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L'interview de Thomas Day
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L'interview de Thomas Day

Actusf : Tout d'abord, évoquons l'origine. Comment est née l'idée de ce roman ?
Thomas Day : Thomas Day : Contrairement à mes trois romans les plus vendus, car disponibles en poche, (La Voie du sabre, L’Instinct de l’équarrisseur, L’Homme qui voulait tuer l’empereur), il n’y a pas de novella à la base de La Cité des crânes, mais plutôt un faisceau de désirs qui se sont cristallisés autour d’un récit écrit au jour le jour (récit autobiographique qui correspond au premier tiers du roman).

Parmi ces désirs citons :
- La volonté d’exprimer mon dégoût face aux résultats du premier tour de la présidentielle de 2002.
- L’envie de répondre à Houellebecq qui, avec son livre Plateforme, mettait le doigt sur un sujet en or (la prostitution en Thaïlande) et se contentait d’écraser le moustique de la misère sexuelle occidentale, oubliant l’essentiel : les filles.
- L’envie d’écrire un texte où les événements narrés dans Apocalypse Now sont des événements historiques, ayant réellement eu lieu (et tirer les conséquences d’une telle hypothèse).
- L’envie de montrer qu’il y avait des choses intéressantes à faire autour de cette recette littéraire qu’est l’autofiction, un (sous-)genre qui donne 99% de romans écrits à l’eau du robinet.
- L’envie (en partie inconsciente, mais ayant barre sur le reste) de rendre hommage au Festin Nu, au Kim de Kipling au Lord Jim de Conrad, La Plage d’Alex Garland, etc.
- Et évidemment envie de parler des femmes (celles d’avant ma femme), de l’Asie du sud-est et surtout de la jungle (cette beauté fatale, forte de toute la pourriture qui l’alimente, me fascine et me manque quand je suis en France).
Beaucoup d’envies pour écrire un roman différent, conçu différemment et écrit pour rendre hommage aux différences.

Actusf : J'aime bien laisser la parole aux romanciers, comment présenterais-tu ton roman à quelqu'un qui ne l'aurait pas lu ?
Thomas Day : C’est mon roman le plus personnel, le plus intime. C’est sans doute mon roman le mieux écrit, même s’il est loin d’être parfait sur le plan stylistique. C’est aussi le roman dont j’ai le plus de mal à parler, car je crois qu’il contient, avec bien plus d’éloquence que moi, quasiment toutes les réponses à cette interview.
C’est une porte que je ferme (mais il faut avoir lu le livre pour comprendre ce que je veux dire par là).
C’est un roman d’horreur.
C’est un roman pornographique.
C’est une quête initiatique.
C’est un roman sur l’illusion amoureuse.
Sur la maturité.
L’engagement.
Il y a de la magie.
Il y a des femmes vitales (l’antithèse de la femme fatale).
Il y a une voix. La Voix.
Et la jungle.
C’est un roman sur l’Asie du sud-est, sur les putes (j’avais envie de raconter les putes différemment, sans mépris, presque en les célébrant, car tout n’est pas noir, tout n’est pas glauque dans l’univers des nuits extrêmes orientales), sur la mort, l’immortalité, la peur, le pouvoir, les pouvoirs, les livres, l’argent, le matérialisme…
Beaucoup de sujets pour un livre de 220 feuillets à peine.
Quant à l’histoire, c’est celle d’un homme qui (se) cherche, d’un homme qui (re)doute, d’un homme qui trouve au fin fond du Laos ou au fond de lui-même quelque chose – La Cité des Crânes – qui va éclairer une partie de sa vie et en obscurcir une autre.
C’est aussi (surtout ?) un livre que j’ai écrit en gardant à l’esprit le proverbe argentin « il n’y a pas de bonheur possible à aimer une femme qui se vend ».

