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L’expresso de L’oncle Joe - 30
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L’expresso de L’oncle Joe - 30

Mojave Épiphanie, une histoire secrète du programme spatial américain, par Ewen Chardronnet – Inculte, Dernière Marge, Paris, 2016.
 
Tout pourrait commencer avec une photographie, que l’on voit reproduite dans le cahier iconographique placé à la fin de Mojave Épiphanie : cinq jeunes gens allongés ou assis devant un curieux assemblage métallique d’où s’échappent des câbles, avec, légèrement en arrière-plan, un empilement de ce qui semblent être des sacs de sable. Il faut reconnaître là l’équipe initiale du « Rocket GALCIT Research Group », lors du « premier test du 31 octobre 1936 ». Le petit groupe donne l’impression de la plus parfaite décontraction. Il n’y a pourtant vraiment pas de quoi, car il arrive que ça saute… Tester des combustibles pour fusée et manipuler des produits chimiques hautement explosifs et instables sont des activités assez aléatoires, au niveau de la sécurité : Jack Parsons, la vedette du groupe, y laissera la vie.
 
 
Ewen Chardonnet a sous-titré ce très  remarquable essai « une histoire secrète du programme spatial américain » et non pas « l’ histoire secrète du programme spatial américain » :  il y a une nuance, et elle est d’importance. Des histoires, secrètes ou non, il en existe de nombreuses, certaines excellentes. Mais aucune ne ressemble à Mojave Épiphanie, tout au moins en langue française. Et même en langue anglaise, d’ailleurs, je ne suis pas sûr que l’on trouve une synthèse de cette qualité, parvenant à rendre cohérente une aventure aux développements inattendus et aux répercutions aussi variées que lointaines, touchant les domaines de la technique, des sciences, de la politique, de la philosophie, des arts, et même… de l’occultisme, couvrant la période 1935-1955. S’il existe en anglais des études pointues consacrées à quelques-uns des personnages évoqués,  — dont Jack Parsons lui-même, avec Sex and Rockets: The Occult World of Jack Parsons (2004), de John Carter, et Strange Angel, the Otherworldly Life of Rocket Scientist John Whiteside Parsons (2005), de George Pendle —, Ewen Chardonnet me semble le premier à proposer un tableau aussi clair et complet de l’épopée baroque de ces pionniers aux personnalités si singulières, ainsi que de l’arrière-plan scientifique, politique et culturel complexe et rapidement évolutif dans lequel elle s’inscrit.
 
L’amateur de science-fiction verra passer pas mal de noms connus : Jack Parsons et ses amis du « suicide squad » étaient généralement des passionnés du genre.  Il sera donc question de Ray Bradbury, de Jack Williamson — Jack Parsons, était fasciné par son roman classique  Plus noir que vous ne pensez —, de Cleve Cartmill — moins célèbre que ces deux maîtres, mais comme on sait mêlé, à son corps défendant, à une prétendue affaire d’espionnage atomique —, et bien sur de Robert A. Heinlein, dont on peut dire qu’il était tout aussi original que son ami Jack Parsons, même si nettement moins fou (encore que ça peut se discuter…). (Robert A. Heinlein est de toute façon un personnage-clé de l’époque, il suffit pour s’en convaincre de lire Solution non satisfaisante, l’indispensable recueil publié en 2009 sous la houlette d’Éric Picholle dans la collection « Hyperboles » des Éditions du Somnium).
 
 
Tout aussi inévitable, mais nettement moins recommandable, Lafayette Ron Hubbard fera un trop long moment partie de l’entourage de Jack Parsons et participera activement à ses séances de magie « énochienne » : c’est que le spécialiste des fusées était un adepte enthousiaste du mage anglais Aleister Crowley (1875-1947) et des cérémonies ésotérico-sexuelles qui vont avec… En gros, Parsons jouait à John Dee, et Ron Hubbard à Kelley. Pour Jack Parsons, la magie n’était pas une plaisanterie, c’était une philosophie de la vie, et surtout, ça « marche ». Un monde où la magie fonctionne de manière aussi indiscutable que la science appliquée, c’est là une idée que Robert Heinlein saura utiliser pour alimenter la revue Unknown lancée par John Campbell en complément d’Astounding. Jack Parsons vivait réellement dans ce genre d’univers.
 
 
Si Jack Parsons retient l’attention par ses excentricités, son ami Frank Joseph Malina semble taillé dans une étoffe assez différente. Sa carrière sera nettement plus longue — il s’éteint en 1981, alors que Parsons meurt en 1952 dans un explosion accidentelle —, mais aussi nettement plus riche. Ewen Chardronnet s’attache d’ailleurs largement à ses pas pour conduire la narration, et l’on sent qu’il éprouve beaucoup de sympathie pour cet ingénieur devenu haut fonctionnaire de l’UNESCO qui, à un moment de sa vie, optera pour l’activité artistique. Grâce à la lecture de Mojave Épiphanie, j’avoue avoir découvert l’« art cinétique », dont Frank Malina, qui deviendra un ami proche de Ray Bradbury, a fait la promotion, et le Leonardo Journal qu’il a fondé en 1967, consacré à l’application de la science et de la technologie modernes dans les arts (une publication de lecture assez ardue, cependant, il faut bien le reconnaître…).
 
