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La boussole du capitaine - Juin 2014
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La boussole du capitaine - Juin 2014

Hier soir, participant à un dîner de sommités science-fictives, j’ai notamment assisté à une intéressante discussion entre Sylvie Denis et Patrick Marcel. La première, évoquant le monde du Trône de fer, exprimait le souhait qu’un jour l’auteur livre l’explication de l’existence et du fonctionnement de son monde. Et le traducteur dudit Trône de fer d’esquisser une moue dubitative, pour avancer que : « Rien n’est moins certain, ce n’est pas de la science-fiction ». Et c’est là une très belle distinction entre la philosophie profonde de la fantasy et celle de la science-fiction, m’a-t-il semblé.
 
Justement ces derniers temps je m’étais vaguement interrogé sur ce qui pouvait bien différer entre un roman d’aventures de fantasy et un roman d’aventures de science-fiction. Interrogation née de la lecture d’un monumental ouvrage paru aux éditions Mnémos, L’Anneau-monde - l'intégrale de Larry Niven. Quand je dis « monumental », ce n’est d’ailleurs pas une simple figure de style : à 6 centimètres et demi d’épaisseur, voilà un livre qui ne risque pas de bénéficier du tarif « mini-max » de nos sincères amis de la Poste (un tarif créé par cette entreprise pour essayer de contourner leur obligation de service universel quant aux livres, mais en les réduisant à 2 centimètres d’épaisseur maximum, ce qui montre qu’à tout le moins personne à la Poste n’a jamais vu un livre – mais je m’égare). Oui, 6 centimètres et demi, c’est du costaud, genre dictionnaire. Le tout sur une solide reliure rigide, osons le terme anglo-saxon de « hardcover », avec dos rond, tranchefile gris foncé, signet en tissu gris clair, et impression argentée sur le cartonnage – un livre qui dit haut et fort « science-fiction », selon l’étonnante tradition française qui veut que la SF soit vêtue d’argent, et qui ne déparerait pas à côté de votre collection complète de « Ailleurs & Demain », mais je m’égare encore. On sait qu’actuellement, la science-fiction n’est pas ce qui se vend le mieux dans les littératures de l’imaginaire (notez mon maniement habile de l’euphémisme), par conséquent le fait qu’un éditeur comme Mnémos, justement plutôt renommé pour son travail dans le domaine de la fantasy, livre un aussi beau recueil de SF doit être salué comme un événement par les amateurs du genre. Mais il serait bon, également, que ledit événement soit un peu remarqué par les amateurs de la fantasy car, pour revenir à mon introduction, je pense qu’en dépit de points de vue différents sur le fonctionnement d’un monde, tout de même les deux genres quand ils se déclinent en mode « roman d’aventures » possèdent plus de points communs que de lignes de divergence.
 
En clair : il ne me semble y avoir guère de raison objective quant au fait que nous n’ayons pas actuellement dans les listes de best-sellers une bonne grosse saga de SF. Sans même évoquer la saga SF par excellence (euh, hem ?), à savoir Star Wars, je me dis qu’aux côtés des séries à rallonge d’une Robin Hobb ou d’un GRR Martin, on pourrait fort bien avoir aussi l’équivalent du Monde du Fleuve de Philip José Farmer, de la trilogie Gaïa de John Varley, des Autre-monde de Tad Williams ou, bien entendu, de cet Anneau-monde de Larry Niven. Le souffle de la grande aventure, le dépaysement complet, l’action et le suspense, les grands décors et les amples horizons, tout cela se trouve forcément et ô combien non seulement brodé dans le tissu des sagas de la fantasy, mais aussi inscrit dans l’ADN de la science-fiction. On nomme cela le « sense of wonder », m’sieur-dames ! Et si la quête en SF consiste généralement à comprendre l’origine et/ou le fonctionnement d’un monde, plutôt que celle d’un objet de pouvoir – si donc, la SF a plutôt comme moteur une insatiable curiosité qu’une volonté de puissance, dans les deux cas un certain enchantement du monde est en jeu et je veux encore croire que la curiosité puisse être une source de plaisir chez les lecteurs.
 
