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L’expresso de l’Oncle Joe - 24
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L’expresso de l’Oncle Joe - 24

Aÿmati, de Béatrice Castaner (illustrations de Sandrine  Wely ; Serge Safran, éditeur, 2014)

« La main reprend. Frottements. La crinière apparaît. Un silence glacial est dans la tête de Ay.

Un trait.
L’œil.
Ay étouffe un cri. Le cheval est là, sur la paroi. Il vit, il respire, observe. Il va bientôt se pencher pour brouter. Mais brouter quoi ? Il n’y a pas d’herbe ici ! Alors Ay rit. Un éclat de rire qui se prolonge tout le long des parois de la salle, qui la secoue tout entière et qui aiguise tous ses sens. Elle réentend les chuchotements innombrables, le bruit discret des flammes qui mangent l’air, les silex qui grattent les parois et les crayons de charbon qui tracent. Et elle voit. En un seul regard. D’innombrables animaux vivent dans la grotte.

Et la main est devant elle qui lui sourit. La vieille femme la regarde de toutes ses rides, de toute sa bouche édentée, de tous les éclats de ses yeux pétillants, de ses bras gris de calcaire et de charbon de bois mêlés, de ses bras qui se tendent vers Ay. Un pas. Ay se blottit dans sa chaleur, incroyablement intense. Elle existe à peine entre les bras de cette femme d’incomptables, d’indomptables lunes, décharnée, voûtée par l’âge, Maÿtio.

Longtemps elles restent ainsi. Les jambes les mains les poitrines les têtes imbriquées serrées liées enroulées. Transmission.
»
«Aÿmati », p.28-29.

C’était il y a longtemps, à notre modeste échelle : en 1871.
Un archiviste paléographe, du nom d’Adrien Arcelin, qui utilisait parfois le pseudonyme transparent d’Adrien Cranile, faisait paraître en feuilleton dans « La Revue du Lyonnais » un texte que l’on qualifiera généralement aujourd’hui « de récit préhistorique », genre dont le grand Rosny s’est fait ensuite le champion incontesté avec le succès universel et mérité que l’on sait. Dans « Les chasseurs de rennes de la France centrale, histoire mâconnaise », aussi connu sous les titres de « Solutré, ou les chasseurs de rennes de la France centrale, histoire préhistorique » et « Chasseurs de rennes à Solutré, roman préhistorique », — pour sa dernière réédition, enrichie d’un précieux appareil critique (*) —, le narrateur, fasciné au sens premier du terme par une « pierre hynoglyphe », se retrouvait projeté 15.000 ans en arrière, au pied de la célèbre roche de Solutré.  Après une première expérience, il renouvellera le voyage.
En 2014, c’est une minuscule statuette taillée dans l’os qui jouera, pour l’une des protagonistes d’« Aÿmati »,  le rôle du si singulier silex taillé d’Adrien Arcelin, même s’il n’y aura pas voyage dans le temps à proprement parler :  plutôt une forme de télescopage temporel. L’auteur, Béatrice Castaner, a repris, consciemment ou non, cette tradition que l’on se plait à imaginer extrêmement ancienne, préhistorique, pour tout dire : attribuer à un objet taillé de main humaine le don de projeter l’observateur, au moins en rêve, à l’époque et sur les lieux de sa réalisation, pour communier avec l’artisan ou l’artiste qui l’a façonné. L’objet  se trouve lui aussi doté d’une âme, avide de communiquer.
 

Le propos d’Adrien Arcelin était relativement simple (encore qu’il soulevait quelques problèmes assez curieux sur le concept de voyage dans le temps, fort peu pratiqué en son temps) : évoquer nos ancêtres de la préhistoire, concept paradoxalement nouveau, qui, à l’époque de cet archiviste aussi savant que rêveur,  était tout juste en train d’acquérir une légitimité scientifique. Celui de Béatrice Castaner est plus ambitieux et plus complexe, même si par la taille « Aÿmati » n’est qu’un petit roman, on dira aujourd’hui une novella. En un siècle et demi, le champ des connaissances s’est extraordinairement élargi, et dans le même mouvement celui des interrogations, de manière exaltante — la découverte de l’homme de Néanderthal, ce frère ou ce cousin au statut discuté — , culpabilisante — le sort funeste des grands anthropoïdes, que l’on regarde de plus en plus comme dotés de conscience — et inquiétante —  l’avenir même du sapiens sapiens, dont quelques virus récents rappellent la fragilité.
Béatrice Castaner prend le parti de résoudre conjecturalement une énigme : oui, le Néanderthal pratiquait l’art : la merveilleuse statuette découverte lors d’une fouille paléontologique se révèle l’œuvre d’une artiste néanderthalienne. Il faut bien lire : une artiste. Car il y a aussi dans ce récit, à la fois réaliste et  onirique, le parti pris de tordre le coup à quelques idées reçues. Pourquoi les femmes n’auraient-elles pas  participé à la réalisation de ces fresques sublimes, sur les parois de ces grottes qui font notamment la fierté du patrimoine national ? Sur le coup, on pourra trouver cette interrogation incongrue ou inutile, à condition de ne pas avoir à l’esprit les centaines de représentations, produites depuis un siècle et demi, dans les musées, les manuels scolaires, les revues, les illustrés de bandes dessinées, sous forme de gravures, de dessins, d’images à collectionner (dans les tablettes de chocolat), de tableaux, de films, de dessins animés, etc., décrivant des artistes préhistoriques. Faites appel à vos souvenirs, cherchez quelques exemples… n’avez-vous pas l’impression que ce sont presque  toujours des hommes, qui sont représentés en train de dessiner, et presque jamais des femmes, plus habiles, sans doute,  à coudre les peaux de bêtes  et à cuisiner les steaks de mammouths ? On pourrait presque enlever le « presque », si j’ose écrire… Il y a bien évidemment là un enjeu de représentation culturelle, profond, et, je le crains, le fait même de ne pas s’en rendre compte et de négliger de s’en offusquer témoigne de sa profondeur, même au pays des Eyzies et de la grotte Chauvet, qui sait pourtant se montrer si sourcilleux quand à l’image de la femme, dans certains contextes politiques. La poutre et l’œil, ou le pieu et l’œil, pour rester dans une imagerie préhistorique un rien surannée.
 

Béatrice Castaner remet donc les vieilles pendules à l’heure. Dans ce raccourci temporel de quelque trente mille ans, on assistera simultanément, à travers l’histoire de deux de ses représentantes, à la fin de l’espèce néanderthal  et à la fin de l’espèce sapiens sapiens, laquelle aura a peine eu le temps, l’espace de quelques pauvres dizaines, de prendre conscience de sa proximité de sensibilité et d’esprit avec les grands singes anthropoïdes, plus particulièrement les bonobos. Trop tard.
Le style de Béatrice Castaner est audacieux, laquelle, par moment, n’hésite pas à jouer sur la forme et à simplifier, concentrer la phrase pour en accentuer la force :
« Les jambes les mains les poitrines les têtes imbriquées serrées liées enroulées. Transmission
. «  (p.29)

En rédigeant « Aÿmati », s’est-elle, un moment, souvenu de l’immense René Ghil, qui par la poésie, avait tenté la plongée dans l’abyme de la Préhistoire, pour en extraire le surgissement de la pensée même, et donc de l’art ?
Les trois illustrations de Sandrine Wely (couverture, p.12 et p.153) s’insèrent parfaitement dans le texte, comme une ponctuation ultime.

Joseph Altairac

(*) Éditions Bourgogne Rhône Alpes, Mâcon, 1977.

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