumentales dans « Françatome » et, cerise sur le gâteau pour le moins inattendue, en fait une spécialité… française !
Dans son monde parallèle, en effet, ce ne sont pas les Américains, mais les Français qui ont récupéré dans les années cinquante  le scientifique allemand, lequel construit la « Roue », une station spatiale géante pour le compte du gouvernement  du général de Gaulle, au moyen de fusées à propulsion atomique !

On  déplorera cependant un petit problème, du fait que Magnus Maximillian — comme se fait désormais appeler l’ancien concepteur des V2, en utilisant de manière bien désinvolte deux de ses prénoms — se prend pour un gourou et semble avoir perdu les pédales, tout comme le père du héros, atomiste de génie, un tantinet dépourvu de sens moral, tout au moins si l’on en croit les apparences. Mais il y aura d’autres surprises…
Malgré la très réussie et malicieuse illustration de couverture signée signée Carlo Oliveira, on a donc compris qu’il ne faut pas s’attendre à trouver, dans « Françatome »,  la pure et naïve description d’un univers  technophile aseptisé sur papier glacé, pour passionnés de machines prodigieuses. Car chez Johan Héliot, la réflexion socio-politique pointe toujours le nez, la satire n’est jamais loin, et le moins que l’on puisse dire est que l’univers cancéreux saturé de radiations de « Françatome », décrivant une France ravagée par la guerre civile et au bord de la désagrégation, n’apparaît guère comme une alternative heureuse à celui que nous avons le — disons — bonheur d’habiter. En imaginant les conséquences qu’aurait eu sur notre pays — et, par contrecoup, le reste du monde — un général de Gaulle légèrement plus mégalomane et  nettement plus influencé par certains militaires, jusqu’au boutistes de l’empire français — ce type de personnages pullulait, dans les années cinquante-soixante…—, l’auteur de « La Trilogie de la Lune »  dénonce les mécanismes de  toute une tradition politique française à base d’égémonisme à tendance paranoïaque, encore souvent et inexplicablement valorisée de nos jours (et ayant, par exemple,  débouché sur l’obsession française — on pourrait même parler de mystique française —, de l’arme atomique).
À la lecture de « Françatome », tout amateur de science-fiction sera amené à  se remémorer Rêves de Gloire (2011), le chef-d’œuvre de Roland C. Wagner. J’ai eu pour ma part l’irremplaçable plaisir de discuter longuement et à de nombreuses reprises de cette uchronie avec ce vieil ami, tout au long de sa gestation qui s’est étalée sur plusieurs années.
Le lecteur attentif de « Rêves de Gloire » se souviendra peut-être que, dans un épisode,  à l’occasion d’opérations militaires en Algérie, interviennent des engins volants baptisés « Coléoptères ». J’avais décrit en détails à Roland C. Wagner cet étrange et authentique  prototype d’avion à aile annulaire (!), à décollage et atterrissage vertical,  dont la version de série aurait dû équiper l’armée de l’air française. Le projet, financé par la SNECMA, se solda par un échec complet, le prototype s’étant  écrasé dès le basculement en vol horizontal… Auparavant,  l’avion aux formes si déroutantes aura été mis  à toutes les sauces dans la presse du temps, y compris sous forme de bandes dessinées…  
Pourquoi insister sur le « Coléoptère » ? Parce que son concepteur, l’Allemand Helmut von Zborowki, « était un ancien ingénieur responsable du bureau d’étude « moteurs-fusées » de BMW durant la Deuxième Guerre mondiale », ainsi que le rappelle Jean-Christophe Carbonel dans sa remarquable étude de référence, « La SNECMA, von Zborowski et le Coléoptère » (Artipresse, Bagnolet, 2010).  Roland C. Wagner s’était enthousiasmé pour cette improbable mais authentique machine et avait d’emblée décidé de l’intégrer dans « Rêves de Gloire ».
On voit donc que l’idée de faire récupérer Wernher von Braun par le gouvernement français n’est pas aussi saugrenue qu’elle pourrait le paraître à première vue : un certain nombre des réalisations technologiques françaises en matière d’aéronautique et d’astronautique sont dues à des ingénieurs allemands « récupérés »…
 

Cependant, il n’est guère possible de pousser la comparaison plus loin entre la démarche de « Françatome » et celle de « Rêves de Gloire ». Le roman de Roland C. Wagner constitue une uchronie de la plus belle eau, où le choix du, ou plutôt des points de divergence par rapport à notre univers a été opéré avec un soin véritablement maniaque (au bon sens du terme !) et exploité de manière méticuleuse. Le roman de Johan Héliot ne prétend pas à la cohérence, à la richesse et au raffinement intimidants du chef-d’œuvre wagnérien, dont il me semble que la critique n’est pas encore parvenue à faire ressortir toutes les subtiles implications. « Françatome »  procéderait plutôt d’une exploitation fantasmatique de la déclinaison uchronique, basée sur l’exagération, jusqu’à l’outrance, de certains aspects ou tendances  typiques de la France des années cinquante. Si l’on ne voit pas bien comment la France de l’époque aurait pu mettre en place la formidable logistique et débloquer les fonds nécessaires à la construction de la « Roue »  — le modèle de station spatiale à la von Braun est devenu un personnage en soi, tant il hante les anticipations des années 50-60 —,  on devra admettre que le personnage du général de Gaulle redessiné par Johan Héliot, cédant aux sirènes des thuriféraires de l’empire en général et de l’Algérie française en particulier, eh bien, c’était celui qu’un certain nombre de Français de l’époque auraient aimé voir, et ont même cru voir, un moment…
Bien davantage que de « Rêves de Gloire », c’est de la trilogie de  Michael Moorcock, « Le Seigneur des Airs » (1971), « Le Léviathan des Terres » (1974), et « Le Tsar d’Acier » (1981), réunie en Folio SF sous le titre « Les Nomades du Temps », que je serais tenté de rapprocher « Françatome » :  des variantes fantasmatiques, ne s’encombrant pas trop de plausibilité, s’achevant à chaque fois sur une conclusion un peu frustrante où les cartes du temps sont rebattues comme pour un jeu. Vu la manière dont se conclut « Françatome »   — une pirouette science-fictive inattendue mais qui sera sans doute critiquée —, Johan Héliot pourrait tout à fait, à l’instar de  Moorcock, concevoir d’autres univers parallèles, avec des de Gaulle alternatifs (ou avec une autre personnalité marquante), en mettant en avant d’autres obsessions socio-technico-politiques françaises des années cinquante cruellement ou ludiquement majorées.
Ce serait fort distrayant, mais qu’il me soit permis, ici, de souhaiter plutôt voir un jour cet uchroniste doué mais trop butineur s’investir dans la rédaction de son « Rêves de Gloire » à lui…  Gageons qu’il y travaille sans doute déjà, au moins dans un univers parallèle !
 
Oncle Joe

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