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L'expresso de L'oncle Joe - 29
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L'expresso de L'oncle Joe - 29

Comment expliquer que, sous nos climats, un tel classique soit encore aussi mal connu ?

Il y a des raisons immédiatement compréhensibles, la plus évidente étant la Seconde Guerre mondiale : Kallocaïne paraît en Suède en 1940, et ne sera disponible en France qu’en 1947, chez « un éditeur confidentiel », comme le rappelle en postface Leo Dhayer, l’auteur de cette nouvelle traduction, enfin complète. Karin Boye s’est suicidée en 1941, George Orwell publie 1984 en 1949, et cette dystopie par excellence rencontre immédiatement un immense succès. Le roman d’Orwell sera constamment réédité dans des collections de poche de grande diffusion, pour ne rien dire des adaptations télévisuelles et cinématographiques. Il n’en va pas de même, en France tout au moins, avec Kallocaïne, qui restera des décennies pratiquement introuvable.

Ce qui frappe immédiatement, c’est l’extraordinaire  parenté entre le monde décrit dans Kallocaïne et celui de 1984. On peut dire que tout y est : l’état totalitaire en  conflit armé perpétuel avec ses voisins — le nom d’un état ennemi de l’« État Mondial » sera révélé à la fin du récit dans des circonstances ironiques —, le système de surveillance omniprésent, — l’« œil » et l’« oreille », comprendre la vidéosurveillance et les micros, sont installés dans tous les  logements —, la promiscuité, la nourriture frugale — bouillie de maïs au petit déjeuner —, les interminables séances de propagande et de conditionnement obligatoires, les autocritiques — diffusées à la radio chez  Karin Boye —,  la militarisation complète de  la société : on ne parle pas de citoyen, mais de « camarade-soldat », au service exclusif de l’État. On comprend, à diverses allusions, que l’action prend place longtemps après que des conflits terrifiants aient entièrement  balayé l’ordre ancien (les vagues souvenirs gardés de cette période sont encore plus ténus dans Kallocaïne que dans 1984 : le roman de Karin Boye est d’ailleurs censé se dérouler dans un avenir plus éloigné, son auteur le qualifiant de « roman du XXIe siècle »).

Il est très improbable, précise Leo Dhayer en note (p.234), que l’auteur de 1984 ait lu Kallocaïne. À la fin des années trente du XXe siècle, la vision du monde dystopique selon Karin Boye et George Orwell s’imposait malheureusement d’elle-même, largement esquissée par l’état soviétique, puis par le système nazi.  Comme George Orwell, Karin Boye emprunte essentiellement au premier, même si, par moment, elle s’inspire du second, par exemple lorsqu’elle fait dire à son personnage principal :

« […] Ignorez-vous, mon Chef, que nos biologistes considèrent pour acquis que nous n’avons, dans l’État Mondial, strictement rien à voir  avec ceux qui peuplent l’état voisin ? Nous sommes issus d’espèces de singes si différentes qu’on peut légitimement se demander si ces créatures sont réellement humaines. » (p.158).

Cette stigmatisation de l’ennemi biologiquement dévalorisante ne semble pas apparaître de manière aussi flagrante dans 1984.

Pour ma part, je ne peux m’empêcher de voir Kallocaïne et 1984 comme un diptyque, deux panneaux  placés en vis-à-vis, montrant le même cauchemar selon des approches d’une certaine manière complémentaires.

Kallocaïne se présente comme le journal de Leo Kall, chimiste de la « Ville de Chimie n°4 », racontant par le menu l’expérimentation d’une substance qu’il a découverte, sorte de sérum de vérité qui oblige la personne à laquelle il est injecté à  répondre en parfaite sincérité aux questions qui lui sont posées. On imagine sans peine les avantages que l’« État Mondial » pourrait en tirer, dans la chasse aux espions et aux mauvais  sujets… Tout au moins, on pense l’imaginer, car l’expérimentation va soulever beaucoup de problèmes, tout à fait inattendus.

Le roman de Karin Boye est avant tout un récit psychologique. Leo Kall est un personnage torturé et qui refuse de se l’avouer.  Cet anxieux est obsédé par ce qu’il pense être la trahison de sa femme, Linda,  soupçonnée d’aimer en secret Edo Rissen, son supérieur hiérarchique immédiat. Au fil des expériences menées sur les membres du « Service des sacrifices volontaires » — c’est un corps de métier à part entière, dans le monde de  Kallocaïne ! — puis sur d’autres sujets moins consentants, les véritables préoccupations du chimiste et sa propre personnalité profonde vont se révéler, comme s’il avait lui-même subi le test de la kallocaïne. Il s’agit, dans le sens le plus littéral de l’expression, d’une prise de conscience.

