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La boussole du capitaine - Janvier 2016
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La boussole du capitaine - Janvier 2016

Où le capitaine va vous entretenir de trois romans pas traduits en français et d’un sentiment de malaise.
 
Commençant à relire la saga de Miracleman, cette immense BD anglaise débutée par Alan Moore et achevée par Neil Gaiman (à noter qu’une parution en VF est en cours ces temps-ci), je me suis mis à m’interroger sur ce malaise, cette inquiétude, qui sont inhérents à la science-fiction. Bien souvent, les gens qui ne lisent pas de SF disent que c’est parce que ce genre les angoissent, qu’elle leur évoque un sentiment d’oppression, et pour primaire que soit une réponse aussi peu intellectuelle à tout un pan de la littérature contemporaine, il n’en demeure pas moins vrai que l’inquiétude est un élément de base de la SF, ou du moins un certain malaise — des émotions qu’elle partage avec le fantastique et l’horreur, mais fort peu avec la fantasy, qui fonctionne plutôt selon d’autres modes. Et puis le hasard de la lecture coup sur coup de deux romans a priori fort différents m’amena à m’interroger sur la fonction narrative d’une certaine forme de récits, sur un certain motif qui, sans être véritablement un thème courant de la SF, revient cependant dans quelques œuvres qui me semblent être particulièrement intéressantes.
 
 
Avez-vous lu Mysterium et Darwinia de Robert Charles Wilson ? (oui, là j’évoque des romans parfaitement traduits et disponibles) Au cœur de ces deux superbes romans se trouve une disparition : toute une petite ville, dans le premier, et toute l’Europe, dans le second. Déplacement : on va suivre ce qu’il va advenir de la petite ville en question, dans Mysterium, projetée dans un univers parallèle. Mystère : le principal de Darwinia concerne l’exploration et la colonisation d’une Europe redevenue absolument sauvage, mais quid de l’ancienne Europe subitement disparue dans un éclair blanc ? Robert Charles Wilson est un auteur solide, carré, qui fournit toujours des explications plus ou moins complètes des mystères qu’il construit, des déplacements qu’il provoque et des absences qu’il trace, c’est sa marque de fabrique, sa principale inspiration.
 
 
Mais que penser des romans qui, tout en partant sur des postulats semblables, ne délivrent finalement pas d’explication ?
 
Prenez par exemple un petit chef-d’œuvre paru en 1993 : Vanishing Point de Michaela Roessner. Je l’ai relu l’été dernier, en suis ressorti une fois encore bouleversé et captivé. (le fait qu’il ne soit pas traduit et non réédité, et que son auteur ne s’est jamais réellement imposée ne retire rien ni à la force de ce roman ni au talent de Roessner)
 
C’est arrivé une nuit, sans prévenir : 90 % de la population mondiale a disparut, sans une trace. Des époux se sont réveillés dans un lit vide, dans une maison vide, dans une cité dépeuplée. Et personne n’a jamais su ce qui était arrivé. Si le mystère se concentre d’abord sur les causes de la disparition de 90 % de l’humanité en une nuit, on se rend rapidement compte que le problème est ailleurs : l’important n’est pas de savoir comment la plupart des humains se sont transformés en une singularité (ou quelle que soit l’explication), mais bien de savoir… ce qu’un événement pareil a pu changer dans l’univers ! Le « point de disparition » s’explore de trois manière : a/qu’est-il arrivé ? b/quelles furent les répercussions psychologiques sur les survivants ? c/à quel point les lois physiques de l’univers ont-elles changé du fait de cet incroyable bouleversement ? Le point « a » mis de côté (faute de pouvoir y apporter une réponse plus satisfaisante que la transformation en mini-singularité), l’auteur explore avec finesse le point « b », en construisant une société humaine attachante et crédible — j’ai souvent pensé lors de ma lecture à la manière dont Élisabeth Vonarburg avait décrit la société de ses Chroniques du Pays des Mères. Ou, pour une comparaison plus à propos, à la société san-franciscaine du City, Not Long After de Pat Murphy (un autre petit chef-d’œuvre passé inaperçu et non traduit, datant de 1989). Le roman de Roessner étant également situé dans la Baie de San Francisco, deux sites focalisent cette civilisation qui se reconstruit tant bien que mal, meurtrie, cherchant à se sortir de l'hébétement dans laquelle l'a plongée les disparitions… Deux sites : Silicon Valley d'une part et, surtout, une immense baraque invraisemblable, que son ancienne propriétaire ne cessait d'agrandir toute sa vie : la Winshester House de San Jose. Une maison illogique, colossale, contradictoire (des pièces sont emmurées, des escaliers s'achèvent dans le plafond, des corridors ne mènent à rien). Et le mystère se déploie lentement — au fur et à mesure que la question des disparus s'estompe celle des univers parallèles s'impose. De même que la maison qui les abrite semble parfois distordre la réalité, les enfants de cette humanité reconstruite apprendront à se diriger autrement, le « vanishing point » n'a pas seulement effacer la plus grande partie des habitants de la surface de la planète, elle a également laissé d'étranges dons aux survivants. Oui, vous avez bien lu : la question des disparus s’estompe, jamais l’auteur n’expliquera leur disparition. Car pour être le point de départ, il ne s’agit pas du point d’arrivée, et d’ailleurs c’est le voyage, le chemin, plutôt que la destination, qui importe réellement dans un tel roman.
 
