« Warner avait acquis les droits de « La légion de l’espace », un roman de science-fiction écrit en 1934 par Jack Williamson. On a refilé le bébé à Sawyer en guise de galop d’essai ; il s’en est très bien tiré ». Je reproduits ci-dessous son synopsis :
« Après une période de chaos, l’Empire a laissé place au Système, un gouvernement démocratique conduit par les savant. Mais certains nostalgiques de la dictature complotent pour la rétablir.
John « Star » Ulnar est un officier fougueux et fringant, qui appartient à la Légion, un ordre de combattants chevaleresques. Il a pour mission de veiller sur la princesse Alodoree, détentrice du secret d’Akka, une force cosmique qui maintient l’équilibre de l’univers. Hélas, Eric Ulnar, le plus proche parent de John, a basculé du côté de l’Empire. Il enlève la princesse, obligeant John est ses compagnon, derniers représentants de la Légion, à gagner l’Étoile vagabonde. Ils ne parviendront pas à libérer Aladoree.
Prisonniers du satellite mort, la forteresse sidérale de l’Empire, ils s’en évaderont par les conduits d’aération avant de s’emparer du Rêve pourpre, un vaisseau rafistolé mais capable encore de prouesses. Ils n’échappent aux chasseurs impériaux et font route jusqu’au repaire des Méduses, une race venimeuse et ancienne qui se tient derrière le Pouvoir de l’ombre. Après bien des péripéties, nos héros, assistés de la princesse et portés par la force Akka, feront valoir le bon droit. »
Tout était rassemblé pour faire un bon film : héros sans peur, compagnons dévoués, méchants archétypiques et une belle histoire d’amour. Sawyer pensait à Billy Wilder pour la réalisation. Il proposait pour les rôles principaux le casting suivant : Tyrone Power (John Star), Olivia de Havilland (princesse Aladoree), George Sanders (Eric Ulnar). En mentor du héros qui le guide sur la voie de la force Akka, il avait envisagé Ronald Reagan, parce que ce dernier était le président du très conservateur syndicat des acteurs, juste histoire d’assurer ses arrières. Pour les effets spéciaux, notamment l’animation des Méduses, il songeait à Ray Harryhausen, qui finalement a supervisé les FX du « Monstre des temps perdus » en 1953, film dont tout le monde pense qu’il a directement inspiré « Godzilla ». Cerise sur le gâteau, La légion de l’espace devait sortir en relief, nouvelle marotte de Jack L. Warner censée concurrencer le Cinémascope, que venait de mettre au point la Twentieth Century-Fox.
Si « La légion de l’espace » ne s’est finalement pas fait, on peut considérer que le boulot de Sawyer n’a pas été perdu pour tout le monde. Quinze ans plus tard, au cours du mois de juillet 1967, un jeune étudiant, lauréat de la bourse Sam Warner à l’University of Southern California Film School, s’est vu donner l’occasion d’être payé cent dollars la semaine pour étudier tous les aspects de l’élaboration d’un film aux studios Warner et fouiller leurs archives. Ce fou de cinéma s’appelait George Lucas. » »

Mais qui est ce Sawyer auquel il est fait allusion dans ce texte un brin énigmatique ? Jack Sawyer, un autre scénariste, chargé d’enquêter sur la vie du célèbre Dary Leyland, l’auteur — avec son complice de toujours, le génial illustrateur Max Van Doren —, du classique des classiques de la littérature américaine (!), « Ma mère l’Oie », que le producteur Jack L. Warner veut adapter, pour faire concurrence à Disney sur son propre terrain.
« Ma mère l’Oie » ? Par exemple ! On en connaît des « Ma mère l’Oie », mais pas celui de ces deux Amerloques, s’interroge le lecteur. Et pourtant, ce « Ma mère l’Oie » là, un recueil illustré de contes et comptines, il est aussi célèbre aux États-Unis que, disons, « Les Aventures de Huckleberry Finn » de Mark Twain ou « Le Magicien d’Oz » de L. Frank Baum. Quant à Max Van Doren, il faudrait le ranger dans la catégorie des Winsor McCay et autres Norman Rockwell. Au bas mot.
