- le  
La boussole du capitaine - Février 2015
Commenter

La boussole du capitaine - Février 2015

Michel Jeury vient de nous quitter et je ne suis pas certain que vous sachiez qui c’est. Le temps passe, celui-là même que Michel trouvait si incertain, et l’on oublie certains auteurs se trouvant pour un temps hors des courants à la mode, hors du temps en quelque sorte. En tant qu’éditeur, j’avais tenté de publier « du Jeury », mais sans grand succès avouons-le, le public ne semblait plus être là. Ou peut-être sont-ce les libraires capables d’apprécier et de soutenir une telle « spéculative fiction », qui ne sont plus tellement au rendez-vous, mais cela revient un peu au même. C’est un tort, c’est regrettable : l’œuvre de Jeury n’a rien d’une curiosité poussiéreuse, rien d’une anticipation désuète, elle n’est ni « mauvais genre » ni distraction de gare : c’est de la littérature majeure, elle vibre toujours aussi fortement, elle nous parle encore, parfaitement d’actualité, parce qu’à l’instar de son contemporain John Brunner, Michel Jeury était de ceux que l’intelligence rend visionnaire.

Il fut un temps où l’on se rendait chez Michel Jeury comme chez un sage, et je ne fus pas le premier ni le dernier à effectuer ce pèlerinage. J’avais quoi ? Dix-huit ou dix-neuf ans, quand avec le culot de la jeunesse je décidais de rendre visite à l’écrivain qui m’éblouissait si fort. Mon paternel accepta de me conduire dans cette Dordogne de moi inconnue, nous habitions alors à Limoges, le voyage était envisageable. Michel Jeury résidait au château d’Issigeac, il en avait été le gardien, ou l’était encore, je ne sais plus bien. Ce dont je me souviens, c’est la grande façade blanche, les hautes portes, et le bureau immense de l’écrivain sous le plafond haut. Si gentil, si disponible. Il songeait déjà à prendre le tournant du terroir ou de l’historique, demanda à mon père un renseignement sur une ancienne ligne de chemin de fer, me montra la jolie couverture de la traduction japonaise du Temps incertain… J’avais le cœur heureux, je me trouvais pour la première fois chez un écrivain. Avant et après j’ai continué à correspondre avec lui, avec le recul je trouve assez incroyable le temps que Michel prenait pour répondre à tout le monde, c’était un correspondant, un vrai.

Je ne mentirai pas en affirmant que j’avais découvert la science-fiction en lisant Michel Jeury. Oh, j’avais bien lu auparavant des œuvres pour la jeunesse, de Léourier ou Grenier, par exemple, mais en ces temps lointains la science-fiction n’était pas encore très clairement et largement identifiée et c’est mon prof de lettres, en première, qui me croisant à la bibliothèque, me mit sur la piste des collections « Ailleurs et Demain » et « Dimensions SF », et en particulier sur celle des auteurs de ce que l’on nommait alors la « spéculative fiction » : John Brunner, Michel Jeury, Norman Spinrad, Dominique Douay, Walter Tevis, etc. Ainsi découvrais-je, ébloui, je l’ai déjà dit, Le Temps incertain, Soleil chaud, poisson des profondeurs ou Le Territoire humain, parmi les premiers chefs-d'œuvre de Jeury.

Et je retournais encore le voir, cette fois en compagnie de Francis Valéry, si ma mémoire ne me fait pas trop défaut. Michel habitait alors dans le bourg d’Issigeac, une grande ferme en U autour d’une cour très verte, curieusement je ne me souviens plus de l’intérieur de la maison, mais fort bien de son très vieux père et de sa mère menue, dont il recueillait alors les souvenirs, pour ce qui fut son premier ouvrage de « terroir » : Le Crêt de Fonbelle.

Michel Jeury c’était vraiment notre sage, mais il n’avait rien d’un gourou : un auteur profondément intelligent mais un individu tellement humain, tellement accueillant. Tranquille et passionné, très informé, non dénué d’humour (un dernier trait qui ne transparaissait guère dans sa fiction). Non seulement on venait le voir à Issigeac (où une rue porte son nom, maintenant, bel hommage) mais on l’interviewait, aussi, beaucoup, et il avait toujours tellement à dire. Partageur, il s’était laissé « capté » par une bande dessinée (Les Dirigeables de l’Amazone, par le scénariste René Durand et le regretté dessinateur Patrice Sanahujas, dont un certain Michel Peinepleur était l’un des protagonistes), il avait écrit avec d’autres (par exemple une série de nouvelles dans la revue Fiction, où chaque fois le travail avec un ami donnait naissance à un autre auteur, une autre voix), il avait une influence qui irriguait beaucoup de ses confrères (citons par exemple Jean-Marc Ligny, Roland C. Wagner, René Durand, Pierre Marlson, Pierre Giuliani, Daniel Sernine, Jean-Pierre April, Jean-Pierre Hubert, Dominique Warfa)… il avait une présence formidable, généreuse.

Et puis le temps changèrent, la science-fiction s’effondrait, Michel s’épuisait à aligner de petits romans alimentaires où il se trouvait serré, coincé, stressé – étouffant et ne pouvant plus vivre de cette plume-là, notre maître en SF s’échappa vers un autre domaine, le roman de terroir et la nostalgie du passé, et y trouva à la fois le confort matériel et un véritable public, une reconnaissance. Une page semblait définitivement tournée. Michel Jeury quitta Issigeac en 1987, pour la bambouseraie de Prafrance, dans le Gard.

Deux fidèles le poussèrent encore, à la fin de sa vie, à revenir en terres science-fictives : Gérard Klein, son éditeur historique, qui publia l’inattendu roman May le monde, et l’anthologiste Richard Comballot, qui l’interviewa très longuement (au sommaire des Voix du futur), puis qui le poussa à livrer une version enfin achevée et cohérente de son thriller climatique, Les Îles de la Lune.

Cette œuvre est maintenant bouclée, terminée. Il nous reste à tout relire, encore et encore, et à redécouvrir cette voix toujours bien actuelle. Créateur de mots, poète des concepts, tendre des paysages, un grand monsieur.
 
André-François Ruaud

à lire aussi

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?