« Après en avoir discuté avec un ami psychiatre, les parents de Connie décidèrent de respecter ses « rêveries » et ses « fabulations », puisque celles-ci apaisaient son chagrin. Hélas, eux-mêmes ne croyaient qu’aux cercueils et au silence des absents. »
Les Mange-Sommeil

On peut se dire que c’était sans doute la seule solution : ouvrir le volume sur ce texte n’aurait eu aucun sens, l’insérer au milieu des autres encore moins… Cependant, je ne suis pas tout à fait satisfait, car c’est un pis-aller, à mes yeux. Formellement, Les Mange-Sommeil, malgré sa beauté, semble de trop. Il est à savourer séparément, si j’ose écrire.
L’ensemble formé par les huit autres récits, auquel je me permets de donner le titre de « cycle de la guerre », est en revanche d’une parfaite cohérence, puisque tous les textes s’articulent autour du même motif.
1348 amène le lecteur dans un XIVe siècle allégorique, où le roi Édouard III, prestigieux souverain d’Angleterre, lutte désespérément pour conserver sa couronne dans un Londres investi par le Roi Peste. À bien y réfléchir, c’est la seule nouvelle relevant incontestablement de la « Fantasy », au sens où je l’entends, à savoir un texte situé dans un monde imaginaire où le réalisme n’est pas de mise, même s’il possède, dans ce cas particulier, des attaches historiques fortes avec le nôtre. Ce récit étrange présente quelques analogies avec Le Masque de la Mort Rouge d’Edgar Poe, mais elles sont sans doute superficielles, et si 1348 m’a paru puissant au niveau de l’évocation, je reste sur l’impression — énervante — que je suis passé à côté de références importantes, lesquelles pourraient fournir certaines clés. Je lirai avec curiosité les commentaires qu’en feront les critiques vraiment cultivés…

Plongée beaucoup plus familière — pour moi — dans la Guerre de Sécession, avec La Chasse Sauvage du Colonel Rels. C’est une période historique qui m’a toujours fasciné, depuis au moins la lecture du recueil Morts violentes (Tales of Soldiers and Civilians, (1891)) d’Ambrose Bierce. Armand Cabasson réussit là un tour de force : le basculement dans le fantastique se fait dans les toutes dernières lignes, d’une extraordinaire intensité. On reste sans voix… d’autant plus que l’on avait déjà le souffle coupé par les folles chevauchées de cet enragé confédéré, ravageant les arrières des lignes nordistes !
Avec L’Héritage, c’est le monde du Japon médiéval qui est évoqué : un fils de chef de clan est amené à dialoguer avec la tête coupée de son père… Je me plais à imaginer Kurozawa adaptant cette nouvelle en court-métrage, pour compléter son sublime Rêves (1990).

« La société avait régulièrement besoin de combattants fanatiques. N’était-ce pas elle qui les générait volontairement ? Mais elle ne s’en servait pas seulement pour augmenter les chances de victoire. Ils permettaient également de faire croire aux autres guerriers qu’eux-mêmes n’avaient pas sombré trop profondément dans la barbarie. Cependant, lorsque le groupe n’en avait plus l’utilité, il en avait peur et les mettait à l’écart avec dégoût et hypocrisie. Le guerrier-fauve devenait un criminel fou. Jusqu’à la prochaine bataille… »
Il est à craindre que la réflexion de l’auteur, concernant en principe les Vikings du Xe siècle, ne s’applique aussi à la société moderne, comme le démontrent certains événements relevant de l’actualité immédiate…

Avec Les Chuchotements de la Lune, retour au monde sanglant des samouraïs qui, comme on sait, pouvaient se montrer poètes à leurs heures. Les lucioles, porteuses des âmes des guerriers, s’envolent au-dessus du champ de bataille… Là aussi, Kurozawa serait à la fête, bien sûr assisté de son fidèle Inoshirô Honda, pour les scènes de combats.
Saint Basile le Victorieux fait revivre l’époque troublée qui connut les exploits d’Alexandre Nevski contre les chevaliers teutoniques. Ivan Iakovir, Grand Prince de Kostov (Kostov ? Tiens, où peut bien se situer Kostov ?), sera moins chanceux que son illustre collègue de Novgorod : sans doute s’est-il montré un peu trop habile en fabriquant de fausses reliques du vénéré Saint Basile à partir du crâne de son propre frère… Une belle satire du cynisme en politique et une charge contre la superstition — il y a de quoi faire, avec le monde de l’orthodoxie… —, et toujours cet art de l’évocation des scènes guerrières qui laisse le lecteur pantois : on aurait presque pitié des cavaliers mongols empileurs de têtes coupées, quand leurs chevaux s’enlisent dans la boue du champ de bataille… S’agit-il d’une nouvelle fantastique ? question d’interprétation : cela dépend en quelque sorte du degré de pouvoir merveilleux que l’on veut bien accorder aux fausses reliques…

Avant-dernière nouvelle du recueil, et donc dernière du cycle de la guerre, Le Minotaure du Fort Bull renoue avec la Guerre de Sécession. Et ce n’est que justice : dans une courte interview placée en fin de volume, l’auteur rappelle qu’il s’agit d’« une époque cruciale, qui a façonné l’Amérique ». Cette fois, le fantastique est présent de manière purement symbolique : un fort confédéré, assailli par la marine de l’Union, est commandé par un militaire défiguré qui se compare lui-même à un Minotaure, dévoreur de vies humaines. Sujet d’horreur pour les siens, qui ne parviennent pas à soutenir son regard, il tombera logiquement sous les coups d’un Thésée à la peau noire.
« Il est bon que la guerre soit si terrible ; autrement nous l’aimerions trop », a dit un jour le général Lee à ses officiers. Un de ses adversaires, le général Sherman, a déclaré pour sa part : « La guerre, c’est l’enfer ».
L’excellence du cycle d’Armand Cabasson, dont l’érudition historique est impressionnante — allez démêler, dans ces récits, le factuel de l’imaginaire, si intelligemment imbriqués —, ainsi que le plaisir intense que procure sa lecture mettraient presque mal à l’aise. Ceci est un compliment…
Joseph Altairac