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L’expresso de l’Oncle Joe - 20
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L’expresso de l’Oncle Joe - 20

« […] J’étais presque sûr de mes chances de succès en partant à la recherche de l’homme-jaguar dans l’index.
À la lettre « H » il était, bien entendu, introuvable. Embusqué à la lettre « J », juste sous le mot « Jaguar », il ressortait néanmoins typographiquement par un jeu de graisse et d’italique : « homme-jaguar (myth.). – p.273-276. » Mission accomplie ! Trois pages pleines d’informations patiemment rassemblées, d’hypothèses audacieuses et, si la chance me souriait, agrémentées d’illustrations.
267, 269, 271, 277, 279… Impossible ! Cela ne pouvait être ! Ma première idée fut que, dans ma hâte, j’avais dépassé le passage que je cherchais ou alors que les pages collées par le temps jouaient avec mes nerfs. Je fermai et rouvris les yeux, comme pour chasser un mirage, revins en arrière à la page 267 et, avec une lenteur méthodique, refis le court chemin jusqu’à la page 281, où je découvris avec horreur le portait menaçant de Diego de Landa que j’avais vu auparavant.
Les deux feuilles dont j’avais besoin brillaient par leur absence. Elles avaient été extraites du volume de la manière la plus minutieuse qui fût : une unique incision d’une étonnante rectitude. Deux étroites bandes de papier – tout ce qui restait des pages 273 à 276 – témoignaient qu’il n’était pas question là d’une erreur typographique, mais bien d’un acte malveillant.
Les feuillets extraits d’une manière identique d’un autre livre s’empilaient sur ma table juste sous mes yeux. Il m’était impossible de nier l’évidence : les révélations précieuses à propos de l’homme-animal maya avaient été retirées du livre que j’avais acquis par hasard, par la même main qui me donnait les nouveaux chapitres du journal.
Ces pages avaient-elles été extraites du livre avant que je n’en fasse l’acquisition ? Ou des inconnus avaient-ils vandalisé le livre pendant qu’il attendait de connaître son sort à côté du vide-ordures ? La seconde hypothèse était la plus vraisemblable ; et, dans ce cas, la disparition de ma traduction des premiers chapitres prenait un tout autre sens.
Pendant un instant, j’eus l’impression d’être un rat enfermé par un chercheur dans un labyrinthe retors, équipé d’un mécanisme qui ouvrait et fermait des portes, libérant le passage soit vers la liberté, soit vers un piège, et qui coupait les voies de retraite, changeant ainsi en permanence la disposition des lieux et rendant vaine toute tentative de mémorisation du chemin emprunté. » (Sumerki, p.202-203)
 
 
À ce stade de la lecture du roman de Dmitry Glukhovsky, je ne pus m’empêcher de me livrer à une petite vérification personnelle, concernant  l’état de ma mémoire. Je reposai le volume, et me rendis vers le coin de mon improbable bibliothèque où je savais avoir rangé un ouvrage curieux mais fort bien documenté de Rudolf Lusar, Die deutschen Waffen und Geheimwaffen des Zweiten Weltkrieges und ihre Weiterenwicklung (J.F. Lehmanns Verlag, München, 1971). Je consultai l’index, en cherchant l’expression « Fliegende Untertassen » (soucoupes volantes). Elle y figurait bien, comme dans mon souvenir, renvoyant à la page 240 de l’essai. Je me rendis donc à la page en question… Surprise (enfin, pas vraiment), les pages 241 à 244 (deux feuilles)  étaient manquantes ! Et c’étaient celles, bien entendu, où se trouvaient tous les renseignements sur ces machines prétendument construites par des ingénieurs allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. On imagine ma déconvenue à l’époque où je rassemblais de la documentation sur ce sujet farfelu, lorsque, après avoir jubilé à la découverte (par hasard) de cet essai de Rudolf Lusar, je constatai l’absence des pages convoitées : exactement celle éprouvée par le traducteur Dmitry Alexeïevitch, constatant l’absence des pages 273 à 276 de l’essai (fictif ?) Chroniques des peuples mayas et la conquête du Yucatán et du Mexique d’E. Yagoniel, trouvé par hasard (encore), si précieux pour l’aider à avancer dans son travail de traduction. Seule différence : dans le Rudolf Lusar, l’incision des feuilles est moins minutieuse, il subsiste quelques bouts de papiers déchirés…
