Le Dernier Terrain Vague ou DTV fut une entreprise d’édition par essence éphémère dont la faillite endémique dura 20 ans. Au cours de son odyssée d’irréductible le DTV aura eu déjà deux existences : un premier cycle éditorial de sa naissance (1977) dans le terreau contre-culturel des années 70, jusqu’au milieu des années 80. Un second, de la fin des années 80 jusqu’en 97, cette fois plutôt sous la forme d’une revue en volumes de petit format.
En cette journée de juillet 2007, Daniel Mallerin, le maestro du DTV et moi, son fidèle lieutenant, nous retrouvâmes face à 70 caisses contenant entre 200 et 500 exemplaires de nos œuvres passées, plongées dans un coma profond depuis une dizaine d’années, qui allaient revivre grâce à un soldeur de nos amis et au miracle de la librairie en ligne. Comme il fallut refaire les caisses pour les transporter à l’entrepôt, on se retrouvait, un siècle plus tard, dans une situation typiquement DTV. Les caisses étaient empilées le long d’un renfoncement de la pièce où elles étaient entreposées comme une sorte de galerie sinistre vers les découvertes les plus accablantes, caisses moisies, livres abîmés, décadence. Heureusement, les livres étaient emballés dans du plastique, ils étaient finalement en bon état pour la plupart. Le passé n’était pas tout à fait mort. Tout de même le côté madeleine de Proust que Daniel et moi trouvions à cette situation fut un peu atténué par la galère que représentent 70 caisses à refaire et à trimballer à l’autre bout de la banlieue.
J’avais débarqué dans cette drôle d’aventure au tout début, en 77. À temps pour voir Mallerin se lancer, et surfer sur l’air du temps. Au DTV, on n’avait rien, mais tout valsait, idées, maquettes, (auto) diffusion. Mon admiration pour Mallerin et son entourage avait deux origines : sa collection phare s’appelait : « changez de fiction » (Bourgeade, Pelot, Andrevon, Hugo Verlomme), et il avait supervisé le premier roman punk (Sang Futur) avant tout le monde, avec une maquette Sex Pistols inégalée depuis, faisant appel pour cela, non pas à un critique rock, ou à un quelconque auteur « autorisé », mais à un romancier et anthologiste (Banlieues Rouges avec Joel Houssin, Fleuve Noir, 1975) de science-fiction, plus apte qu’un autre à se projeter dans l’univers outré du punk : Christian Vilà. Kriss s’était pointé avec 70 feuillets, point barre. Mallerin lui a demandé « C’est la préface ? », avant d’aller se débrouiller avec le graphiste pour en tirer un bouquin d’enfer, rivalisant avec les vieux Chester Himes. Les 70 feuillets menés tambour battant s’étaient gravés dans ma mémoire, Vilà, le vieux filou de la SF, avait réussi son coup, à l’aide d’une maquette de cinglé, et d’un torrent d’images sur le bouquin comme un déluge de décibels.
Aujourd’hui encore, je peux réciter les aventures du White Spirit Flash Club, de son tueur, Dickie la Hyène qui se défonçait au SANG… de son poète, El Coco Kid, écrivain punk… de Sarah, leur égérie transsexuelle charmeuse de serpents…
Autour du DTV gravitaient en effet un certain nombre de transfuges de la SF, alors ardents zélateurs de la « politique-fiction », une idée naissante.
Mallerin avait encore publié « Tous aux abris ! » le guide pour le jour d’après la bombe H, et nous étions tous fascinés, enfants de la Guerre Froide…
Bref, moi je ne savais rien faire, alors je scotchais des cartons, je distribuais les SP en mobylette. On me laissait mettre mon grain de sel, j’écrivais des babioles de temps en temps, que Mallerin publiait par complaisance. Dans les activités parallèles, je fus l’âme de la diffusion d’une œuvre pirate d’un célèbre auteur anglo-saxon de romans policiers, sur laquelle les grands éditeurs fermèrent pudiquement les yeux pour s’en servir à pousser la veuve à lâcher enfin les droits qu’elle gardait par devers elle.