Alors, en attendant l’arrivée de la nouvelle saga de SF que j’appelle de mes vœux, lisons ou relisons un classique ayant déjà un peu glissé dans l’oubli : cet Anneau-monde, dont l’intégrale regroupe les quatre volumes. À l’origine, l’auteur n’avait d’ailleurs pas prévu d’en faire une série : dix années s’écoulèrent entre le premier roman, paru en 1970, et le deuxième, de 1980. Le troisième date de 1996 et le quatrième de 2004, mais l’auteur est demeuré fermement ancré dans son inspiration d’origine, que je qualifierai comme étant un mélange du « sense of wonder » de la SF américaine des années 1950-1960, et de la relative libération des mœurs des années 1970. Pour oser des rapprochements avec des références qui ne sont peut-être plus très connues aujourd’hui, l’histoire de la SF semblant s’enfoncer dans un crépuscule de la connaissance, je dirai qu’à la relecture, cela m’a fait penser à un mélange de Cycle of Fire d’Hal Clement (Cycle de feu, 1957) et de la trilogie de Gaïa par Varley – série datant des années 1980, justement en plein revival des formes classiques de la SF. La science-fiction d’aventures de Niven, c’est vraiment un exemple typique de tout ce que cette SF américaine peut avoir d’excitant, de divertissant et de drôle : une spéculation massive quant à un artefact futuriste ; des voyages immenses ; des situations rocambolesques et rebondissantes justifiées avec un sérieux imperturbable par l’auteur (mais avec sans aucun doute un petit éclat malicieux dans les yeux).
 
Mais ça raconte quoi ? allez-vous me demander. Eh bien, imaginez qu’une civilisation ait décidé de bâtir un monde artificiel formant un anneau autour d’un soleil. Un ruban immense, aux paysages aménagés artificiellement, le tout représentant la surface de plusieurs planètes… La SF aime bien ce genre d’artefacts géants, en fait les spécialistes anglo-saxons ont même donné un nom facétieux à cette thématique : les « Big Dumb Objects », BDO en abrégé. Les « Gros Objets Idiots ». Non que scientifiquement et théoriquement, une telle construction (de l’esprit) ne tienne pas debout : le génial physicien Freeman Dyson a fort sérieusement construit l’hypothèse de ce que l’on nomme désormais une « sphère de Dyson », un environnement artificiel aux dimensions d’une sphère englobant un soleil, large comme un système solaire. L’esprit vacille face à des artefacts aussi surdimensionnés, et à défaut d’une parfaite compréhension de l’échelle de ces BDO naît en nous un puissant sentiment d’émerveillement, le « sense of wonder » de la SF. Citons par exemple les arches stellaires naviguant de génération en génération entre les étoiles (par exemple Croisière sans escale de Brian Aldiss et Destination ténèbres de Frank M. Robinson, tiens justement ce dernier vient d’être réédité en Folio-SF) ou le cyclopéen vaisseau-comète du Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke. Mais dans l’échelle des BDO, assurément l’Anneau-monde s’impose comme l’un des plus immenses et… sidérants, ma foi, puisque l’on parle d’étoiles. Abandonné, déréglé, en perdition, l’Anneau-monde et ses secrets sont explorés, réparés, tout au long de quatre romans réjouissants d’inventivité. Pour faire usage d’une formule très cliché, le souffle de la grande aventure souffle dans ces pages.
 
Bien sûr, par endroits les textes de Niven sont un peu datés. Déjà, le monsieur n’est pas un grand écrivain – le tout début du premier roman semble même rédigé en petit nègre, mais la traduction française n’est pas seule en cause, loin de là : une lecture du texte américain prouve l’incompétence d’alors d’un Niven incapable de monter des structures de phrases fluides et des dialogues cohérents. Rassurez-vous, l’auteur prend vite de l’assurance et, si jamais la moindre notion de « style » ne semble traverser son esprit d’ingénieur, au moins cela se lit à toute vitesse et fort agréablement. On est là face à de la bonne littérature populaire américaine, c’est-à-dire une prose pesante mais efficace. En cela, John Varley plus tard se posera en bon héritier de Niven, exhibant les mêmes défauts stylistiques dans son exploration de la planète Titan. On laissera échapper un petit ricanement navré en lisant, dans le premier roman, une allusion au réchauffement climatique, que l’auteur balaye d’un vague geste de la main comme étant une petite chose sans importance. Enfin, au chapitre des défauts inhérents à ce cycle, éprouvons tout de même un peu de gêne pour un auteur qui pose les échanges sexuels en base de la communication entre espèces dans son vaste monde – mais n’envisage pas même une micro-seconde qu’il puisse s’agir d’autre chose que d’hétérosexualité bon teint. C’en est tellement bête que cela prête à rire, et pour accepter de lire ce cycle de l’Anneau-monde, non seulement faut-il « suspendre son incrédulité », comme l’on dit du processus d’immersion dans la SF, mais ajouter à cette suspension le poids du non-style et l’aveuglement sexuel. Tant pis, c’est aisé à faire, cette littérature-là n’est guère sérieuse, elle prête surtout au sourire et à la détente. On se laisse embarquer, sans trop d’arrière-pensées. Le souffle est là, l’inventivité, la diversité des péripéties et l’horizon immense de cet univers. Enjoy.
 
André-François Ruaud

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