Jamais entendu parler ? Il faut donc impérativement vous précipiter sur l’ouvrage de Xavier Mauméjean qui vient de sortir chez Alma Éditeur, « American Gothic ».
En lisant le roman/enquête de Xavier Mauméjean, j’ai songé un moment à « Ronceraille », le brillant canular de Claude Bonnefoy qui avait créé de toute pièce un écrivain imaginaire, documents photographiques compris (consulter « Ronceraille », de Claude Bonnefoy, collection « Écrivains de toujours », n°100, Le Seuil, 1978). Mais avec « American Gothic », on roule dans une toute autre catégorie. Il s’agit pour l’auteur, à travers l’histoire de ce classique, et de la vie — naturellement tragique — de ses auteurs, de pénétrer au plus profond du phénomène de la création des mythes littéraires. Et ici, plus précisément, des mythes littéraires américains. Comment se fabriquent les mythes ? Xavier Mauméjean décortique avec une minutie et une lucidité presque inquiétantes (voire effrayantes…) tous les mécanismes du processus, à tous les niveaux, du trivial au fantasmatique, du drôle au tragique, du sublime au sordide, du vrai au faux.
Du vrai au faux (ou du faux au vrai, tout aussi souvent…), cette dernière remarque va sans dire, mais c’est mieux en le disant, tellement le lecteur se régale à essayer de ne pas se faire piéger ! Car tout est vrai, quelque part, et tout est faux, autre part, dans ce récit, stupéfiante et trompeuse exégèse construite comme une série de témoignages — surtout prendre bien garde à vérifier qui s’exprime dans un chapitre, avant d’en entamer la lecture —, où références réelles et inventées se télescopent avec une agilité proprement diabolique. Oui, diabolique me semble le bon qualificatif.
Il faut se méfier de tous les affirmations, de toutes les références prétendues telles, dans ce livre.
J’ai d’ailleurs entamé, et je ne suis pas le seul, quelques vérifications, et la folie me guette (mais comme je suis déjà guetté par cette dernière depuis longtemps, j’ai l’habitude, je gère cette nouvelle offensive, Dary Leyland peut murmurer à mes oreilles ses comptines tant qu’il veut, je suis inoxydable…). Par exemple, un détail concernant Max Van Doren, — le personnage le plus touchant d’« American Gothic », celui qui m’a presque amené les larmes aux yeux. Le professeur Richard Case, spécialiste de l’œuvre de Dary Leyland et de Van Doren, tente une analyse des techniques de composition de l’illustrateur, lesquelles peuvent évoquer les collages des Surréalistes et anticipent furieusement le Pop Art. Un exemple :
« […] Une exception amusante : le chien illustrant la ballade « Mon meilleur ami » est au départ un loup caparaçonné d’acier apparaissant dans la septième case de la vingt-cinquième planche du « Flash Gordon » d’Alex Raymond, livraison du 24 juin 1934. »
Ah ! Ah ! On ne me la fait pas, Monsieur le prétendu spécialiste ! Il se trouve que je possède — par le plus grand des hasards, je l’admets — une réédition de référence de cette bande dessinée chez l’éditeur américain Checker, édition en couleurs (des couleurs agréables, pas trop flashy, juste ce qu’il faut) et au format « à l’italienne »… Je m’empare du premier volume, je repère la planche marqué « 6.24. » (1934), je compte les cases… 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7… Enfer et damnation !!! Le chien bleu est bien là !!! Donc, tout est vrai, alors que ça devrait être faux… ÇA NE VA PAS ! (Je scanne cette case pour que les infortunés lecteur de l’Expresso puisse toucher du doigt l’amorce de ma folie, si j’ose cette curieuse expression).