Le DTV souffrait d’un manque désespéré de liquidités, et d’un isolement à peu près complet. Il jouissait alors d’une assez bonne réputation, due à l’activité de Mallerin, sans cesse en train de concevoir de nouveaux livres, ou d’éviter la nouvelle faillite, tout en collant des timbres sur les enveloppes. Le DTV obtenait des articles de presse et des coups qui faisaient l’envie de tout le monde. En 1978, le DTV publia le 1er livre de Greenpeace « Le chant des baleines », un succès de presse et d’image unanime, mais je ne me souviens plus si le diffuseur a fait faillite, ou bien l’impression était en retard, mais on s’était fait des nouilles encore. Loupé. Les succès du DTV étaient toujours suivis de crises, parce que le péché originel du manque de puissance financière à une époque de concentration industrielle (fin des années 70) étranglait pas mal les possibilités. Cette trajectoire en montagnes russes devait durer jusqu’au milieu des années 80, où Daniel Mallerin privilégia pour un temps l’aspect artistique de son activité, devenant galeriste et éditeur de peintres et de graphistes, dont les plus marquants sont sans doute Placid et Captain Cavern — dans une liste qui compte aussi Di Rosa, Combas, François Boisrond, etc.
À l’école du DTV, à la dure, j’avais beaucoup appris et me lançai dans ma « carrière » d’auteur, puis de traducteur. En 1988, Payot publia mon premier roman « Fasciste », conçu dans l’esprit de provocation et de canular DTV. Pendant quelque temps, le mini scandale qui entourait le livre m’amusa. Daniel Mallerin, mon imprésario, était très fier de son poulain. Tout naturellement, nous reparlâmes du DTV. Et le Mallerin des jours anciens, où il n’expliquait rien, reparut. Il était en train de scotcher un carton, et d’appeler une attachée de presse récalcitrante. Il me dit : « J’ai pas le temps de te voir, mais dis donc, tu pourrais pas me bricoler une idée pour une collection de livres petit format ? ». Et débrouille-toi avec ça, je connaissais.
Je venais d’écrire un roman basé sur la propagande politique alors je crachai une série de slogans : « maximaliser l’effet fiction par un objet provocant », et trouvai un nom : « Compact Livres ». Contre toute attente, Mallerin avait l’air de s’y retrouver dans mon baratin stalino-marketing, et quelques mois plus tard, j’avais ces OVNIS sous le nez, et avec de grands noms encore, Bukowski, Burroughs, Kathy Acker, Topor. Le miracle avec lui, c’était ça : on lui jetait une idée abstraite, il en sortait un livre surprenant. Maquette invraisemblable, jaquette multicolore, premières altérations informatiques de l’image. Bientôt j’écrivis moi-même un « compact » : 9’79, ou la bande audio mentale du sprinter drogué Ben Johnson, son ascension et sa chute. 10 feuillets stéroïdés. Ce texte était servi par une trouvaille fulgurante de Placid, une flèche noire au centre de la page.
Ensuite, nous retombâmes dans les mêmes ornières qu’autrefois, obtenant parfois une presse surprenante, cherchant les « coups » comme la publication de nouvelles de Bruce Benderson simultanément avec la parution de son roman « Toxico » chez Rivages, sans jamais parvenir à un succès décisif. On continuait à faire notre manutention nous-mêmes, certaines amies à nous écumaient les librairies pour vendre notre salade, mais les conditions étaient trop précaires et l’affaire finit par tourner court. Entre temps, plusieurs éditeurs prestigieux sortaient des collections de livres sur ce format, sur le même principe que le nôtre, avec une jaquette, ce que nous accueillîmes comme d’habitude, sûrs d’avoir eu raison avant l’heure, mais trop occupés à surnager pour s’aigrir…
Aujourd’hui, ces livres qui ne ressemblent à aucun autre vont avoir une nouvelle vie. Dans le paysage d’uniformité contemporain et grâce à Internet, ils vont peut-être enfin avoir accès au marché de niche qui aurait dû être le leur depuis le début, si nous n’avions été un peu en avance sur le Net, et débordés par la nécessité de joindre les deux bouts. Nous étions « de luxe », mais on nous claquait la porte de chez Fauchon sous le nez. Et c’est ce dandysme de funambule, cette banqueroute en nœud pap’ qu’il était temps de relancer.