Sumerki raconte donc  l’aventure de Dmitry Alexeïevitch, Moscovite et traducteur de son métier, qui accepte, pour joindre les deux bouts, d’effectuer une traduction de l’espagnol (du castillan, comme l’on précise parfois de manière un peu pédante), langue qu’il ne maîtrise que moyennement, – même si les Russes  possèdent le don des langues, c’est bien connu. Et la traduction, qu’il  s’imagine au départ de nature technique, – spécialité de l’agence –, se révèle pour le moins inhabituelle, puisqu’il s’agit d’un manuscrit vieux de quatre siècles et demi, rédigé par un conquistador ! Pour corser la difficulté, les feuillets à traduire lui sont distillés au compte goutte,  par petits paquets, apportés à l’agence par un énigmatique commanditaire dont il ne fera la connaissance qu’à la fin de l’histoire. Un travail peu banal dans lequel, de plus en plus intrigué, il va s’investir jusqu’à l’obsession. Il lui faudra, outre résoudre les problèmes liés à la spécificité de la langue espagnole du temps, entrer dans l’esprit de cet homme du XVIe siècle, auquel le franciscain Diego de Landa, évangélisateur du Yucatán, futur évêque de la province, grand connaisseur de la civilisation maya et infatigable instigateur d’autodafés de codex – aujourd’hui, il en reste quatre dans le monde entier : un  censeur des plus efficaces… –, a confié une mission aussi dangereuse que secrète. L’ensemble – Sumerki a été publié originellement en 2009, si l’on en croit le copyright – sur arrière-fond de malédiction maya : le trop fameux calendrier maya qui, s’achevant en 2012, annonçait prétendument la fin du monde… Un arrière-fond grotesque et, disons-le, plutôt faisandé, qui laissait prévoir le pire quant à ce roman : contre toute attente, c’est au meilleur que nous avons droit.
 
 
Dmitry Glukhovsky, qui doit être un sentimental, sait merveilleusement susciter le sentiment d’empathie cher le lecteur. Il est difficile de ne pas se prendre d’affection pour  ce petit personnage de traducteur, campant dans son modeste appartement, mais littéralement dévoré par la passion de la chose imprimée et de la recherche documentaire (l’épisode des pages découpées paraît avoir été spécifiquement écrit pour votre serviteur). Un perfectionniste, à la limite de la maniaquerie, mais un grand rêveur, aussi : on a très vite l’impression qu’une bonne partie de sa vie se déroule en songe, pendant le sommeil. La description du monde onirique de Dmitry Alexeïevitch accentue encore le côté attachant du personnage : comment ne pas s’émouvoir en l’accompagnant, en rêve, dans ses promenades son chien mort depuis des années ? Il y a là quelques pages qui feront écraser une larme aux amoureux du meilleur ami de l’homme :
« D’un rêve à l’autre seules changeaient les circonstances dans lesquelles je découvrais que mon chien n’était pas mort – mais au contraire bien vivant et en parfaite santé –, qu’il réclamait pitance, soins et promenades au cours desquelles je devais jouer avec lui en lançant un bâton qu’il ne manquait jamais de me rapporter.
Parfois, comme cette fois-ci, je découvrais qu’il avait vécu tout prêt de moi sans que je n’en sache rien. Dans d’autres variantes de ce rêve, il était vraiment mort, mais sans s’en être aperçu ; aussi, tant que je me comportais avec lui comme s’il était bien vivant, sa mort comptait comme pour du beurre. Le plus important était de respecter les règles du jeu : ne pas le pleurer et, de manière générale, proscrire tout signe extérieur de tristesse, en un mot tout faire pour qu’il ne devinât pas qu’il avait cessé d’exister. Du reste, ce n’était pas bien compliqué au vu de sa joie de vivre et de son énergie débordante. Enfin, il y avait les rêves où il était à mes côtés sans explication aucune et où j’ignorais son trépas.
C’étaient ces derniers, les plus légers et les plus lumineux, que je préférais. » (p.82-83)
Outre de l’émotion à partager, les réflexions de Dmitry Alexeïevitch sur l’existence fantôme de son chien offrent sans doute quelques clés sur la manière dont on pourra, au final, interpréter son aventure : au lecteur d’être attentif  à certains détails, à certaines remarques sur l’importance et le statut du monde onirique.