Une scène récurrente est celle de l’instant où la drogue commence à faire son effet sur le cobaye. La sensibilité et le talent de Karin Boye se manifestent alors de manière frappante, dans la manière dont  elle rend la sorte de transfiguration — le terme est à peine excessif — subie transitoirement par la personne interrogée.

L’un des épisodes clé du roman se situe au moment où Leo Kall et Edo Rissen, au travers de toute une série d’interrogatoires, se rendent compte progressivement de l’existence d’un groupe informel, que le justement très formaliste Leo Kall n’hésite pas à qualifier de « dangereuse secte de fous » (p.166). Ses membres se réfèrent, d’une manière assez confuse, à une prétendue cité secrète et à un certain Reor, figure charismatique mystérieuse tenant à la fois du saint et du philosophe,  tout en inventant des rituels  nouveaux :

« Un couteau est amené, raconta-t-elle. L’un de nous le donne à un autre, va s’allonger sur un lit et fait semblant de dormir.

— Ah… Et alors ?

— C’est tout. Si quelqu’un veut participer, il n’a qu’à feindre le sommeil lui aussi. Il peut s’asseoir par terre et appuyer la tête contre le lit, ou sur une table, ou n’importe où. »

J’ai bien peur de n’avoir pu réprimer un petit rire. La scène qui me venait à l’esprit était par trop ridicule : au beau milieu d’une assemblée recueillie, quelqu’un prend place sur une chaise, avec le plus grand sérieux, armé d’un couteau de table — car il ne pouvait s’agir que de cela ; pour s’en procurer un, il suffisait d’omettre de le restituer après le repas. Un autre personnage va s’allonger sur un lit, croise les mains sur son ventre, fait même semblant de ronfler…

Ici et là, on se munit d’un coussin pour s’installer dans des positions plus ou moins commode, chacun ajoutant sa petite contribution à l’ensemble. Quelqu’un se laisse glisser contre le matelas en poussant un bâillement  sonore et reste à moitié affalé sur le sol. Ensuite : silence total !

Même Rissen ne put réprimer un sourire amusé.

« Et… quel est le but de tout ceci ? demandai-je.

— Un but symbolique. Celui qui s’allonge s’abandonne au sommeil au milieu des autres, malgré le couteau, pourtant rien ne lui arrive. » (p.106).

Le concept de religion, qui semblait totalement disparu du monde futur décrit, fait sa réapparition, tentant de combler le vide philosophique et spirituel laissé béant par l’« État Mondial », combiné à l’aspiration à une meilleure société, réellement basée sur la confiance et la solidarité.

Le XXe siècle n’est pas seulement le siècle des systèmes totalitaires : il est aussi, en partie au moins, celui de la psychanalyse. Leo Dhayer précise dans la postface que l’auteur avait entrepris « à Berlin une psychanalyse destinée à solder trois ans de mariage » (p.232).  Il est bien difficile de ne pas percevoir, dans les séances d’interrogatoire à la kallocaïne, l’écho certes très déformé mais peu contestable de séances de psychanalyse : ne s’agit-il pas, au fond, de faire ressortir des choses cachées ? La  différence — de taille — est que l’usage de la kallocaïne est censé révéler ce que la personne interrogée cache de manière consciente.

Il semble que, pour Karin Boye, sincérité et véracité  soient à peu près superposables : présupposé philosophique sur la nature humaine assez en contradiction avec ce que prétend avoir découvert la psychanalyse…  Au fond, la kallocaïne n’est qu’un redoutable désinhibant, et Leo Kall l’a dès l’abord présenté comme tel, en faisant allusion à un produit « que l’on buvait autrefois » :

« […] celui qui s’intoxiquait à l’alcool se mettait souvent à parler à tort et à travers, à trahir des secrets, à se conduire de manière imprudente, débarrassé qu’il était de toute honte, de toute frayeur. C’est cet effet qu’aura le produit que j’ai mis au point […] ». (p.17)

Lorsque Edo Rissen subit à son tour l’« interrogatoire judiciaire » , il aura cette formule : « je sais que ce que je suis subsistera quelque part. » (p.221 ; les italiques sont de l’auteur). Linda fera à Leo une confession de la même teneur,  en des pages bouleversantes (p.191-199).

Cette conviction idéaliste concernant la nature humaine, qui lorgne un peu du côté de la mystique chrétienne — mais pas exclusivement ! —, est sans doute celle de Karin Boye, ou tout au moins, ce qui est un peu différent, celle-ci a-t-elle dû le souhaiter (il n’est pas dit qu’une injection de kallocaïne puisse permettre de trancher la question).

Je serais tenté d’écrire que, si le but de George Orwell, dans 1984,  était de dénoncer les procédés du totalitarisme qui font perdre à l’homme son humanité, celui de Karin Boye, dans Kallocaïne, était de démonter le totalitarisme pour prouver l’humanité de l’homme : le diptyque n’est-il pas  parfait ?

Joseph Altairac

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