Relisez-vous ? Il y a quelques temps, un ami m’avait fait lire dans une revue de « psychologie » un article remarquable d’arrogance culturelle où la prétendue psy affirmait qu’il était inutile de garder les livres car personne ne les relisait jamais. Beau cas pathologique de généralisation abusive avec sa propre pratique, car je connais plein de lecteurs qui, bien entendu, adorent relire. C’est quelque chose que moi-même je pratique beaucoup, et en fait ce fut même l’un de mes critères lorsque je me mis à trier les livres de ma bibliothèque, avant et après un déménagement. J’ai éliminé (souvent la mort dans l’âme, invétéré entasseur de livres que je suis) les romans que, vraiment, je ne pensais pas avoir un jour réellement l’envie de relire. Et puis, mettant en pratique le principe sous-jacent à ce tri, je me suis mis… à relire.
Jo Walton relit beaucoup, elle aussi. On pouvait s’en douter, à la lecture de son délicieux Morwenna, méta-roman d’une grande subtilité sur le plaisir de la lire de la SF et de la fantasy, récompensé des prix Hugo, Nebula et British Fantasy, et disponible en version française chez Denoël. Autrice galloise installée au Canada, Jo Walton tient depuis 2008 une rubrique sur le site Tor.com où elle partage avec les lecteurs ses coups de cœur de lecture et ses avis concernant ses nombreuses relectures.

Ladite rubrique a fait l’objet avant l’été d’un beau et gros recueil et, invétéré entasseur de livres que je suis donc (je me répète un peu), je l’ai bien entendu acheté. Lire des articles en ligne c’est bien gentil mais que voulez-vous, on ne se refait pas et j’aime les livres en papier. What Makes This Book so Great est le titre de ce recueil : « Ce qui fait que ce livre est si bon », grosso-modo, 448 pages d’opinions et de relectures. Avec un seul défaut : l’éditeur aurait tout de même pu se donner la peine de faire établir un index, ç’aurait été un « plus » appréciable pour un tel essai. Mais pour le reste, franchement, c’est « que du bonheur », comme on dit : Jo Walton a un esprit à la fois curieux, subtil et généreux, et une solide culture — j’apprécie d’autant plus sa démarche de partage que ce fut, pour ma part, également ce qui me motiva dans la réunion d’essais comme Space Opera ! et Panorama illustré de la fantasy & du merveilleux, et bien entendu l’objet de cette présente rubrique.
Au sommaire de ce recueil, donc, je retrouve quelques-unes de mes relectures favorites, tiens, comme Tam Lin de Pamela Dean (rencontre délicieuse du roman de campus à la Robertson Davies ou David Lodge avec les contes de fée ; non traduit), China Mountain Zhang de Maureen McHugh (portrait nuancé d’un futur asiatique post-cyber ; non traduit) et L’Épouse de bois de Terri Windling (dispo chez les Moutons électriques et au Livre de Poche), mais aussi plein de surprises, des titres que je n’avais jamais songé à relire, d’autres que je ne connaissais pas (ma liste d’achat s’allonge encore)… Et puis des analyses inattendues : lorsque Walton relit Middlemarch de George Eliot comme s’il s’agissait d’une œuvre de science-fiction (un papier que vous trouverez traduit au sommaire du n°137 de l’increvable fanzine Yellow Submarine, au fait — publié en VPC only chez les Moutons électriques, petite publicité au passage) ; ou lorsqu’elle relit Gaudy Night de Dorothy L. Sayers, qui n’est certes pas de la SF ; ou bien encore, justement à propos de Sayers, lorsqu’elle note son influence sur Sans parler du chien de Connie Willis, ce que guère de lecteurs français auront discerné je suppose. Parmi les nombreuses choses qui me rendent Jo Walton si sympathique, figure son goût pour Dorothy Sayers et Margery Allingham. Elle n’évoque pas cette dernière dans le recueil, mais lire sa trilogie d’uchronie si bien intitulée en V.F. « Le Subtil Changement » (Le Cercle de Farthing et ses suites, toujours chez Denoël) m’a convaincu sans l’ombre d’un doute que Walton s’inscrivit délibérément dans le sillage d’Allingham. Stylistiquement et, par touches discrètes de l’intrigue, « Le Subtil Changement » est en effet une uchronie telle que Margery Allingham l’aurait écrite. Un hommage qui passera inaperçu à la majorité des lecteurs, sans doute : ces deux grandes dames du polar anglais « Golden Age » ne sont plus lues très largement, et en France en particulier, elles demeurent encore trop méconnues, l’œuvre d’Allingham (les enquêtes d’Albert Campion) n’étant même pas traduite en entier chez nous.

Comme tout le monde, Walton a aussi ses « tocades » de lecture, ses favoris que l’on ne partagera pas forcément : j’avoue pour ma part n’avoir jamais ouvert un roman de Lois MacMaster Bujold, rebuté que j’ai toujours été par l’aspect militariste de cet univers de fiction ; et j’avoue également que, si j’ai lu la plupart des C. J. Cherryh traduits dans les années 1980-90, je n’en ai gardé absolument aucun souvenir, ce qui n’est certainement pas très bon signe. En revanche, je suis comme elle un grand fan de Steven Brust — je ne comprendrais jamais pourquoi, en France, sa série « Jhereg » n’a pas rencontré le succès qui est le sien outre-Atlantique. Les éditions Mnémos entamèrent la traduction de cette série et de certains de ses spin-off, Folio-SF les réédita, et… ils arrêtèrent, devant la mévente complète de toute l’entreprise. Triste et incompréhensible. Franchement, lecteurs francophones, vous êtes carrément passé à côté de quelque chose.
Il y a ainsi de ces mystères, dans les livres…
André-François Ruaud
Toutes les boussoles du capitaine