
« Compter quelques minutes pour se laver, ne pas gaspiller. La douche est sans pression, les murs couverts de petits carreaux roses et blancs, ils ruissellent. Chaque carreau rose donne sur deux blancs, ou le contraire. Lever le bras pour toucher cette mosaïque, comme des boutons pressés sur une console en faïence. Tâter cette ombre qui danse. Une nanoseconde en état de grâce, l’acte d’une réalité en construction. Infinité de séquences : jusqu’à quel point puis-je restituer l’intégralité des filaments qui construisent ce moment ? Impossible de savoir si je suis réellement ici, si cet endroit n’est pas une chambre secrète de mon âme, où tout pourrait recommencer. Ma capacité à créer du faux a dépassé ma capacité à le détecter. » (p.13)
Les commerciaux des Moutons électriques ont habilement surfé sur la mode cinématographique du moment en poussant à la réédition de Minuscules flocons de neige depuis dix minutes de David Calvo : Godzilla n’est-il pas un des personnages clés de ce roman déjanté ? L’astuce de marketing a parfaitement fonctionné sur votre serviteur : des affiches animées vantant dans le métro parisien la sortie du remake américain de Godzilla, un passage dans une grande librairie parisienne où l’ouvrage trônait sur le présentoir des nouveautés, d’où feuilletage et, en conséquence, achat, après l’alarmante constatation que j’avais incompréhensiblement négligée Minuscules flocons de neige depuis dix minutes en 2006, lors de sa sortie. Enfin, lecture.
Le temps a passé depuis 2006. Déjà, comme signalé, la sortie aujourd’hui de Godzilla, nouvelle mouture. Celle de TRON : Legacy (2011) suite du mythique TRON (1982) de Steven Lisberger – une suite en 3-D que j’ai évité de voir, pour l’instant –, film qui est aussi un des éléments clés du roman. Et la disparition de Victor Haboush (1924-2009), maître américain de l’animation, qui a tout vu, tout fait, tout subi : il a travaillé pour Disney dès le début des années cinquante. Dernier travail d’importance : sa contribution à long métrage d’animation Le Géant de fer (The Iron Giant, 1999) de Brad Bird, un chef-d’œuvre. Victor Haboush est la personnalité que le narrateur de Minuscules flocons de neige depuis dix minutes est censé interviewer au début de ce délire, narrateur dans lequel il faut sans doute voir un avatar de David Calvo : la rencontre est authentique, et d’ailleurs, il y a une preuve, la photo de Victor Haboush, prise par David Calvo, reproduite page 49 (regardez les immeubles rayés, en arrière-plan, et les palmiers – ou assimilés –, on est tout de suite dans l’ambiance). Victor Haboush incarnait le lien permettant de remonter aux sources mêmes des mythologies modernes à l’œuvre dans le roman : ce lien est désormais coupé.
Philippe Curval a fait de ce roman une analyse magistrale, à laquelle j’adhère par principe.
L’auteur de Juste à temps y montre comment Minuscules flocons de neige depuis dix minutes relève fondamentalement de la science-fiction, pour différentes raisons dont la plus tautologique est que le roman a été publié dans une collection dévolue à la science-fiction… Les autres, plus subtiles, vont dépendre de l’interprétation que l’on doit faire du récit. Par exemple, Walt Disney et Osamu Tezuka fabriquant en 1954 la première intelligence artificielle, initiant une « pixélisation » du monde qui serait une création artificielle, sans cesse rebootée par ceux qui, comme le narrateur, maîtrisent la « grille », trame de l’univers (ou des univers) ? Une histoire secrète de science-fiction, entièrement soumise aux impressions et états d’âme de l’avatar de David Calvo. Sa quête à (et de) Los Angeles – en passant par Burbanks, la ville de Disney – serait en quelque sorte un récit de la genèse du monde, mais un récit stroboscopique, perçu par flashes successifs. Les visions délirantes et obsessionnelles du narrateur ne peuvent pas se distinguer de la réalité, de son propre aveu de démiurge : « Ma capacité à créer du faux a dépassé ma capacité à le détecter ».
Le diable est dans les détails. Ou plutôt, le démiurge est dans les détails : si la magie de David Calvo fonctionne, c’est en partie par la méticulosité avec laquelle il reconstruit sa réalité personnelle. L’interview de Victor Haboush, qui relève de la réalité véritable – si j’ose écrire – fonde toute l’affaire : personne, auparavant, ne savait que Walt Disney avait rencontré le créateur d’Astro Boy dès 1954… Mais une fois cette révélation connue, on ne peut plus en douter : tout se tient. Le récit de David Calvo fonctionne comme les théories du complot, le vrai et l’hypothétique y sont indiscernables. Tout le reste devient vrai, y compris le fait que les individus déguisés en personnages de TRON qui hantent le récit sont… de véritables personnages de TRON : ils appartiennent simplement à une autre « grille », ou à un autre découpage, si l’on veut. Depuis la révélation de la double nature physique de la lumière, quantique ou ondulatoire selon la manière dont on la considère, il n’y a plus à s’étonner, ni à douter. Il n’y a pas de raison de douter, par exemple, que le personnage de RAM, qui se déguise en Godzilla (la preuve par l’image, p.106), est devenu un nouveau soleil, voire… une « boule disco » !

