« « Vous savez, le Folie Millescande n’est pas un lieu frappé de malédiction. C’est un endroit tragique — un rêve brisé —, qu’on a choisi de faire retourner au silence et à l’oubli, oui. Mais pas un lieu maudit. Un lieu vraiment maudit, j’en ai vu un jour au cours de mes pérégrinations dans les vastes étendues boisées des alentours de Sognes. C’était par un jour venteux, gris et triste. Je coupais à travers bois quand j’ai débouché soudain dans une clairière envahie de ronces et d’orties. En son centre, il y avait les ruines d’une maison ou d’une ferme. Mais les plantes rudérales n’avaient pas colonisé les décombres, comme si un sort le leur interdisait. Je pus m’avancer vers les restes de l’édifice, par le vestige d’un sentier que les orties n’avaient pas recouvert avec la même densité que le reste de la clairière. Les murs restés debout portaient les traces d’un incendie violent, le toit s’était effondré, des fragments de verre crissaient sous mes pas. L’endroit dégageait une impression désagréable et persistante de malaise, dépassant de beaucoup celle que procure la vision d’un lieu abandonné à la suite d’un drame ou d’une catastrophe. Il y avait dans l’air quelque chose d’indéfinissable qui donnait envie de fuir au plus vite, de quitter cette clairière malsaine qui suintait le désespoir.
J’ai longé un appentis dont la porte pendait sur ses gongs. Sur le bois, on avait écrit une phrase énigmatique : « Échec au huit ondulé », dont je n’ai jamais percé le sens. Puis j’ai regardé le couvert de la forêt et j’ai marché longtemps avant que se dissipe le sentiment d’avoir pénétré un territoire interdit, corrupteur. J’ai bien sûr essayé de savoir auprès des vieux habitants de Sognes où j’avais mis les pieds, à qui appartenait cette ruine, quel événement l’avait frappé. Je me suis heurté à un mur du silence. Certains ne me répondirent même pas, en me fixant d’un regard méfiant. D’autres prétendirent ne pas savoir de quoi je parlais, d’ignorer tout de cette clairière et de ces décombres. Mais à leur mine embarrassée, je sus qu’ils me mentaient. Quoi qu’il en soit, je n’obtins aucun éclaircissement de leur part et j’ai très vite renoncé à percer le mystère, pressentant qu’il y avait derrière une histoire poisseuse et funeste. Un lieu maudit ! Je n’y suis jamais retourné. » » (p.138-138)
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Commenter La lisière de Bohême s’avère un exercice délicat. Ce roman poétique est comme un chef-d’œuvre de compagnon verrier, que l’on n’ose pas trop manipuler, de peur de le détruire. Il faut tout de même exposer l’amorce du récit.
Un jeune femme, Béatrice, se rend chez un écrivain qui s’est isolé un moment dans une maison forestière, pour retrouver l’inspiration, sans doute. Elle a en effet reconnu, dans la dernière œuvre de Roland Darjac — nom de plume de l’écrivain — trois personnages, parfaitement décrits, un écolier à l’ancienne, une femme en blanc et un homme vêtu d’un passe-montagne, qu’elle se souvient avoir vus représentés sous forme de belles gravures dans un vieux livre de son grand-père, une lecture qui la « marqua, profondément et à jamais ». Le volume est perdu. L’écrivain l’a-t-il lu, lui aussi, comme cela semble évident ? Connaît-il le titre du livre, dont le souvenir hante Béatrice ? Sa réponse est stupéfiante. Non, il n’a pas lu ce livre. Mais il a vu, de ses yeux vu les personnages, qui sont d’authentiques visions, si l’on ose l’expression : « Et au fait, puisqu’ils sont la cause de votre venue, ne voudriez-vous pas rencontrer mes fantômes ? »
La lisère de Bohême est un pur roman fantastique, une histoire de fantômes. Et comme dans la plupart des grandes histoires de fantômes, il faut un lieu à hanter. Le lieu peut être vu comme un personnage à part entière, parfois même constituer le personnage principal : pour mémoire, un exemple célèbre, la demeure de The Haunting of Hill House de Shirley Jackson, génialement adapté à l’écran par Robert Wise, avec La Maison du Diable (The Haunting, 1963). Davantage encore que la Folie Millescande, château extraordinaire que l’illustrateur Melchior Ascaride a représenté sous la forme d’un élégant bandeau surmontant les têtes de chapitre — l’élégance est une manie répandue chez les Moutons électriques —, c’est la forêt de la région de Sognes, traversée par la Bleigne, à laquelle est confié ce rôle de lieu géométrique de toutes les hantises. La finesse et la vérité de la description qu’en brosse Jacques Baudou laissent soupçonner qu’il la fréquentée d’une manière autrement approfondie que celle du simple randonneur du dimanche.
Comme on sait, Jacques Baudou est un immense connaisseur des littératures policière, fantastique, de SF et d’aventure. Cette connaissance aurait pu constituer une sorte d’obstacle : comment ne pas se sentir complexé face au talent de tant de maîtres ? Jacques Baudou échappe à ce piège de la manière la plus naturelle du monde : en assumant ses références. Ses influences et ses admirations sont parfaitement revendiquées, que ce soit dans une adresse directe au lecteur, par les citations qui ouvrent les chapitres, ou au travers des propos et actions de ses personnages, par exemple :
« Elle s’approcha de la bibliothèque et regarda les livres qui étaient rangés. Le Grand Meaulnes, Mac Orlan, Hardellet, Stevenson, Vialatte, Dhôtel, Leroux, Du Maurier, Clébert, Véry… lut-elle rapidement pour ne pas donner l’impression de curiosité déplacée. » (p.28)
Parmi les classiques plus contemporain (le temps passe), on verra cité plusieurs fois en exergue Megan Lindholm. Et, bien sûr Robert Holdstock, notamment pour La forêt des Mythimages : la référence va de soi, pour ce dernier titre.


C’est aussi un roman sur le temps : le singulier rapport au temps qu’entretiennent Béatrice, Roland et les trois fantômes de La lisière de Bohême m’a fait penser aux idées développées dans un essai étonnant, très célèbre dans le monde anglo-saxon, beaucoup moins pratiqué chez nous (mais je soupçonne Jacques Baudou de bien le connaître) : An Experiment with Time (1927), de John William Dunne, dont il existe une traduction française, Le Temps et le rêve (*), laquelle, assez bizarrement, ne se rencontre pas très souvent. A. E. Van Vogt en avait à sa manière tiré la substantifique moelle, dans une très belle nouvelle que l’on classera en science-fiction ou en fantastique, selon sa sensibilité du moment : Le Fantôme (The Ghost, 1942) (**). Il y a quelque chose des rêves de Dunne dans les fantômes de Jacques Baudou, qui pourraient tout aussi bien donner la main au vieil homme mort de Van Vogt.
Enfin, La lisière de Bohême est un roman sur la Grande Guerre. D’une manière feutrée, sous-jacente d’abord, mais qui envahit progressivement le récit et finit par éclater à la figure du lecteur.
On s’étonnera d’ailleurs qu’en littérature fantastique française, la Der des Der n’ait pas, apparemment, suscité davantage de fantômes. Sans doute notre imaginaire collectif a-t-il préféré les exorciser en les enfermant dans l’immense réseau de monuments aux morts qui enserre le pays.
Joseph Altairac
(*) Collection Pierre Vive, Le Seuil, 1948.
(**) Dans Fiction n°126, décembre 1971, ou dans le recueil A.E. Van Vogt, Futur parfait, Pocket, 1988.