Le monde des rêves, mais aussi le monde des livres. L’auteur rend authentique son personnage, en tout cas de mon point de vue, car je crois me reconnaître, par moment, dans les manies et les obsessions de cet amateur de nids à poussière, et je gage que je ne serai pas le seul. Les considérations sur l’apparence des livres, leur présentation, le papier utilisé, le choix de la typographie, etc., tout y est : on se retrouve entre amateurs. On apprend au passage qu’il existe un « marché aux livres » (p.77) à Moscou (joie !), ainsi que des « vendeurs de coin de rue qui refourguaient leur camelote disparate » (p.78), et c’est à un de ces personnages un peu  inquiétants que le traducteur achètera – assez cher –  l’essai d’E. Yagoniel :
« Les lettres blanches du titre Chroniques des peuples mayas et la conquête du Yucatán et du Mexique étaient façonnées en relief sur une couverture rigide de bonne qualité. Le papier, dense, avait légèrement jauni durant les quelques décennies qui s’étaient écoulées depuis la publication de l’ouvrage : pourtant, l’impression qui s’en dégageait n’était pas celle d’un vieillissement mais d’une maturation, comme celle d’un vin fin dans une cave aux conditions parfaites de conservation. J’approchai le volume de mon visage, fis rouler quelques dizaines de pages sous mon doigt et humai avidement la douce odeur de papier poussiéreux. Cet arôme à nul autre pareil avait sur mon état d’esprit un effet immédiat. Un livre qui exhalait ce parfum provoquait en moi une envie irrépressible de m’installer sur la méridienne et de le lire sans hâte à la lumière tamisée de ma lampe à abat-jour vert, comme j’aurais siroté à la paille mon cocktail préféré. » (p.86).
Cher ?  sans doute, mais il s’agit d’un tirage limité à 300 exemplaires… Dmitry Alexeïevitch ne le regrettera pas (acheter, toujours !). Le petit traducteur est également un grand amateur de café – c’était inévitable – et, détail qui amusera beaucoup ses collègues français du monde réel, dédaigne le matériel informatique et continue à travailler sur sa vieille Olympia (*).
En même temps qu’avance, par sauts successifs, le passionnant feuilleton de la traduction, autour de Dmitry Alexeïevitch se multiplient les  signes inquiétants. Le traducteur se montre tout d’abord fort peu réceptif à la série de catastrophes naturelles – tempêtes, inondations, raz de marée, tremblements de terre – qui affecte la planète et dont il  perçoit des échos lointains et déformés par la radio, comme en bruit de fond. En revanche, et bien naturellement, il s’alarme des faits divers tragiques qui le touchent plus immédiatement : disparition du premier traducteur, auquel il a succédé (par hasard), disparition, et sans doute assassinat de l’employé de l’agence de traduction, meurtre de sa voisine, etc.. Il se sent suivi, surveillé jusque dans son appartement, des griffures monstrueuses balafrent sa porte – ne seraient-elles pas dues à une manifestation surnaturelle, l’homme-jaguar des Mayas, par exemple, venu le hanter ? À moins que, plus prosaïquement (!), une secte ne se livre à de sanglants rituels imités des prêtres mayas, en plein Moscou… La milice – c’est le nom que l’on donne à  la police – s’en mêle, mais son aide, si l’on peut parler d’aide, s’avère dérisoire, voire contreproductive : elle inquiète Dmitry Alexeïevitch, plus qu’elle ne le rassure. La vague  de catastrophes naturelles anomaliques atteint une ampleur effarante et finit par s’abattre sur sa quotidienneté : Moscou subit à son tour un tremblement de terre et la déstabilisation de la réalité, déjà perceptible à de menus détails, s’accélère, tout au moins aux yeux de Dmitry Alexeïevitch.
Si ce narrateur si attachant tient la vedette, un autre personnage va prendre davantage de place, au fur et à mesure du déroulement de l’histoire : le conquistador, auteur du manuscrit à traduire. Aux yeux du lecteur moderne, un conquistador est systématiquement vu comme un personnage brutal, à priori qui s’avère somme toute justifié, quand on connaît certains  aspects de l’histoire de la « Conquista » des Amériques. (À propos de conquistadors, me sont revenus à l’esprit d’excellents souvenirs de la lecture du roman uchronique d’Éric Holstein, D’or et d’émeraude, où les colonisateurs espagnols ne sont pas à la fête).  Au fil de la traduction, cependant, le présumé soudard prend vie et s’humanise. Il devient, lui aussi, dans une certaine mesure, un ami du traducteur, et du lecteur. L’expédition ordonnée par le religieux Diego de Landa, dans un Yucatán faussement pacifié, tourne mal : les tribus indiennes se montrent agressives, les décès plus ou moins explicables s’accumulent, les soupçons minent le moral de la troupe. On parle de malédiction et de trahison. Pourtant, l’existence même du manuscrit de Luis Casa del Lagarto – c’est le nom du conquistador – prouve que le soldat a dû se tirer de ce mauvais pas. Un contact, un pont s’établira entre le conquistador et le traducteur, comme un poignant appel au secours à travers les siècles, dans deux beaux passages où l’auteur montre toute sa maîtrise du récit d’atmosphère fantastique  (p.279-280 et p.305-306). Oserais-je écrire que l’écrivain russe partage avec le Gantois Jean Ray certains secrets de fabrication sur la manière de faire se confronter leurs personnages à l’impossible ?
