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La boussole du capitaine - Juillet 2014
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La boussole du capitaine - Juillet 2014

Combien de fois dans une vie a-t-on la chance de croiser en chair et en os un personnage de fiction ? Jamais, me direz-vous – ou alors, seulement sous la forme d’un acteur qui en jouerait le rôle, par exemple demander un autographe à Matt Smith dans la foule d’une convention Doctor Who ?

Pour ma part ça m’est pourtant arrivé. Un jour j’ai rencontré Harry Dickson.

Je sortais de chez moi, à Lyon, quand je vis soudain sur le trottoir d’en face… mais oui, Harry Dickson, lui-même, impossible de ne pas le connaître, je l’avais vu tant et tant de fois sur les illustrations de couvertures des rééditions des éditions NéO. Avec émotion et une certaine sensation d’irréalité, je traversais donc la rue Paul-Bert afin d’aller serrer la main de mon idole. Harry Dickson, pensez donc ! Le « Sherlock Holmes américain » !

Il s’agissait en vérité de Jean-Michel Nicolet, bien sûr, qui enseignait alors à l’école d’art en face de chez les Moutons électriques, l’école Émile-Cohl, et qui allait prosaïquement se chercher un sandwich pour midi. Si, si : j’ai écrit « bien sûr », car Nicolet, affable gentleman et formidable artiste, ne se contentait pas d’illustrer les couvertures de chez NéO, en ce qui concernait Harry Dickson il s’était pris lui-même comme modèle, incarnant donc le grand détective de l’étrange. Et quoi qu’à dire vrai je n’ai guère de NéO dans ma propre bibliothèque, préférant le charme désuet des grosses reliures de chez Marabout, malgré tout pour moi Jean-Michel Nicolet demeure à tout jamais Harry Dickson, en chair, en os et en élégance british.

Une fois d’ailleurs, j’avais profité de ce que Jean-Michel Nicolet se trouvait dans les studios de France Culture (sous l’égide de maître Angelier) en même temps que le romancier Xavier Mauméjean, pour les prendre en photo ensemble, espérant inscrire sous un tel portrait la mention d’une rencontre exceptionnelle entre Harry Dickson et Jules Verne (oui, parce que je trouve que Mauméjean ressemble terriblement au grand Nantais). Las, la médiocrité de mes talents de photographe, des capacités d’un iPhone et de l’éclairage verdâtre d’un studio de la Maison de la Radio, complotèrent pour l’avortement de si historique cliché.

Enfin bref, je m’égare. En ces temps-là, de nouvelles histoires d’Harry Dickson paraissaient de temps à autre, sous la plume d’un dénommé Gérard Dôle. Telle entreprise était rendue légalement possible par le fait que le grand Jean Ray n’avait pas créé le personnage : un éditeur lui avait confié la traduction des textes apocryphes allemands déjà transposés en langue flamande, que l’écrivain devait pour sa part mettre en langue française. J’espère que vous suivez le trajet ? Les « Harry Dickson », transposition pirate du personnage de Sherlock Holmes ayant pris sa propre ampleur dans les fascicules populaires allemands, avaient tout d’abord été traduits en flamand, et de cette rude langue Jean Ray était chargé de les traduire en français. L’exercice le lassa vite et, à partir du n°65 de la série, notre Gantois changea son fusil d’épaule et tout bonnement se mit à réécrire, mieux même, à créer complètement et à sa belle manière les nouvelles enquêtes de Harry Dickson. De nos jours, c’est cet Harry Dickson là qui est entré dans notre imaginaire, le Harry Dickson de Jean Ray, dans un Londres brumeux du début du XXe siècle hanté de créatures monstrueuses et de meurtres horribles, de mystères grand-guignolesques et d’ambiances fantastiques. Harry Dickson, c’est Sherlock Holmes plus sur le fantastique, et ce, non pas au format de nouvelles ou de romans, mais à celui que les Anglo-saxons nommeraient « novella », la longue nouvelle (correspondant au format des textes d’un fascicule populaire de cette époque).

Le chansonnier Gérard Dôle, qui avait chanté « La Complainte de Harry Dickson », écrivit donc de nouveaux Dickson – je n’ose faire usage du terme « pastiche » à propos de ces textes, ni même du qualificatif de « apocryphe », car avec Harry Dickson, personnage sans créateur, qu’est-ce qui est apocryphe et qu’est-ce qui ne le serait pas ?

 
Puis ce fut au tour de la bande dessinée de s’emparer du personnage : passons vite sur une série belge qui ne gardait pas grand-chose du détective mais visait visiblement à capter le lectorat des « Blake & Mortimer », ne bénéficiant pas alors de la commerciale reprise que l’on sait depuis. Richard D. Nolane, lui, spécialiste du fantastique en général et de Harry Dickson en particulier, trouva en Olivier Roman le dessinateur avec lequel conduire notre détective sur de nouvelles pistes – une dizaine d’albums sont parus à ce jour.

