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L'Oiseau impossible

Nathalie Mège (Traducteur), Néjib Belhadj Kacem (Illustrateur de couverture), Patrick O'Leary ( Auteur)
Langue d'origine : Anglais US
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 05/09/2007  -  livre
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L'Oiseau impossible

L’arrivée simultanée en octobre prochain de Radieux, le deuxième tome des nouvelles de Greg Egan, et du roman Louisiana Breakdown de Lucius Shepard, tous deux aux éditions du Bélial, semble avoir quelque peu frigorifié la rentrée littéraire des autres collections dites de l’Imaginaire. Celles-ci n’ont rien à proposer de sexy sous l’ensoleillement automnal de rigueur entre les habituelles brouettes de fantasy au kilo et un sempiternel opuscule de la saga Dune. Hormis certaines émulsions tendance d’un fandom fluctuant, le seul ouvrage qui sort des tranchées battues est un insolite et curieux objet violet – apparemment le violet, en plus d’être repoussant, est lui aussi tendance pour cette rentrée – intitulé sobrement L’Oiseau impossible. Un temps convoité par Lunes d’Encre, ce roman est finalement publié par Interstices, la collection interstitielle et sporadique de Calmann-Levy – collection qu’on croyait morte, enterrée et consommée depuis Noël dernier et son improbable Sot de l’ange de Christopher Moore, dont le prochain roman est annoncé pour octobre.

On sait peu de choses du géniteur de L’Oiseau impossible, Patrick O’Leary, quinquagénaire discret, responsable de plusieurs œuvres remarquées outre-Atlantique, et inspiré par les travaux d’Octavia Butler et de Gene Wolfe. Seule une de ses nouvelles, Moi, après le caillou, était parvenu à franchir la barrière de la langue au sein de l’anthologie orpheline Science Fiction 2006 des éditions Bragelonne. Sans prétention, cette nouvelle revêtait la forme d’un dialogue semi-absurde entre deux astronautes de retour de mission et irrémédiablement changés. Ce texte, outre d’avoir le mérite d’une qualité certaine comme on dit dans la région, préfigurait l’humour background de la plume d’O’Leary ainsi que son intérêt pour des problématiques humaines – une préoccupation qui détone toujours dans la mode actuelle du NSO (plus vite, plus haut, plus fort et plus con).

Ces deux ingrédients – humour subtil et approche intimiste – se retrouvent dans L’Oiseau impossible. Dans ce roman, Patrick O’Leary s’attaque à la thématique suremployée en ces temps matriciels du monde alternatif. Si ce point de départ manque cruellement d’originalité, O’Leary a pour lui le mérite d’introduire d’emblée le statut de ce monde (chapitre 2, première phrase : « Daniel était mort mais il l’ignorait. ») et d’expliciter son fondement et ses principes généraux au terme du premier tiers du récit. Il s’épargne ainsi des twists poussiéreux et désincarnés. De la sorte, les brumes qui enveloppent ce monde, qu’on baptisera monde des colibris par commodité, n’ont pas pour fonction d’entretenir un suspens artificiel. En lieu et place, ce sont les péripéties des deux héros et leurs évolutions psychologiques qui alimentent en bois la chaudière. O’Leary place l’aventure humaine comme moteur principal de son récit, rejoignant dans cette démarche et sur une intrigue parente le R.C. Wilson de Darwinia.

S’appuyant sur les récits contés en alternance de deux frères dans la fleur de l’âge, Daniel et Michael Glynn, O’Leary se focalise sur les conséquences du monde des colibris sur l’être humain plutôt que sur le fonctionnement d’un tel monde. Les marionnettes prévalent sur leurs ficelles. Ainsi, le premier tiers du roman relate l’arrivée et la découverte simultanée du monde des colibris par les frères Glynn. Sans entrer dans le détail, imaginez ce monde comme une Amérique dépeuplée et aseptisée. Le deuxième tiers fait la part belle à l’action alors que les deux frères sont mêlés aux agitations des groupuscules convoitant le monopole du monde des colibris. Et, dans le dernier tiers, O’Leary abandonne l’intrigue générale autour du monde des colibris pour se recentrer sur la destinée des deux frères : maintenant qu’ils ont compris le fonctionnement de ce monde, que vont-ils en faire ?