Actusf : La quatrième de couverture évoque ton livre le plus personnel, le héros se prénomme Thomas, il est en Asie, une région que tu
affectionnes, quelle part y a-t-il de toi dans ce roman et surtout dans ce héros ?
Thomas Day : Thomas Daezzler c’est moi et en même temps c’est un étranger (il y a plein de trucs qu’il fait que je ne ferais pas, il y a plein de trucs qu’il pense, que je ne penserais pas). Au final, ce roman est une forme parfaite de « mensonge qui dit toujours la vérité ». Il prend d’étonnants détours pour parler de moi, et, il y est surtout question d’un autre (d’un horla narrateur) qui en sait long sur mon compte.
Pour être plus précis, disons que les conclusions que Thomas (la narrateur) tire du drame de Vilnius (la meurtre de la fille Trintignant par Bertrand Cantat) sont contraires aux miennes, alors que le passé dont il parle (la fascination adolescente pour Noir Désir, l’appartenance aux groupuscules anarchistes) c’est bien mon passé.
Il y a plein de différences entre moi et le narrateur, mais aussi, plein de confidences, de confluences, notamment sur la sexualité. La vie est une lave, et pour évacuer cette lave j’utilise l’écriture, au risque de m’éclabousser. Ca fait quinze ans que j’écris comme ça et je crois que ça ne changera jamais.
A un moment, alors que j’écrivais La Cité des crânes au jour le jour, ma vie a bifurqué et je ne suis pas devenu Thomas Daezzler, ce moment est raconté en creux dans La Cité des crânes qui est vraiment un roman schizo, un roman à deux voix. L’une fume, l’autre pas (voilà un indice pour décrypter le texte, du moins essayer).

Actusf : Evoquons maintenant l'Asie. On te sait grand voyageur dans ces contrées, qu'est-ce qui te plait particulièrement dans cette région
du monde ? Qu'y trouves-tu ?
Thomas Day : J’y ai trouvé une sacré envie de vivre qui me manque quand je suis en France. Ma femme et moi ne repartons au Cambodge qu’en juin 2006, mais elle comme moi, nous nous languissons déjà.
La première fois que je suis allé en Asie du sud-est c’était au Laos, non pas pour « étudier » le bouddhisme, mais pour approfondir ce que j’en savais. Là, j’ai rencontré une jeune fille (vingt ans), qui m’a emmené dans son village, au fin fond de la jungle, à une demie journée de bateau de la première route goudronnée. Le choc ! Je me retrouvai entouré de gamins qui, pour la plupart, n’avaient jamais vu un blanc, se levaient la nuit pour chasser la chauve-souris frugivore avec des tridents de bambous et montaient à vingt mètres de haut dans les cocotiers pour me chercher des noix de coco, afin que je puisse boire sans risque. Il n’y avait ni eau courante, ni électricité, ni chiottes, ni douche et les hommes du village chassaient le cochon sauvage à la kalachnikov. Je me souviens très bien de ce mois de décembre, je donnais des cours aux gamins dans la journée (géographie, anglais) c’était renversant ; le soir je discutais avec les vieux, je passai du temps avec ma copine ou je me défonçais à l’opium, ou à l’herbe qui est facile à trouver là-bas et vraiment pas chère.
De retour à Vientiane (la capitale du Laos, 100 000 habitants) je me souviens avoir envoyé un e-mail à mon patron pour dire que je ne rentrais pas tout de suite et, en fait, j’ai bien failli ne jamais rentrer (j’avais autant envie de rentrer en France que de me foutre les couilles dans une presse hydraulique).
Par la suite, je suis retourné en Asie du Sud-est cinq à six fois par an (sur une période de quatre ans, presque cinq). Je trouvais des petits boulots d’enseignant (anglais), je menais une vraie double vie, c’était passionnant. C’est lors des voyages de la seconde année (après avoir rompu avec ma copine laotienne) que j’ai pénétré dans l’envers du décor (les putes, les fumeries, les bordels) ; pour ma défense, mais je sais que c’est une très mauvaise excuse, j’allais très mal (j’étais en plein période suicidaire, en pleine période de doute professionnel) et donc j’ai plongé très profond et, contre toute attente, ça m’a sauvé la vie. (J’avais besoin de retourner en enfer, comme d’autres ont besoin d’aller une fois par an en pèlerinage). J’ai fini par rencontrer ma femme et j’ai tout arrêté. Mais là encore, il s’agit d’un résumé trompeur, entre le jour où j’ai rencontré Su Kiy et le jour où nous avons dormi pour la première fois ensemble, il s’est passé un an, voire plus, une année durant laquelle j’ai écrit le premier jet de La Cité des crânes, une année durant laquelle j’ai continué à voyager en enfer (avec délectation, cette délectation qui sourd du mariage moite de l’exaltation et de la destruction du corps).
Si je devais résumer ces cinq dernières années de ma vie, je dirais que l’Asie — ses jungles, ses drogues et ses putes — m’a sauvé la vie. C’est difficile à expliquer et c’est peut-être là, le sujet central de La Cité des Crânes.