Les lecteurs que cette histoire aura eu l’honneur d’amuser, peuvent retrouver les « Compacts-Livres » au lien Internet suivant : www.snrbaudouin.com. Et s’attendre à une suite DTV, sous une forme ou sous une autre.
Thierry Marignac
En cette journée de juillet 2007, Daniel Mallerin, le maestro du DTV et moi, son fidèle lieutenant, nous retrouvâmes face à 70 caisses contenant entre 200 et 500 exemplaires de nos œuvres passées, plongées dans un coma profond depuis une dizaine d’années, qui allaient revivre grâce à un soldeur de nos amis et au miracle de la librairie en ligne. Comme il fallut refaire les caisses pour les transporter à l’entrepôt, on se retrouvait, un siècle plus tard, dans une situation typiquement DTV. Les caisses étaient empilées le long d’un renfoncement de la pièce où elles étaient entreposées comme une sorte de galerie sinistre vers les découvertes les plus accablantes, caisses moisies, livres abîmés, décadence. Heureusement, les livres étaient emballés dans du plastique, ils étaient finalement en bon état pour la plupart. Le passé n’était pas tout à fait mort. Tout de même le côté madeleine de Proust que Daniel et moi trouvions à cette situation fut un peu atténué par la galère que représentent 70 caisses à refaire et à trimballer à l’autre bout de la banlieue.
J’avais débarqué dans cette drôle d’aventure au tout début, en 77. À temps pour voir Mallerin se lancer, et surfer sur l’air du temps. Au DTV, on n’avait rien, mais tout valsait, idées, maquettes, (auto) diffusion. Mon admiration pour Mallerin et son entourage avait deux origines : sa collection phare s’appelait : « changez de fiction » (Bourgeade, Pelot, Andrevon, Hugo Verlomme), et il avait supervisé le premier roman punk (Sang Futur) avant tout le monde, avec une maquette Sex Pistols inégalée depuis, faisant appel pour cela, non pas à un critique rock, ou à un quelconque auteur « autorisé », mais à un romancier et anthologiste (Banlieues Rouges avec Joel Houssin, Fleuve Noir, 1975) de science-fiction, plus apte qu’un autre à se projeter dans l’univers outré du punk : Christian Vilà. Kriss s’était pointé avec 70 feuillets, point barre. Mallerin lui a demandé « C’est la préface ? », avant d’aller se débrouiller avec le graphiste pour en tirer un bouquin d’enfer, rivalisant avec les vieux Chester Himes. Les 70 feuillets menés tambour battant s’étaient gravés dans ma mémoire, Vilà, le vieux filou de la SF, avait réussi son coup, à l’aide d’une maquette de cinglé, et d’un torrent d’images sur le bouquin comme un déluge de décibels.
Aujourd’hui encore, je peux réciter les aventures du White Spirit Flash Club, de son tueur, Dickie la Hyène qui se défonçait au SANG… de son poète, El Coco Kid, écrivain punk… de Sarah, leur égérie transsexuelle charmeuse de serpents…
Autour du DTV gravitaient en effet un certain nombre de transfuges de la SF, alors ardents zélateurs de la « politique-fiction », une idée naissante.
Mallerin avait encore publié « Tous aux abris ! » le guide pour le jour d’après la bombe H, et nous étions tous fascinés, enfants de la Guerre Froide…
Bref, moi je ne savais rien faire, alors je scotchais des cartons, je distribuais les SP en mobylette. On me laissait mettre mon grain de sel, j’écrivais des babioles de temps en temps, que Mallerin publiait par complaisance. Dans les activités parallèles, je fus l’âme de la diffusion d’une œuvre pirate d’un célèbre auteur anglo-saxon de romans policiers, sur laquelle les grands éditeurs fermèrent pudiquement les yeux pour s’en servir à pousser la veuve à lâcher enfin les droits qu’elle gardait par devers elle.