Et j’en viens enfin au véritable sujet de cette chronique : voici qu’aujourd’hui non pas un, mais bien deux, écrivains se chargent chacun de son côté de prolonger le mythe sous la forme canonique de la « novella » de type fascicule. Ce ne sont pas de grands éditeurs traditionnels qui publient ces folles aventures, que l’on peinera donc hélas à trouver dans les librairies, mais deux petites structures de type « micro-édition », Malpertuis et le Carnoplaste.

Brice Tarvel livre donc Les Dossiers secrets de Harry Dickson, chez Malpertuis, sous la forme de recueils de deux récits chacun. Trois tomes sont parus, joliment produits, sous couverture au style BD par Christophe Alvès, et le premier bénéficiait d’ailleurs d’une préface. De Richard D. Nolane, car être amateurs du grand Dickson, n’est-ce pas ?

« Très loin dans la nuit, comme à l’autre bout du monde, un cocher vient d’égrener les douze coups de minuit. Il a cessé de pleuviner mais, tels les lambeaux d’une mue de créature fabuleuse, des flaques d’eau luisent çà et là, reflétant comme autant de lunes floues la frêle lumière des becs de gaz. La vraie lune apparaît bien parfois dans le ciel sombre, mais les nuages couleur de suie ont tôt fait de la recouvrir de leur éteignoir. Des remugles de vase, de poisson crevé et de bois pourrissant imprègnent l’air, car la Tamise coule toute proche, large ruban de ténèbres miroitantes que piquent quelques feux de navires au mouillage. Des voix de rogomme, des éclats de rixes s’échappent des tavernes ma ; famées qui jalonnent la sinistre High Street. »

La prose de Brice Tarvel est agréablement classique, le style légèrement suranné, ce qui convient parfaitement au parfum à la fois rétro et fantastique de ces enquêtes tumultueuses emplies de savants fous et de meurtres étranges. « La main maléfique », « La confrérie des hommes griffus », « Le jardin des mandragores », tout cela fleure bon son Harry Dickson grand teint, ce mélange si amusant de polar à la Holmes, d’horreur bon marché et de surnaturel en papier mâché.

Mais le sieur Robert Darvel n’est pas en reste, qui adopte même le format d’origine, ces grands fascicules mous aux couvertures extravagantes, et ces pages grisâtres où le texte s’érige en deux colonnes. Et le diable d’homme ne lésine pas à la besogne, qui en a déjà aligné dix, de ces nouveaux fascicules Harry Dickson sous le label du Carnoplaste, sa propre maison d’édition. Et lui aussi de rivaliser d’ambiances troubles, de vocabulaire désuet et d’ombres immenses ; c’est dans les descriptions que tant Darvel que Tarvel se laissent aller sans retenue à leur amour du mot rare, ancien, celui que l’on déguste avec un rien d’amusement, sachant bien quelle jubilation les deux auteurs mettent à composer leurs récits. Une jubilation communicative, c’est là le secret de leur réussite : l’amateur apprécie, s’amuse également.

« Ils filèrent vers l’est. Après quelques miles la plèvre grise de la City s’effaça. Des peupliers cotonneux tremblaient, dressés comme les mèches chirurgicales dans l’air vidé de ses puanteurs. Des collines hâves saillaient sous la peau des champs. Puis la chair bleutée des accotements se fut lâche. Le revêtement entretenu fut abandonné comme une mue sur les calcaires plats de la vallée. Plus loin ils croisèrent des empierreurs vêtus de poussière blanche et menés par un contremaître aveugle, ce que Tom trouva fort amusant. Un soleil crayeux traçait les ombres des aulnes sur les brumes grenues. Ici et là, devant le capot de l’automobile, épars sur la chaussée, des animaux – écureuil, hérisson, lapin, fouine et étourneau – craquaient de chaleur, secs comme de vieux souliers. »

Quasi surréaliste (une autre spécialité très belge), les couvertures d’Isidore Moedùns sont prétextes à ces phrases lapidaires et si séduisantes qui permettent au lecteur d’avoir tant envie d’entrer dans le fascicule. Et sous ces étonnantes illustrations, tout le macabre à la Jean Ray, la démesure du Grand Guignol, en ces courtes descriptions lyriques qui viennent fixer l’ambiance avant des dialogues tendus. C’est magistral.

Allez, permettez que je cite encore un dernier avatar de ce cher Harry, cette fois sous la plume de Timothée Rey, autre grand styliste à la fois classique et facétieux : c’est au sommaire de l’anthologie Détectives rétro (Les Moutons électriques, 2014) que se loge son apport au mythe dicksonien, avec une succulente rencontre de Harry Dickson avec les dadaïstes du Paris des années 1920. Cet « Ectoplasme disloqué » fut composé sur commande, afin de conclure en beauté un recueil de nouvelles anciennes mettant en scène des détectives excentriques et de l’étrange, rivaux oubliés de Sherlock Holmes. Comme des parenthèses, un pastiche de Poe (par Mauméjean) et un autre de Ray (par Rey, avec un e) encadrent des fictions rares. Toute une filiation où le récit policier flirte avec l’ange du bizarre.
 
André-François Ruaud
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