Actusf : La présence du fantastique est assez discrète, au point qu'on peut se demander si l'aventure finale du héros n'est pas simplement
fantasmée. J'imagine que c'était voulu. Comment vois-tu les choses de ce côté là ?
Thomas Day : Si je réponds franchement à cette question, je fous en l’air le roman tel que je l’ai conçu. A mon sens, il y a deux hypothèses :
a) Thomas Daezzler ment.
b) Thomas Daezzler est schizophrène.
Et une certitude : « Thomas Daezzler raconte une histoire »
Je n’ai pas écrit ce roman pour une catégorie de lecteurs bien particulière (d’ailleurs je n’écris jamais mes textes dans cette optique), je l’ai écrit pour moi et après, bien après !, Olivier Girard, mon éditeur, m’a aidé à transformer le texte en quelque chose de publiable (les quinze pages de cul à la fin, tu coupes ; le rôle de la République Invisible, tu développes, etc.).
Tous les éditeurs à qui j’ai soumis le livre m’ont dit « On peut pas le publier c’est de la littérature générale » ou « On peut pas le publier c’est de la fantasy » ; Au Diable Vauvert c’était « j’aime pas », une réponse hautement respectable.
La Cité des crânes est, sans doute, un roman de littérature générale comportant des éléments de fantasy ; néanmoins, c’est un roman plein de magie (de coïncidences impossibles), mais celle-ci n’est pas toujours là où on l’attend.

Actusf : C'est ton dixième roman, le plus personnel selon Le Bélial’, cela veut-il dire que tu attends particulièrement sa sortie et les réactions des lecteurs ?
Thomas Day : Oh l’humanité et son appartenance ne réservent que peu de surprise ; évidemment que je veux être « aimé » ; qui ne le veut pas ? Cependant, je ne m’attends pas à ce que les gens aiment le livre, il n’est pas fait pour être aimé (d’ailleurs, du fait de son manque de pudeur, il n’a jamais vraiment été pensé pour être lu par un « public »). Je publie ce que j’écris davantage parce que ça me rapporte de l’argent que pour être « lu » ; si je voulais être « lu » il y a longtemps que j’aurais fait comme tout le monde, c’est à dire écrire une trilogie de fantasy avec des elfes. Comme j’ai très peu de temps libre pour écrire, je me concentre sur les projets qui me font le plus bander, même si, depuis un ou deux ans, ils tiennent tous plus ou moins du suicide commercial. Pour en revenir à La Cité des crânes, j’attends que ce texte suscite des réactions (y compris négatives ; j’accepte ma part de ténèbres et d’ombre). Pour le moment, je n’ai quasiment que de bons échos… Affaire à suivre.

Actusf : On suit comme dans certaines de tes nouvelles un personnage un peu paumé et par rapport au monde qui l'entoure et par rapport à lui-même. En tout cas, un personnage peu reluisant, plus antihéros que héros. Pourquoi cette tendance ? Parce que les personnages de ce genre ont plus de choses à nous raconter ; parce qu’il y a plus de facettes à explorer au niveau de leur personnalité ?
Thomas Day : Les héros me fatiguent. De nos jours, un héros c’est américain… ça tue dix méchants au pistolet, en une heure quarante-cinq de temps, puis ça fait un barbecue avec son meilleur pote histoire d’exorciser (ce qui va lui prendre deux minutes de sa vie). Ecrire sur les certitudes de personnages en acier trempé ne m’intéresse guère. Avec La Cité des Crânes j’ai essayé d’écrire un roman sans héros ni méchants. Evidemment, on peut penser que To est une ordure finie, mais c’est une ordure qui est, peut-être par ailleurs, un père exemplaire. Peut-être…
Le noir et le blanc me fatiguent. Je peux parler du noir (les putes, les bordels sordides, les fumeries d’opium sur les bords du Mékong, les armes à feu) et du blanc (des cours d’anglais et d’hygiène donnés bénévolement, l’amour, la beauté de la jungle), je peux en parler, mais c’est plus intéressant de montrer la confluence de tout ça : un gars qui donne des cours d’anglais bénévolement et qui ensuite, va s’amuser chez la mama san (maquerelle) du coin. Ca c’est la vie. Ce qui m’intéresse, c’est affronter cette complexité. Et puis ce qui m’intéresse actuellement c’est la magie (qui est un concept étranger à l’héroïsme, puisque la vraie magie est par essence incontrôlable et quasi incompréhensible)… Et de la magie il y en a revendre en Asie.