 
Est-ce satisfaisant ? Pas pour tous les lecteurs (et même seulement pour une minorité, à en juger par l’insuccès commercial de Vanishing Point) et, ayant récemment remarqué Where de Kit Reed (2015), j’ai été lire quelques chroniques pour m’en faire une idée — des chroniques qui soulignent toutes leur malaise face à une fin peu explicative. Pourtant, Where a bel et bien une conclusion, et elle est plutôt positive. Mais pourquoi l’ensemble des habitants d’une petite île du sud des États-Unis a-t-elle disparu, un matin ? Kit Reed ne nous le dira pas, qui s’intéresse plutôt à explorer les sentiments des uns et des autres : d’un homme étant resté dans notre réalité ; d’une femme qui a basculé avec toute la population de l’île dans une sorte de décor blanc, sous l’œil d’une multitude de caméras ; et d’un jeune garçon également déporté dans ce qui semble être une expérience sociale, mais par quoi, et pourquoi ? Le chemin de Kit Reed c’est celui de la perte, de la solitude, de la famille, des relations sociales — des thématiques plutôt « mainstream » exacerbée ici par des conditions exceptionnelles. Le roman est court, mais compliqué encore par un style volontairement haché, elliptique, un « stream of consciousness » rédigé comme la voix intérieure de chaque protagoniste. Un roman un peu difficile, donc, mais poignant, lucide, allant à des choses essentielles.
 
Et puis il y a la trilogie Area X de Jeff Vandermeer, la « Southern Reach Trilogy », constituée des volumes Annihilation, Authority et Acceptance, précédemment parus de façon indépendante (2014, traduction prévue chez Le Diable Vauvert). J’avais acheté parce que mon attention avait été attirée… par la couverture de cette reliure d’un cycle de trois romans. Puis par le résumé. Je n’avais pas du tout suivi la carrière de l’auteur, était curieux de le retrouver. Là encore, une disparition ou un déplacement : un segment de la côte américaine, Soutern Reach, a été coupé du reste du monde par un mystérieux mur d’énergie et, sur le territoire ainsi séparé, tout le monde semble avoir disparu, la nature est vite, trop vite, redevenue sauvage. Que s’est-il passé ? Des expéditions scientifico-militaires successives tentent de le savoir, qui ne terminent en général dans le chaos, la folie et la mort. L’ancien phare est devenu citadelle assiégée, mais par quoi ? Dans une clairière, s’ouvre la bouche d’une construction s’enfonçant dans le sol, comme une tour à l’envers. Le premier volume d’origine est effectivement renversant, des images frappantes, un mystère complet et, dans ce cadre d’un morceau de côte américaine étrangement coupée du monde, une belle gamme de tonalités littéraires : l’horreur lovecraftienne, le « nature writing », le récit de suspense, le malaise de l’inconnu… Le deuxième volume est non moins excellent, approfondissant encore le mystère tout en dévoilant quelques pistes d’explications, dans un huis clos en labo scientifique situé à des lieux de l’ennui qui m’avait autrefois saisi à la tentative de lecture du Timescape (Un paysage du temps) de Gregory Benford. Encore une fois, un usage intelligent de la forme, une psychologie fouillée, un style, un vrai. Et puis arriva le troisième volume… Tout d’abord, sa forme ne me surpris pas : je m’attendais exactement à cela. Ensuite, ces différents récits me semblèrent un tantinet longuets. Enfin, la conclusion… non concluante, justement, me laissa hélas sur ma faim, pas entièrement déçu (la maestria avec laquelle l’auteur approche l’inconnaissable est assez virtuose) mais pas non plus entièrement satisfait. En fait l’auteur nous a fait un Andreas (souvenez-vous de ma Boussole sur Arq, fin août 2015) là où j’espérais plutôt un Robert Charles Wilson, si j’ose dire — un brin d’épiphanie finale, de révélation « oh wow », m’aurait je l’avoue plus convenu que toute cette « obfuscation » (pour utiliser un terme anglais qui m’amuse toujours), le propos du troisième volume demeure me semble-t-il un rien trop symbolique, un rien trop obscur…
 
 
Mes lectures d’un été réunirent par hasard ces trois œuvres, toutes empruntes de malaise, toutes centrées sur une disparition massive. Je n’ai pas réagis de la même manière aux trois, car les outils narratifs et les finalités de ces trois œuvres ne sont pas les mêmes. Ce qui les réunit, malgré tout, c’est la tension, le malaise et une exploration existentielle — en cela, les trois enrichissent de manière notable un genre, la science-fiction, qui ne met pas toujours l’humain au centre. En cela, encore, ils utilisent au mieux les capacités de la science-fiction : interrogeant l’univers, ils sondent l’individu.
 
André-François Ruaud 
 

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