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L’expresso de l’oncle Joe - 27
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L’expresso de l’oncle Joe - 27

« Si au moins vous aviez pu rapporter les plans de cette machine fantastique ». (Major Cunningham à Lefranc, Mission Antarctique, p.55)
 
Un double défi, on pourrait presque dire un double handicap, pour le scénariste François Corteggiani et le dessinateur Christophe Alvès que de ressusciter le journaliste Lefranc, personnage célèbre créé par le regretté Jacques Martin. Ce genre de reprise des classiques de la franco-belge n’est pas si souvent couronné de succès, comme on a pu en juger en lisant les albums précédents réalisés dans le même esprit, — la malédiction a également assez durement touché les personnages de Blake & Mortimer — , et s’y ajoute  la thématique pour le moins casse-gueule de la soucoupe volante nazie, pseudo arme ultime (in)fameuse du 3e Reich…
 
 
Je ne vais pas me lancer dans un exposé sur la naissance et le développement de la légende de la soucoupe volante nazie, ni sur la typologie des différents aéronefs imaginaires que l’on affuble désormais de ce nom, sujet que j’ai jadis traité dans un essai qui se voulait sérieux et rigoureusement documenté (si !), « Un Mythe technologique : la légende du V7 » (1). J’avoue qu’en 1997, je n’aurais jamais imaginé que cet épisode curieux mais fort mineur de l’histoire (affabulée) de l’ufologie, domaine vaste s’il en est, susciterait un tel supplément de développements fantasmatiques sous la plume délirante des thuriféraires de l’Histoire secrète et des théories du complot, presque jusqu’à l’écœurement,  ni surtout que cette imagerie, pour le moins suspecte chez ces derniers, deviendrait aussi prégnante dans le domaine plus innocent de la culture populaire, que ce soit sous forme de romans, de bandes dessinées ou de films. Beaucoup de déclinaisons bancales ou anecdotiques, peu de productions vraiment notables, avec la belle exception, il est vrai, d’Iron Sky (2012) de Timo Vuorensola,  film délirant donnant franchement dans la satire, la farce et l’esthétisme kitsch parfaitement assumés. On peut ne pas aimer, c’est affaire de goût, mais cette œuvre fait date, incontestablement.
 
J’ai donc ouvert Mission Antarctique avec un rien d’appréhension.
 
La bande dessinée, c’est tout de même d’abord du dessin. Christophe Alvès n’a pas cherché à innover, il s’en est tenu, pour Mission Antarctique,  au type classique de ligne claire que l’on s’attend à  trouver dans une aventure de Lefranc. La composition des planches me paraît, dans l’ensemble, tout à fait réussie. Les scènes difficiles, où l’on voit  évoluer la mythique soucoupe, sont assez convaincantes, ce qui n’était certainement pas gagné d’avance, vu le caractère baroque de la machine. Et j’apprécie particulièrement le respect d’une tradition, qui date de l’époque antédiluvienne où la dernière case d’une planche devait se terminer sur un suspense, petit ou grand, du fait de la parution en feuilleton dans les magazines. De nos jours, rien n’oblige à l’appliquer, sauf que… cela rend la lecture plus captivante, en tout cas pour un lecteur dinosaurien de mon type, qui a appris à lire dans les albums Tintin. Le scénariste y est évidemment pour beaucoup, mais le dessinateur a remarquablement intégré ses indications : on imagine parfaitement cette aventure publiée hebdomadairement, une ou deux planches à la fois, comme au bon vieux temps. Mine de rien, voilà le genre de procédé qui devait permettre de dissimuler pas mal de baisse de niveau de scénario, à l’époque héroïque.
 