Mais patience, je le coincerai… Tiens, tiens… la fameuse photographie, décrite par la photographe américano-japonaise Kiyoko Fushida, représentant Leyland et Van Doren, prise en 1933, « à l’occasion de l’exposition Universelle de Chicago » :

« […] Cheveux brillantiné, impeccablement coiffés en arrière, que dissimule en partie un canotier incliné sur le côté, il est vêtu d’une tenue d’été, blazer et pantalon clairs. Leyland tient dans sa main gauche ce qui ressemble à un chapelet, et ce qui est en fait une cordelette. On sait qu’il avait toujours un bout de ficelle dans la poche. Leyland le nouait chaque fois qu’il devait prendre une décision important ou qu’une période de sa vie s’achevait.
Daryl Leyland sourit, mais pas en direction de l’objectif. Il surplombe Max Van Doren de la tête et des épaule. Le dessinateur se tient à sa gauche, à sa droite donc sur le tirage. Coiffé lui aussi d’un canotier, il porte des vêtements gris à l’étoffe épaisse. La chaleur ne semble pas l’incommoder. Ils se tiennent devant un brontosaure en plâtre grandeur nature. Van Doren a le regard complètement vide, la bouche à moitié ouverte, presque l’air d’un idiot. À croire qu’il attend quelque chose ou qu’un événement vient tout juste de se produire, qui le laisse sans voix. Peut-être est-il en train d’observer ce « quelque chose » sous forme d’esquisse mentale, qu’il s’empressera dans un instant de crayonner. Comme toujours chez cet illustrateur, ce dessin rapide restera sans suite.
Sur le sable, encerclant les deux hommes, sont répandus des emballages de confiseries. Peut-être des Cracker Jack ou des Dumbies. À l’époque, les friandises ne contiennent pas encore les blagues, rébus ou énigmes qui font la joie des enfants. Leyland en a eu l’idée sept ans plus tard. Le nombre de papier gras, encollés de caramel, est supérieur du côté Van Doren, mais peut-être le vent, répartissant les emballages de façon aléatoire, fausse-t-il le décompte. »

Trêve de plaisanteries. Je n’ai jamais vu évoquer avec une telle profondeur, une telle finesse et une telle sensibilité (le personnage de Van Doren !) l’aventure de la culture populaire américaine, sous ses formes ludiques — monde des pulps, des comics, de l’illustration, du cinéma, des dessins animés, de la télé, des friandises (miam !), des contes horrifiants, des légendes urbaines… —, autant que sous ses formes les plus noires — puritanisme exacerbé, sadisme, enfances détruites, gangstérisme, misère, vagabondage, chasse aux sorcières, guerres, tueurs psychopathes… —, les uns nourrissant les autres, de manière plus ou moins directe.
Toute la construction du mythe culturel américain dans son ensemble se trouve expliquée, éclairée, au moyen du génial artifice de l’exégèse d’un mythe littéraire fabriqué de toute pièce mais plus vrai que nature : Daryl Leyland et son « Grand Dessein ». Tout est là. Nous pouvons tâter, tant que nous voulons, l’étoffe dans laquelle est taillé l’imaginaire d’un peuple. C’est de la qualité supérieure, mais attention, le tissu est parfois rêche, et il reste des aiguilles, plantées sans des endroits inattendus…
On l’aura compris, « American Gothic » n’est pas seulement le chef-d’œuvre (à ce jour) de Xavier Mauméjean, c’est un chef-d’œuvre tout court.
Oncle Joe
P.S. : Il est assez peu question de café dans « American Gothic », — les critiques de l’Expresso sont rédigées sous l’emprise et le signe de ce divin breuvage — mais heureusement, un des contes de Daryl Leyland, « La Débrouille »(*), y fait allusion : « Hijack se servit du café dans une boîte de conserve […] ». La suite ? Et bien, la suite sonne de manière un peu rude, les contes de « Ma mère l’Oie » s’avérant souvent un rien… cruel.
(*) Ce conte est traduit par François Parisot. Curieusement, un autre Parisot, Henri, est connu pour ses traductions de Lewis Carroll. Le monde des coïncidences est bien petit.