Le DTV souffrait d’un manque désespéré de liquidités, et d’un isolement à peu près complet. Il jouissait alors d’une assez bonne réputation, due à l’activité de Mallerin, sans cesse en train de concevoir de nouveaux livres, ou d’éviter la nouvelle faillite, tout en collant des timbres sur les enveloppes. Le DTV obtenait des articles de presse et des coups qui faisaient l’envie de tout le monde. En 1978, le DTV publia le 1er livre de Greenpeace « Le chant des baleines », un succès de presse et d’image unanime, mais je ne me souviens plus si le diffuseur a fait faillite, ou bien l’impression était en retard, mais on s’était fait des nouilles encore. Loupé. Les succès du DTV étaient toujours suivis de crises, parce que le péché originel du manque de puissance financière à une époque de concentration industrielle (fin des années 70) étranglait pas mal les possibilités. Cette trajectoire en montagnes russes devait durer jusqu’au milieu des années 80, où Daniel Mallerin privilégia pour un temps l’aspect artistique de son activité, devenant galeriste et éditeur de peintres et de graphistes, dont les plus marquants sont sans doute Placid et Captain Cavern — dans une liste qui compte aussi Di Rosa, Combas, François Boisrond, etc.
À l’école du DTV, à la dure, j’avais beaucoup appris et me lançai dans ma « carrière » d’auteur, puis de traducteur. En 1988, Payot publia mon premier roman « Fasciste », conçu dans l’esprit de provocation et de canular DTV. Pendant quelque temps, le mini scandale qui entourait le livre m’amusa. Daniel Mallerin, mon imprésario, était très fier de son poulain. Tout naturellement, nous reparlâmes du DTV. Et le Mallerin des jours anciens, où il n’expliquait rien, reparut. Il était en train de scotcher un carton, et d’appeler une attachée de presse récalcitrante. Il me dit : « J’ai pas le temps de te voir, mais dis donc, tu pourrais pas me bricoler une idée pour une collection de livres petit format ? ». Et débrouille-toi avec ça, je connaissais.
Je venais d’écrire un roman basé sur la propagande politique alors je crachai une série de slogans : « maximaliser l’effet fiction par un objet provocant », et trouvai un nom : « Compact Livres ». Contre toute attente, Mallerin avait l’air de s’y retrouver dans mon baratin stalino-marketing, et quelques mois plus tard, j’avais ces OVNIS sous le nez, et avec de grands noms encore, Bukowski, Burroughs, Kathy Acker, Topor. Le miracle avec lui, c’était ça : on lui jetait une idée abstraite, il en sortait un livre surprenant. Maquette invraisemblable, jaquette multicolore, premières altérations informatiques de l’image. Bientôt j’écrivis moi-même un « compact » : 9’79, ou la bande audio mentale du sprinter drogué Ben Johnson, son ascension et sa chute. 10 feuillets stéroïdés. Ce texte était servi par une trouvaille fulgurante de Placid, une flèche noire au centre de la page.
Ensuite, nous retombâmes dans les mêmes ornières qu’autrefois, obtenant parfois une presse surprenante, cherchant les « coups » comme la publication de nouvelles de Bruce Benderson simultanément avec la parution de son roman « Toxico » chez Rivages, sans jamais parvenir à un succès décisif. On continuait à faire notre manutention nous-mêmes, certaines amies à nous écumaient les librairies pour vendre notre salade, mais les conditions étaient trop précaires et l’affaire finit par tourner court. Entre temps, plusieurs éditeurs prestigieux sortaient des collections de livres sur ce format, sur le même principe que le nôtre, avec une jaquette, ce que nous accueillîmes comme d’habitude, sûrs d’avoir eu raison avant l’heure, mais trop occupés à surnager pour s’aigrir…
Aujourd’hui, ces livres qui ne ressemblent à aucun autre vont avoir une nouvelle vie. Dans le paysage d’uniformité contemporain et grâce à Internet, ils vont peut-être enfin avoir accès au marché de niche qui aurait dû être le leur depuis le début, si nous n’avions été un peu en avance sur le Net, et débordés par la nécessité de joindre les deux bouts. Nous étions « de luxe », mais on nous claquait la porte de chez Fauchon sous le nez. Et c’est ce dandysme de funambule, cette banqueroute en nœud pap’ qu’il était temps de relancer.
Les lecteurs que cette histoire aura eu l’honneur d’amuser, peuvent retrouver les « Compacts-Livres » au lien Internet suivant : www.snrbaudouin.com. Et s’attendre à une suite DTV, sous une forme ou sous une autre.
Thierry Marignac