- le  
La boussole du capitaine - août 2015
Commenter

La boussole du capitaine - août 2015

Il y a peu, paraissait aux éditions Delcourt le dix-huitième volume de la série Arq, une BD d’Andreas qui avait débuté en 1997. Dix-huit années de création, un volume par an. À cette occasion, j’ai réalisé deux choses : primo, que j’avais raté le tome 17 (un oubli qui fut vite réparé) et secundo, surtout, que la série était enfin terminée. Je décidai donc de la lire dans son entièreté, d’un seul tenant. En une seule journée !
 
 
J’avais déjà lu une partie de cette série mais, à chaque fois je devais tout reprendre car j’oubliais au fur et à mesure les tenants et les aboutissants d’une histoire particulièrement complexe et, en dépit des excellents résumés qui apparaissaient en première page ou, plus tard, en pages de garde, je perdais pied régulièrement. Jusqu’à ce que je décide de continuer à les acheter mais sans les lire, attendant que la série soit bouclée. L’auteur, de son vrai nom Andreas Martens, bédéaste d’origine allemande installé en Belgique depuis 1973, avait annoncé depuis déjà un bon moment que la série serait formée de 18 volumes, il ne me restait donc plus qu’à attendre — avec confiance car tant la régularité de production d’Andreas (un volume par an dans ses deux séries, l’autre étant Capricorne, chez Le Lombard) que sa constance qualitative, et sa singularité aussi bien narrative que graphique, font de moi un « fan » de longue date.
 
Et d’évidence je ne suis pas le seul : si Andreas demeure visiblement un auteur seulement « culte » auprès du grand public, qu’il désarçonne par son exigence, l’auteur bénéficie en revanche dans sa profession d’une aura extrêmement positive, ainsi que le notait le site ActuaBD en février 2011 : « Il suffit d’ailleurs de réaliser un rapide sondage auprès de divers auteurs et professionnels pour plutôt les ranger dans cette seconde catégorie. Leurs avis sont souvent très favorables, voire expansifs. Simplement voilà, ce n’est pas suffisant pour rencontrer un large public. »
 
 
Alors donc, pas de large public mais une audience aussi fidèle que convaincue, et des éditeurs qui font la preuve d’une même fidélité. Le Lombard qui avait fut un temps parlé d’interrompre la série Capricorne est revenu sur cette fâcheuse décision, tandis que de son côté Guy Delcourt soutient infailliblement l’auteur : « Le pari avec Andreas n’est pas d’essayer de lui imposer une direction, car à ce niveau-là il est maître dans son domaine, mais il faut plutôt le soutenir sur la durée d’un projet aussi ambitieux qu’Arq (18 albums) et de l’accompagner tout du long. Arq est un sujet qui peut surprendre et offrir une certaine difficulté, mais dont le lecteur est récompensé. Par le fait de le publier après plus de quinze ans, nous montrons une forme de détermination qui, j’espère, séduira les lecteurs. À ce niveau, le lien de confiance qui existe entre l’auteur et l’éditeur peut se répercuter vers le public. » Hors normes, Andreas l’est également dans son inspiration. Si l’on se trouve bien dans le domaine de la science-fiction, je défie quiconque de dénicher une œuvre qui possède les mêmes caractéristiques et, plus encore, le même degré de complexité, la même ampleur. Car si Andreas a mis en place dans les six premiers tomes de la saga tout un univers, Arq, aux paysages grandioses, aux peuplades multiples et aux mystères si immenses qu’ils peuvent apparaître vertigineux — le « sense of wonder » complet — ce fut pour mieux remettre les pendules à zéro dans le septième tome… et continuer à multiplier univers et mystères ! Des auteurs plus… raisonnables, disons, tant en roman qu’en BD, se contenteraient ô combien d’explorer un monde aussi vaste qu’Arq et ce serait déjà très bien. Mais pas Andreas, oh non : ce serait trop « simple » pour lui. À tout bout de champ, il ajoute d’autres énigmes, d’autres mondes, d’autres retournements, il segmente, il saccade… et quand il retourne, il retourne : Arq s’interrompt une première fois, puis une seconde ; la réalité d’origine ne serait finalement pas réelle ; d’autres réalités s’ajoutent et s’imbriquent.
 
