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La boussole du capitaine - Février 2014
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La boussole du capitaine - Février 2014

« Veuillez trouver ci-joint mon manuscrit, premier tome d’une trilogie de fantasy »… Les auteurs débutants sont certainement très loin d’imaginer le grognement de douleur et la grimace d’effroi que ces quelques mots réveillent en général chez les éditeurs auxquels ils sont destinés.
Mais pourquoi diable tant de monde se croit-il obligé d’écrire une « trilogie de fantasy » ? Et encore, quand je dis « trilogie », c’est pour ne pas évoquer le spectre plus terrifiant encore de la « série »… 
Bien entendu, la réponse à ma question faussement innocente, c’est que tous ces auteurs débutants se réfèrent à la production anglo-saxonne et plus généralement au mode de production américain. Pourtant, n’est-ce pas curieusement paradoxal que d’être un « would-be writer » français et francophone, et de n’avoir en tête comme référence que ce qui peut s’écrire et se pratiquer de l’autre côté de l’Atlantique ? Ne serait-il pas plus raisonnable que l’énergie et l’enthousiasme créatifs de toutes ces plumes débutantes investissent plutôt un mode d’écriture et de publication plus conforme à ce qui se pratique réellement, pragmatiquement, chez les éditeurs français et dans les libraires françaises pour les auteurs français ? 
Car si l’on voit bien entendu paraître les traductions des séries en whatmille volumes de quelques auteurs anglo-saxons, par exemple la torrentielle Robin Hobb ou le pléthorique G. R. R. Martin, ne s’agit-il pas primo de simples adaptations d’ouvrages de provenance étrangère, et secundo d’exceptions plutôt que de règles éditoriales ? D’ailleurs, même les plus gros éditeurs peinent maintenant à poursuivre la publication de ce genre de séries démesurément ventrues et longues, ce qui n’est pas sans décevoir les lecteurs de telle ou telle série interrompue en V.F. C’est qu’hélas, entretenir la parution d’une longue série n’a rien d’une facilité, bien au contraire. En librairie, le réflexe est généralement de provoquer un affaiblissement régulier des ventes. Oui, c’est paradoxal et pas qu’un peu sot, mais c’est ainsi : le marché provoque sa propre diminution. Mettons qu’un premier tome soit placé dans une librairie à 12 exemplaires (dont deux offerts par l’éditeur, à titre de prime pour l’effort d’avoir fait « une pile ») et que ce premier tome, le libraire en ait vendu 7 exemplaires. Que fera ledit libraire à la sortie du deuxième tome, prendra-t-il de nouveau 12 exemplaires ? Eh bien non, il prendra l’équivalent de ce qu’il a déjà vendu : 7 exemplaires. Et ainsi de suite, provoquant fort probablement une diminution régulière du chiffre de mise en place de la série. Ce qui peut fatalement clôturer l’existence de ladite série – et n’allez pas croire que ce mécanisme ne concerne que les petites ou moyennes renommées : les ventes de Robin Hobb ne cessent de s’amoindrir, au point qu’elle est maintenant parvenue à des chiffres très médiocres par tome. Et encore Robin Hobb partait-elle de mises en place initiales absolument colossales – imaginez le sort d’une série dont le premier tome n’est placé que modestement ? 
Bien entendu, il y a des exceptions à tout, et dans certains cas un succès peut aller grandissant. Ce fut le cas de Jean-Philippe Jaworski, dont le roman Gagner la guerre ne fut placé initialement qu’à 840 exemplaires et qui totalise maintenant, toutes éditions confondues, quelque chose comme 25 000 exemplaires. 
Parier sur un tel miracle éditorial demeure pourtant fort risqué, un risque que prennent l’ensemble des débutants qui se lancent à corps perdu dans la rédaction d’une vaste saga et qui arrosent les comités de lecture d’éditeurs de « trilogies de fantasy ». Mathématiquement, il n’y aura vraiment que fort peu de tels projets retenus. 
La réalité récente me ferait-elle mentir ? L’Atalante a accepté une série en sept volumes, pari audacieux s’il en est (Le Sang des 7 Rois de Régis Goddyn). Mnémos sort en février le premier volume d’une série, eh oui : Le Bâtard de Kosigan de Fabien Cerutti. J’ai lu ce roman, je peux donc vous affirmer qu’il est très bon, l’histoire est prenante, la construction est assez originale (avec des passages situés au XIXe siècle), quant au concept global de cet univers, pour en avoir eu la primeur, je peux dire qu’il est vraiment intéressant. Mais la mise en place initiale du premier volume permettra-t-elle à cette série de « décoller » ? C’est la grande difficulté de la publication d’une série, un défi d’autant plus rude pour l’éditeur qu’il dépend surtout du soutien des libraires, pas de sa propre action. Chez les Moutons électriques, j’ai débuté une trilogie de Jean-Philippe Jaworski – ça va, le risque était faible vu la notoriété de l’auteur, et la mise en place en fin d’année 
dernière de ce Même pas mort, plus de 5 800 exemplaires, semble garantir que cette série marchera. Croisons les doigts. Mais en avril, je publie également Manesh de Stefan Platteau, premier volume de la trilogie Les Sentiers des Astres. Ce premier roman d’un nouvel auteur belge m’a soulevé d’enthousiasme, j’ai jubilé en lisant le manuscrit et je pense, sincèrement, avoir déniché un deuxième Jaworski en la personne de ce débutant au style lyrique et à l’inspiration profondément mythique. Mais qu’en sera-t-il du destin de cette série ? Allez-vous être assez nombreux pour l’acheter et l’aimer ? Les libraires l’auront-ils en « coup de cœur » ? Rien n’est joué, imposer une série est réellement compliqué. 
Et puis, auteurs débutants, regardez la situation : l’Atalante, Mnémos et les Moutons électriques oseront-ils accepter encore d’autres trilogies, d’autres séries, alors qu’ils ont à en travailler et à en poursuivre déjà plusieurs ? Ce n’est pas évident, bien entendu. 
Alors que faire ? Eh bien, mais pourquoi n’envisageriez-vous pas de transformer un peu votre projet, en faisant en sorte de ne pas bâtir une unique intrigue sur trois volumes (ou plus…), mais de développer le principe de sérialité surtout au niveau du personnage : un héros récurent, voici qui est un autre classique des littératures de genre, et un principe qui personnellement me semble à la fois plus riche et moins risqué. Pour revenir à des références anglo-saxonnes, regardez donc ce que font Ben Aaronovitch (traduit chez J’ai Lu), Kate Griffin (traduite chez Panini France) ou Mike Carey (hélas massacré chez Bragelonne, qui ne traduisit que le…deuxième tome de la série, voilà qui était un choix audacieux, disons). Leur principe : un héros récurrent, des intrigues presque indépendantes, qui permettent d’explorer peu à peu un univers sans astreindre les lecteurs à suivre une looooongue saga de type feuilleton. Ces œuvres relèvent toutes de la fantasy urbaine, dont la proximité avec les structures du polar se prête particulièrement bien au héros récurent. Mais outre qu’il serait justement peut-être temps que les auteurs débutants regardent un peu au-delà de l’horizon tolkiennesque, rien n’empêche d’appliquer cette stratégie narrative à des univers plus classiquement historicisant ou médiévalisant : c’est ce que fait Fabrien Cerutti, dont Le Bâtard de Kosigan peut se lire presque indépendamment de suites éventuelles. À suivre ?
 
André-François Ruaud
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