 
Et le scénario, justement ? Sa trame générale, pourrait passer pour bien conventionnelle : Lefranc est chargé par les anciens alliés, qui mettent très provisoirement entre parenthèses la guerre froide,  d’infiltrer un réseau de nazis incorrigibles, histoire de s’emparer des plans de la fameuse soucoupe, baptisée « Haunebu », fabriquée dans une base secrète souterraine de l’Antarctique, en Nouvelle Souabe. Mais le conventionnel n’est que de surface. En effet, on peut dire que  François Corteggiani a réussi, avec Mission Antarctique,  un véritable  tour de force. L’histoire, suffisamment cohérente, fonctionnera pour le lecteur lambda, assez peu au fait, — voire même ignorant les tenants et des aboutissants —, de la légende de la soucoupe nazie, lecteur qui  y verra simplement une arme secrète bizarre un peu moins documentée que les autres. Il y trouvera son compte. Mais pour le connaisseur, c’est  un véritable délice !  Au fur à mesure de la lecture, des critiques me sont venues à l’esprit, avec l’envie de dire : « C’est exagéré ! », « C’est trop gros ! », « C’est naïf ! », et, à chaque fois, après quelques cases, j’ai dû changer d’avis… car, au contraire, tout est très malin et très fin. Le récit offre sans arrêt un double, voire un triple niveau de lecture : celui du déroulement de l’histoire prise au premier degré, mais aussi, le plus savoureux, celui du clin d’œil érudit au lecteur connaisseur du mythe, lequel va devoir admettre que François Corteggiani a bien étudié le dossier,  niveau perceptible dans un grand nombre de détails compréhensibles seulement pour l’initié, et enfin un troisième, où s’engage une réflexion sur le fonctionnement même d’une légende moderne du type de celle du V7 (première désignation de la légende dans sa composante pseudo « authentique », on se comprend…) : que sommes-nous prêts à croire ?  Témoin ce passage hilarant (pp.13-15) où Lefranc lui-même se moque du major Cunningham,  son très sérieux commanditaire, en lui débitant sur un ton persifleur quelques-uns des bobards de la légende, à laquelle il ne croit évidemment pas (Lefranc est un journaliste sérieux, lui), et dont pourtant certains vont s’avérer véridiques, au grand effarement du héros. Le major prend sa revanche en ressortant à Lefranc une réplique tirée d’un western génial… qui ne devait pas avoir été tourné à l’époque où se déroule Mission Antarctique, mais dans l’univers de Lefranc selon François Corteggiani, le « Shinbone Star » est un journal qui a réellement existé, donc tout se tient ! On ne peut que se réjouir lorsque, dans un clin d’œil du scénariste à Iron Sky, on voit l’ingénieur Schlemmer, le maître d’œuvre de la soucoupe, savant  exalté aux allures de docteur Folamour, se moquer de l’« énergie vril » (p.36) des illuminés et de la crédulité des Alliés : « Et selon les rapports reçus de nos agents, ils imaginent que nous sommes en train de coloniser la Lune. Ah, ah, ah ! Vous vous rendez compte… la Lune… le temps qu’ils parviennent là-haut ! » (p.38). L’allusion à Lovecraft et aux Montagnes hallucinées s’avère particulièrement savoureuse : les malheureux complétistes des déclinaisons lovecraftiennes vont être obligés de se procurer l’album pour trois cases (p.9), qui montrent que Lefranc n’ignore pas l’existence de l’université de Miskatonic…
François Corteggiani se régale en jouant avec les codes du récit d’aventure et d’espionnage, et avec la notion de vraisemblance, fort malléable, de ces genres, tirant joyeusement sur l’élastique, mais jamais jusqu’à la rupture. On s’amusera avec lui en constatant que ce ne sont pas un, ni deux, mais… trois intrus, — Lefranc, son alter ego soviétique, dont il connaît l’existence mais pas l’identité exacte, histoire d’éviter les fuites (!), et l’indispensable Axel Borg —, qui parviennent à s’infiltrer dans la base secrète, ce qui montre que les nazis ont beaucoup de soucis à se faire quand à l’efficacité de leurs propres services de renseignements… Et pourtant, ça marche, le lecteur glousse de conserve avec le scénariste : on n’est pas si loin de Gaston Leroux ou de Maurice Leblanc. Surtout, François Corteggiani a pris le meilleur parti, celui de faire d’Axel Borg le véritable héros de l’histoire. Il n’est pas le premier scénariste des aventures de Lefranc à s’y risquer — c’était déjà largement le cas du temps de Jacques Martin lui-même —, mais il va très loin, parvenant à faire d’Axel Borg un personnage hautement attachant (concédons que « sympathique » serait peut-être excessif, comme qualificatif) : alors que tout le monde court après la soucoupe et ses prodigieux secrets technologiques, promesse de déchaînements guerriers, cet hédoniste, lui, risque sa vie — et sacrifie celle des autres — pour… des œuvres d’art. Le seul moment où l’on voit ce cynique craquer, c’est lorsqu’il apprend que le navire qui devait lui permettre d’emporter les trésors artistiques volés par les nazis a été coulé : « Vous n’êtes pas tant que ça maître de vos nerfs, à ce que je vois… » ironise le général von Graf, qui lui apprend la contrariante nouvelle (p.42). On a de la peine pour lui (que l’on se rassure : il pourra tout de même chaparder « quatre toiles, dont un superbe Canaletto… ».)
 
Si la mission de Lefranc n’est que partiellement accomplie, celle de Christophe Alvès et François  Corteggiani l’est, elle, au-delà des espérances.
 
Joseph Altairac
 
(1) dans le recueil : ScientifictionS, nº 1/2, novembre 1997, Encrage Éditions.
 

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