Par quoi commencer un résumé, alors ? Disons que l’on a découvert dans un désert d’Arabie un grand cocon, qui recelait un être humanoïde mais non humain, endormi depuis quatre cent mille ans. Les scientifiques qui l’étudient discernent que cet étranger semble receler en lui-même tout un univers, dans lequel ils expédient cinq personnalités : non pas des humains, mais des embryons dont on développé le cerveau au dépend du reste et pour lesquels on a programmé des existences fictives. Il s’agit des lignes parallèles de narration qui, au tout début de la série, s’étagent sur les pages en cinq bandes superposées. Un hôtel minable, où à chaque étage se joue un drame : un assassin au visage entouré de bandelettes s’y réfugie ; le couple formé par un vieux savant aveugle et une jeune femme brune est sur le point de divorcer ; une prostituée blonde abat son maquereau ; un étudiant dépressif se jette du haut d’un échafaudage. Cinq protagonistes, soudain projetés dans un monde inconnu.
 
Je ne peux vous en dire plus : à partir de là, les lignes narratives se multiplient, les situations et les énigmes se mettent à foisonner — un extraterrestre avec son ovni ; un scientifique sans scrupule aux commandes d’un projet secret, puis d’un autre, puis d’un autre ; des bases géantes ; des monstres cachés ; des organisations rivales ; une secte ; des espions de diverses sortes ; des croisés ; une expédition lunaire ; et dans Arq un peuple volant, un peuple nageant, des prêtres fanatiques, une cité souterraine, un ciel d’acide, des fleuves de lave, etc. Si Andreas avait exploré plus à fond chaque facette qu’il met en place, son univers aurait forcément occupé bien plus que 18 volumes, mais ç’aurait au dépend du rythme et Andreas n’oublie jamais le rythme : c’est même l’une des caractéristiques les plus audacieuses de son œuvre que le travail sur le découpage, le cadrage et la cadence. Héritier peut-être de Moebius autant que de Berni Wrightson, Andreas joue avec la forme : celle des albums, tout d’abord. Les 6 premiers tomes sont dans le grand format BD classique ; les 6 suivants deviennent presque carrés, les 6 derniers hauts et étroits à la comics. Trois formats pour trois états du récit, à l’intérieur duquel la manière graphiques varient également en fonction du monde : aquarelle dans Arq, noir et blanc sans ombre puis avec ombre dans le monde de Mike, crayonné pour les rares aperçus du monde des femmes observatrices des réalités, passage au noir et blanc en ligne claire et hachures à la Moebius pour la fin du monde d’Arq ; etc. Une simple chronique ne suffirait pas à explorer les modes et déclinaisons graphiques à la Andreas, il y faudrait tout un ouvrage d’étude. C’est cette esthétisme poussé qui, sans doute, déroute et rebute tant de lecteurs. Tout a du sens et il faut décrypter, réfléchir un peu, eh oui, jouer à trouver les signes et les motifs. Pourtant, au final, il me semble que se priver d’Andreas c’est se priver d’une expérience de lecture science-fictive assez unique, formidablement riche, froide peut-être mais jouissive assurément. Car toute cette complexité va quelque part : Arq est fini et l’intrigue se termine, on comprend, j’ai compris, me semble-t-il. Traitez-moi de pervers mais j’aurai presque aimé que cela se poursuive encore un peu, qu’il ait développé plus encore ! Enfin, plus que deux albums et Capricorne devrait aussi se conclure. Une autre belle (re) lecture fleuve en perspective.
 
André-François Ruaud

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?