La rencontre entre Dmitry Alexeïevitch et son commanditaire constitue le climax de l’histoire : on y trouvera la, ou plutôt les réponses aux multiples interrogations suscitées par son aventure. Ce sera le seul  épisode du roman à propos duquel je me permettrai tout de même une légère critique : les explications me semblent un peu trop longues et un peu trop appuyées. Ce n’était  guère utile, d’autant que le lecteur n’échappera pas au besoin d’y aller de son interprétation personnelle. Pour ma part,  je pencherais pour une sorte de passage de relais ésotérique : au terme de sa singulière initiation, Dmitry Alexeïevitch sera le nouveau dépositaire de rien moins que secret de la véritable nature du monde. Mais on pourra ne pas  partager cette vision, et en adopter de plus prosaïques, ou de plus déstabilisantes encore. Quoi qu’il en soit, il faut s’incliner et reconnaître en Dmitry Glukhovsky un animateur exceptionnel de théâtre de marionnettes.
La quatrième de couverture parle de « suspense ésotérique et de réalisme fantastique ». Il y aurait de quoi, et à juste titre, rebuter certains lecteurs : voilà des expressions qui peuvent signifier tout et n'importe quoi, surtout n'importe quoi. Mais avec Sumerki, le « réalisme fantastique » est à comprendre, non comme une tentative d’imposer une philosophie plus ou moins fumeuse, mais comme une manifestation purement littéraire et esthétique, ce qui devrait d’ailleurs être sa véritable vocation. Dmitry Glukhovsky cite lui-même Borges en référence dans son roman (p.188) : cela pourrait paraître un peu présomptueux, mais à mon sens,  le niveau d’exigence de Sumerki l’y autorise.
Un dernier mot sur une des raisons de la réussite de ce roman, au moins du point de vue du lecteur francophone. Ouvrez le volume un peu au hasard (toujours le hasard) et lisez une page à haute voix. Cela sonne bien. C’est beau, tout simplement. Et l’on se rend alors véritablement compte de la qualité de la prose de Denis E. Savine, le traducteur (j’avoue ne pas avoir lu les deux romans précédents de Dmitry Glukhovsky, dont il s’est également chargé). Ne connaissant pas un traître mot de russe, je suis bien incapable de juger de la fidélité du rendu, mais en tout cas, voilà qui change agréablement de bien des traductions, où certaines structures de la langue d’origine restent trop perceptibles (c’est souvent le cas avec les traductions de l’anglais). Il faudrait aussi, en aidant un peu le hasard, cette fois, choisir une page du journal de Luis Casa del Lagarto à déclamer. Dmitry Glukhovsky a tenté de rendre, en langue russe, évidemment, l’atmosphère d’un manuscrit fictif en principe rédigé en espagnol du XVIe siècle : on imagine la difficulté de la tâche du traducteur, qui a dû repenser ces passages – nombreux et significatifs –, pour leur conférer un cachet similaire en langue française.  Il s’agit (presque…) d’une traduction de traduction. Et l’on s’y croit.
En Denis E. Savine, Dmitry Glukhovsky a trouvé d’emblée sa voix francophone. On ne peut que lui souhaiter de la cultiver.
 
Joseph Altairac
 
(*) Pour les plus jeunes de nos lecteurs, rappelons qu’il s’agit d’une marque jadis célèbre de machine à écrire, sorte d’appareil mécanique qui permettait de taper directement des textes sur une feuille de papier. La sauvegarde du document était (parfois) assurée par une seconde feuille sur laquelle le texte était reproduit dans le même mouvement au moyen d’un papier carbone.

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