« I think the narrative impulse is hardwired into the human being »

Si la logique et l’origine du monde des colibris sont séduisantes, elles ne seront pas vraiment approfondies dans L’Oiseau impossible. Les explications autour de sa création, de son fonctionnement et de ses avenirs éventuels resteront succinctes. Les enjeux des différents groupes se le bataillant ne seront pas dénoués. Ce qui sera dénoué, lors de l’épilogue du roman, c’est l’histoire de Daniel et Michael Glynn. Ceux-ci, proches dans leur enfance puis séparés par la vie et plusieurs événements traumatisants, vont tout au long du roman tendre à se rapprocher. L’alternance des deux récits s’opère comme si tous deux jouaient au chat et à la souris. Le roman prend alors l’ampleur d’une course poursuite, d’un jeu de pistes – comme si chacun des deux frères, au travers de sa propre histoire, essayait de rejoindre l’autre afin de combler ce gouffre que la vie a créé entre eux. Qu’importe si les Transfuges l’emportent ou non ; qu’importe où finissent les gens qui sont évacués de ce monde ; qu’importe le sort de l’agent double Kyo Takahashi… ; ce qui importe c’est ce qu'il advient des frères Glynn car c’est leur histoire, ou plutôt la fusion de leurs deux histoires que raconte L’Oiseau impossible. Tout le reste n’est qu’un prétexte, le vecteur de cette fusion.

Comme pour le pêcheur et sa femme que croisera Daniel sur sa route, le monde des colibris fait office de purgatoire : le lieu pour une seconde chance, le lieu où les problèmes qu’ils n’ont su résoudre dans la réalité peuvent trouver, si ce n’est une résolution, au moins les mots pour les exprimer. Car, au terme de leur périple, rien ne sera résolu pour Daniel et Michael, mais, au moins, ils auront pu se retrouver et se comprendre avant de mourir.

O’Leary n’est pas dupe ; son monde n’est pas un cadeau miracle pour soigner les blessures de la vie ; il se présente juste comme une opportunité de les panser – surtout de les panser à deux. Le monde des colibris s’apparente sur ce point à une fonction de la littérature : offrir des jouets imaginaires, une copie de notre monde, pour mieux s’en affranchir, l’affronter et se rapprocher les uns des autres. Outil empathique, le monde des colibris / l’imaginaire tisse ce lien trop difficile à tisser dans la réalité.

De la science fiction intelligente (oui ça existe, n’ayez pas peur)

Drôle, enjouée, bien menée, la plume de O’Leary à l’imagerie très évocatrice, emballe une histoire de frangins, une histoire d’êtres humains que la vie a séparés, mais que l’imaginaire s’efforce de réunir. Se dédouanant du postulat pourtant intrigant de son monde de colibris, ce qui risque de laisser sur leur faim certains lecteurs, O’Leary rappelle ainsi que ce monde n’a pas fondamentalement d’existence, qu’il n’est qu’imaginaire. Un monde purgatoire, une chance laissée aux défunts pour se parler une dernière fois – un parallèle est à faire avec le Mulholland Drive de David Lynch, l’onirisme en moins. Comme le titre O’Leary, un tel monde est impossible. Il n’a pas vocation de refuge – les frères finissent par le quitter – mais de medium pour décrypter la réalité et apprendre à l’affronter. Le monde des colibris est sur ce point similaire, en plus light, aux mondes alternatifs de Greg Egan.

« L’impossible se perçoit par étapes. Il se fraie lentement un chemin à travers nos perspectives familières et nos métaphores impropres jusqu’à ce que les mots fassent défaut et que nous voyions enfin la réalité. »

Les derniers mots du roman, retirés avant la publication et que O’Leary met à disposition sur son site, éclairent sur l’attitude lucide de l’auteur sur le monde qu’il a façonné.

“In a world other than ours, perhaps things work out just like that. Perhaps all endings are happy, all dreams are beautiful, all nightmares are banished and all mysteries are mended. Perhaps somewhere there is a world of second chances, where pain dissolves, fear is unnecessary, hope is useless, love is easier and nobody dies. There perhaps lovers meet again, families are not broken, parents never fail us, and all the children are safe. In that place of perfect understanding where all things are made new.
Who wouldn’t want to live in a world like that? Where we can always get it right the second time around. And in another world, perhaps we do.
But this is not another world. This is our world. And in our world there is no always. There is only now. Or never.”

L’Oiseau impossible se place dans la continuité et le voisinage des œuvres de Butler, Wolfe, Wilson, Lynch et Egan et en réconciliera plus d’un avec la science fiction moderne et ses tendances blockbustérisantes. Seul bémol s’il en faut un, un petit sentiment d’inachèvement pointe son nombril à la fin de la lecture. Cette limite apparaît comme le contrepoint logique de la démarche de O’Leary. Une fois l’histoire des frères Glynn conclue, tous les autres enjeux du livre restent eux, toujours là, à attendre. Petit bémol, certes, mais rappelons qu’une œuvre n’est pas une porte fermée. L’Oiseau impossible est une porte grande ouverte, une main tendue. À vous de l’attraper. L’imaginaire et le monde des colibris vous appartiennent tout autant qu’à Patrick O’Leary.

« Son unique regret : n’être jamais en mesure d’en parler à quiconque. Ça aurait fait un livre extra. Une lecture très plaisante. Pas un de ces bouquins qu’on vous fait avaler de force. Encore que celui-ci demanderait certainement une relecture : à l’image de la vie, le sens des pages n’apparaîtrait pas dès la première traversée, car la première traversée vous changerait… »

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