Actusf : Evoquons la fin. Sans dévoiler l'intrigue, mais certains comme moi l'ont trouvé un peu rapide. Qu'en penses-tu ?
Thomas Day : La fin n’est pas conçue, comme d’ailleurs tout le reste du roman, comme une fin de livre de genre. Pour La Cité des Crânes, j’ai volontairement abandonné toute notion de genre, ne m’intéressant qu’à ce que j’avais envie d’écrire (y compris des critiques de livres, ce qui pour le moment ne semble avoir choqué personne). Le narrateur trouve vite (ce qu’il y a à trouver) parce que La Cité des crânes est en lui ; existe-t-elle ? Sans doute… Pourquoi quelque chose qui est en nous n’existerait pas ? L’amour n’a aucune forme physique, on ne peut pas le plier, le ranger dans une armoire, l’envoyer par la poste et pourtant l’amour existe, il en est de même de La Cité des crânes, elle existe. Quelque part…
Mais l’amour dont je parlais trois lignes plus haut est, à bien y réfléchir, une illusion chimique, alors qu’en est-il de La Cité des crânes ?
Dans le roman, le cheminement de Thomas et celui d’Emilio sont diamétralement opposés : le second recherche son frère jumeau, c’est à dire un autre lui-même ; le premier se cherche, il n’y a pas de filtre dans sa quête, pas de parasites. L’un veut passer à travers le miroir pour y rejoindre son reflet, l’autre a compris (ou ne va pas tarder à comprendre) qu’il est le miroir.

Actusf : Quels sont tes projets ? Sur quoi travailles-tu actuellement ?
Thomas Day : Je déteste ce genre de questions (qui me rappellent à quel point le temps passe vite)… D’abord, pour ma défense, je suis marié et ma femme est en cloque… Résultat mon projet pour la fin de l’année 2005 c’est un petit gars qui débarque pour le jour de l’an et devrait s’appeler Judicaël ;il lui faut un toit, une chambre, un siège-auto, une poussette de la mort qui tue et sept mille couches-culotte, si mes calculs sont exacts. L’achat du toit, seul, (agences immobilières, prêts immobiliers, assurances, etc…) m’a consumé pour quelques mois, je me sens vidé, alors écrire…
Au-delà de la paternité, j’ai dans mon ordinateur un certain nombre de romans à finir.
- Deux frères qui se déchirent pour la même femme en Irlande dans les années 20-40 sur fonds de guerre civile irlandaise (littérature générale, commencé il y a quinze ans, je devrai finir dans quinze ans). Il était une fois l’Irlande.
- Un space opera en 23 nouvelles (commencé en 1994 ou en 95, j’sais plus)
- Un roman sur Che Guevara (commencé il y a longtemps)
– Un roman lynchien sur le cannibalisme au Canada (très avancé).
- Un roman sur Saint-Malo et la Faërie (déjà publié sous forme de novella).
- Une road-story africaine située dans un univers où les insectes sont géants (déjà publié sous forme de novella - presque fini)
- Une histoire de démons japonais, de yakusas et de collusion entre le monde de la pègre et celui de l’extrême-droite japonaise (presque fini)
- La voie du sabre III (dont le prologue est un roman à lui tout seul)
- Un roman sur Siddharta et l’âge de Kali (commencé)
– Un roman sur les dragons, que je veux écrire à la Cormac McCarthy (genre phrases de deux pages pleines de mots qu’on comprend pas). En fait le premier jet de celui-la est fini, dans l’ordinateur, sauvé sur CD et clé USB, mais j’arrive pas à m’y remettre. Stylistiquement j’ai mis la barre tellement haut qu’il me faudra du temps pour retrouver la petite musique que j’avais quand j’ai commencé à écrire (à l’hôpital, suite à un accident cardiaque…). Faut que je relise Gracq, car c’est cette musique que je veux retrouver.
Plus des dizaines de projets de nouvelles (dont plusieurs se déroulent au Cambodge)… Je ne manque pas de projets, je manque de temps. Cruellement.
Mon prochain bouquin devrait sortir au Bélial’, c’était le deal avec Olivier Girard, il publiait La Cité des Crânes à condition que derrière je lui livre un truc plus commercial (c’est pas gagné !). Reste à finir un truc dans cette liste et, franchement, là j’ai pas le temps, pas la moelle. En même temps, mon histoire de yakusas et de démons à grosses bites c’est mûr, je sens que c’est prêt, ça va faire 150-200 feuillets, un petit livre comme je les affectionne tant.

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