Le chapitre « Objets nouveaux, apparaissant » (p.130-139) est un moment d’anthologie où RAM explique dans le détail au narrateur comment il est devenu conscient de sa véritable nature, en arrachant des images au soleil qu’il est le seul à oser regarder en face, à Los Angeles. Par moment, on croirait lire une réécriture sous acide du livre IV du De Rerum Natura de Lucrèce, où se trouve expliqué – pour citer André Lefèvre, un des traducteurs du philosophe romain –, que :
« Des simulacres, décalques fidèles échappés du contour des corps, pareils à de minces pellicules, voltigent dans l'air comme la fumée, comme la couleur diffuse des voiles de théâtre, et viennent frapper les sens ».
Ces simulacres, NAM s’essaie à les réorganiser pour remodeler la réalité à son goût :
« Au bout d’un temps, j’ai pu isoler des réflexions, comme des ronds concentriques dans le sillage d’un caillou sur l’eau, des sphères parfaites, comme des verres de lunettes. Elles acquéraient progressivement une existence propre, en dehors de toute observation. Je les voyais du coin de l’œil, elles paraissaient vouloir rester là, impatientes d’être pleinement contemplées. Quand je décidais de les regarder, je compris qu’elles n’appartenaient pas à la vision, qu’elles étaient simplement là. Comme les déchets de l’astre, une peau de lumière qu’il laissait derrière, après chaque mue, chaque journée, une quantité définie de cercles irisés que j’étais le seul à pouvoir discerner. Je pensais qu’il ne s’agissait que de résidus sur ma rétine, mais il s’agissait réellement d’objets tangibles, emplissant peu à peu mon champ de vision. Des particules, des détourages. Chaque rond encerclait un bout de réalité, comme un outil sur Photoshop. Sur l’écran pixélisé, c’était parfois plus simple.
J’ai très vite compris qu’en imbibant le bout de mes doigts de salive, puis en les posant sur ces cercles de matière, je pouvais les détacher, détacher l’image qu’ils détouraient et les collectionner, comme on collectionne les objets virtuels sur une console portable. Je les empilais dans une petite boîte chinoise tapissée de velours. On aurait dit de précieuses pièces venues d’un autre temps, des images du monde, un bout de toit, un bout de ciel, des fragments de visage, de voitures, de fruits, une galaxie de couleurs, un échantillonnage complet de ce que le monde nous donne à voir, de ce que la ville nous envoie comme signal. Quand je m’ennuyais, j’essayais de recomposer des images, mais je ne pouvais jamais réellement obtenir un résultat complet. Je faisais mon petit Frankenstein, je reconstituais des architectures, de nouvelles façons de voir la route, de voir le monde. Je collais les pastilles dans un album, comme un herbier. Des bouts du réel, tombés par terre, trop mûrs peut-être, que j’ai ramassés comme des champignons dans un sous-bois, comme des feuilles d’automne. » (p.135-136)
Il parviendra bientôt à une maîtrise totale, si l’on se fie aux confidences de NAM au narrateur.
L’accumulation de détails, de références détournées… l’extrême méticulosité des descriptions… Un autre exemple, sujet à polémique : « La bataille de Los Angeles », rapportée dans un chapitre du même titre par Rollo, guide de l’avatar de David Calvo dans ce Los Angeles à la fois si incertain et si prégnant (les palmiers, et l’odeur des pneus…). Il s’agit de l’évocation d’un curieux épisode de panique, qui s’est déroulé dans la ville (même dans notre monde) : un prétendu survol de Los Angeles par des avions japonais. Le texte donne (p.96), la date du 25 février 1944. C’est une erreur de Rollo – ou une coquille de l’éditeur, quelle importance ? –, la bonne année est 1942, moins de trois mois après Pearl Harbor : la paranoïa était à son comble. Autre petit détail, précis, mais qui, pourtant, ne « colle » pas :
« Des jets tirent leurs missiles et se dispersent, quatre sont abattus, un avion s’écrase au coin d’Harper et Hollywood » (p.96).
Des jets tirant leurs missiles, vraiment ? Pas davantage en 1944 qu’en 1942, l’armée américaine ne disposait de « jets » opérationnels, ni même de « missiles », susceptibles d’être tirés par les hypothétiques avions à réaction en question : le Lockheed P-80 « Shooting Star » ne rentrera en service qu’en 1945… trop tard pour participer à la guerre.