Une autre figure fascinante de ces pionniers américains de l’astronautique est en fait… un Chinois. Venu étudier aux États-Unis, Tsien Hsue-shen (1911-2009)  aurait dû devenir un des pontes de la recherche spatiale américaine, sans la « peur rouge », l’hystérique chasse aux communistes dont il sera victime, comme d’ailleurs, à des degrés divers, tous ses collègues et amis de l’époque (Parsons se trouvera en sus un peu ennuyé pour ses activités sectaires présumées, mais juste un peu, car on sent tout de même que c’est nettement moins grave que d’être soupçonné de communisme !) Obligé de quitter les États-Unis en 1955 à cause d’accusations infondées, il deviendra par la suite un des principaux responsables du programme spatial chinois. On sent qu’il y a encore énormément à écrire sur la carrière trop discrète — vu de France — de ce Fils du Ciel.
 
Et puis, il y a les femmes… « Et quelles femmes ! », s’est exclamé, admiratif, l’ami un rien érotomane qui m’a vivement recommandé la lecture de Mojave Épiphanie, que je remercie ici en respectant son anonymat pour des raisons bien compréhensibles et que je soupçonne avoir été plus impressionné par l’atmosphère de liberté sexuelle régnant dans l’entourage de Jack Parsons que par l’histoire secrète du programme spatial américain à proprement parler… La période de la guerre  fut propice à l’émancipation féminine, les femmes accédant à des postes jusqu’alors exclusivement réservés aux hommes, ce qui contribua à faire tomber bien des inhibitions. Marjorie Cameron (1922-1995), un temps la femme de Jack Parsons, est sans conteste la plus flamboyante. Elle incarnera une Babalon — la « Femme Écarlate » de Crowley — tout à fait convaincante, lors des cérémonies de magie énochienne organisées au début des années quarante dans le « Parsonage » (South Passadena, Californie), surnom de la propriété de Jack Parsons. Ses convictions occultistes imprègneront la carrière artistique qu’elle poursuivra par la suite, que ce soit dans le domaine de la poésie, de la peinture ou du cinéma. Son portait de Jack Parsons, « The Dark Angel », demeure un témoignage de l’époque de ses débuts au milieu des lanceurs de fusées.
 
 
La qualité d’une étude de ce type se reflète souvent dans ses notes, en ce sens que celles-ci ne doivent pas seulement apporter des éclaircissements sur le sujet traité, mais aussi ouvrir de nouveaux champs d’investigations. Alors, dans une ultime tentative d’aiguiser la curiosité du lecteur, au cas où  ce qui précède ne suffirait pas, je citerai intégralement la note (1) de la page 111 de Mojave Épiphanie, concernant les supposées idées politiques de Crowley et leur lien éventuel avec sa vision occultiste (sujet hautement problématique). Ewen Chardronnet se trouve amené à mentionner l’existence du courant des « spiritualistes communistes », expression qui peut décontenancer… Et pourtant :
 
« Le caractère protéiforme des différentes lectures d’un communisme spiritualiste contemporain à la révolution russe est difficile à résumer. Mais on peut évoquer la voie « hylozoïste » du Rose-Croix, chrétien et communiste français François Jollivet-Castelot ; celle des héritiers du cosmisme de l’orthodoxe Nikolaï Fiodorov, qui clamait qu’un paysan avec les pieds dans la terre était tout aussi initié qu’un érudit universitaire, qui était contre toute hiérarchie dans l’initiation spirituelle et pensait la « cause commune » ; celle des vieux bolcheviques « constructeurs de Dieu » ou « empirio-monistes » ; celle des défenseurs de l’eudémonisme égalitaire de la communauté primitive chamanique ; la passion pour les marcheurs nus doukhobors du spécialiste des sectes du parti bolchevique Vladimir Bontch-Brouïevitch ; celle des clairvoyants du Kremlin ou plus généralement des architectes d’un ésotérisme rouge conçu comme une inversion habile de la gnose. »
 
 
Voilà qui nous éloigne singulièrement du programme spatial américain, mais annonce sans doute un travail de fond à venir d’Ewen Chardronnet sur le « communisme spiritualiste »… Ceux que ce type de mouvement laisse dubitatifs pourront lire en attendant l’essai de Roger Facon, Fulcanelli & les alchimistes rouges, qui vient juste de sortir aux Éditions de l’Œil du Sphinx, et qui en démontre l’existence en France. Décidément, les lectures de l’été mènent à tout !
 
Joseph Altairac
 

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