Volontaire ou non (consciente ou non, ça sonne mieux), cette distorsion de la réalité de la Seconde Guerre mondiale sur le front du Pacifique m’a immédiatement fait revenir à l’esprit une image dissimulée dans un délicieux petit ouvrage, Images de la science-fiction, par Jacques Siclier – critique disparu en 2013 –, et André S. Labarthe (7e Art, les Éditions du Cerf, 1958). On y voit (p.99), une photo d’exploitation pour… le film Godzilla, le vrai, celui de 1954. L’image est un montage naïf et beau, la scène représentée ne figure pas dans le film, ou plutôt, elle n’y figure pas avec les mêmes ingrédients aéronautiques. Certes, Godzilla détruit bien des avions dans le film, mais il s’agit de « jets », de North American F-86 « Sabre », alors que le photomontage montre la créature atomique balayant comme de simples mouches d’infortunés Mitsubishi A6M « Zero », l’intercepteur vedette de la Marine impériale, appareil dont il est à peine nécessaire de préciser qu’il ne resta pas en service au Japon après la capitulation… La manière dont ces deux « erreurs » se répondent à quelque chose d’éminemment suspect : si ce n’est pas un signe, on se demande bien ce que pourrait être un signe. Deux « grilles » se superposent là subtilement, s’épaulent, même, dans le réaménagement de la réalité.

La mythologie de l’atome hante Minuscules flocons de neige depuis dix minutes. Godzilla, bien sûr, mais aussi cette image récurrente d’une explosion nucléaire anéantissant Los Angeles. Le narrateur fait mine d’en apercevoir les ruines, passées ou à venir, on ne sait. À l’entrée de la conférence où se rendent RAM et le narrateur, est projeté sur des écrans télé « un extrait de l’inauguration de Tomorrowland, le 12 juillet 1955 » qui fut en son temps « diffusée en direct sur ABC » (p.162-163). Le physicien Heinz Haber, qui fut le directeur du département scientifique des Studio Disney, s’y livre à un peu de pédagogie amusante sur le phénomène de la réaction en chaîne atomique, au moyen de balle de ping-pong et des pièges à souris. La scène décrite par David Calvo se retrouve presque telle quelle dans un documentaire produit par Disney, que l’on peut voir sur ce site.

Il s’agissait de montrer que « l’atome est notre ami », et pourtant, Hiroshima avait juste dix ans… La propagande Disney a surtout marqué le monde anglo-saxon, en tout cas, je n’ai pas l’impression que ces documentaires aient souvent été diffusés sur la, puis les chaînes de télé françaises : en tant que téléspectateur assidu depuis le début des années 1960, je n’en ai pas souvenir. Peut-être sur des chaînes belges ou luxembourgeoises ? La glorification de la réaction en chaîne atomique se manifestait aussi ludiquement sous nos climats, mais sous forme de… bandes dessinées. Il suffit de faire un petit effort de mémoire… mais si, vous vous souvenez… dans Objectif Lune, premier volet du diptyque lunaire d’Hergé qui commença à paraître en feuilleton dans l’hebdomadaire « Tintin » dès 1950 ! Wolff, l’adjoint de Tournesol, fait admirer une pile atomique à Tintin et Haddock, tout en expliquant son fonctionnement :
« — Wolff : Voici… Un atome d’U.235 va, en se désintégrant, projeter deux ou trois neutrons. L’un ou l’autre de ceux-ci sera absorbé par un atome d’U.238, qui se trouvera ainsi transformé en plutonium… Mais les autres neutrons ?… Que vont-ils devenir ?…
— Haddock : Oui… je suis inquiet à leur sujet… »
Un sens de la répartie ironique qui n’aurait peut-être pas été de mise dans un documentaire selon Disney.

D’une certaine manière, le roman de David Calvo fait penser à une œuvre de collage. L’auteur pioche dans l’immense domaine de la culture populaire américaine – Disney, la télé – , dans la culture populaire japonaise – dans la mesure où elle été assimilée par la précédente : Godzilla, une partie de Tusuka –, dans la Science-Fiction - – mais surtout la « Sci-Fi », celle des comics, du cinéma et des « cosplays », davantage que celle des anthologies raffinées concoctées par Sam Moskowitz –, et dans la folie technologique des années cinquante, des images qu’il va coller, avec un peu de drogue et de liquide séminal -– obsessions sexuelles obligent –, sur Los Angeles pris comme toile de fond. Le résultat pourrait facilement s’avérer illisible, dans toutes les acceptions du terme. Seulement, David Calvo maîtrise la « grille », et tout se met en place, tout se répond. Et, contre toute attente, l’ensemble, bien qu’objectivement délirant, finit par acquérir une forme de cohérence. Une cohérence secrète, certes, qui n’est pas sans rappeler celle de certains films de David Lynch, ou oserais-je la comparaison, celle de certaines compositions de Erró. Le genre de secret de fabrication impénétrable sur lequel la critique se casse régulièrement les dents.
Dans sa fascination pour la culture américaine, David Calvo me semble rejoindre le Xavier Mauméjean d’American Gothic. Tous deux ont tenté de saisir le mécanisme de cette fascination, en la démontant pour la reconstruire, chacun à sa manière, après l’avoir passée au crible de sa sensibilité et de sa personnalité. Les résultats sont bien différents, mais si l’on s’approche assez près de ces deux monuments à la gloire de l’imaginaire américain que sont American Gothic et Minuscules flocons de neige depuis dix minutes, on verra que, sous la peinture, les briques sont les mêmes.
Joseph Altairac