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La boussole du capitaine - juin 2015
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La boussole du capitaine - juin 2015

ActuSF : Un petit mot sur le Panorama de la fantasy et du merveilleux. Quelle était l’idée de départ lors de sa première publication il y a une dizaine d’années ?

André-François Ruaud : J'avais constaté qu'alors que la fantasy commençait àoccuper une place de plus en plus sérieuse au sein des "littératures de l'imaginaire" (une étiquette englobante qui ne faisait alors que ses tous débuts), il y avait finalement peu d'études solides sur le genre. En anglais bien sûr, John Clute avait sorti la monumentale Encyclopedia of Fantasy, mais il n'y avait pas grand-chose d'autre de généraliste et en français c'était tout simplement la dèche. Petit à petit, j'ai conçu l'idée d'un ouvrage encyclopédique, dont chaque chapitre aborderait la vie et l'œuvre d'un auteur. Mais pas simplement les auteurs récents : je voulais montrer que la fantasy, le merveilleux, sont une tradition aussi ancienne que la littérature et que pour comprendre la fantasy actuelle, il faut comprendre à quel point ses racines plongent dans les contes de fée, par exemple. D'où ce titre de "Panorama" : je voulais brosser large, voir loin, proposer un regard qui aille au-delà des succès du moment.
 
ActuSF : Quelle est sa place dans l’histoire de la fantasy en France ?
 
AFR : Il y avait en France une très longue tradition d'études sur la SF, mais sur la fantasy, rien de rien. Depuis il y a eu quelques livres, tout de même — Baudou, Besson... Mais l'histoire de la fantasy en France, ça a longtemps été une non-histoire, une véritable répression : les directeurs littéraires de SF détestaient la fantasy et exprimaient ça avec un mépris souvent violent, en tout cas avec une censure du genre. Et quand les choses ont enfin commencé à évoluer, grâce à une nouvelle génération de décideurs et d'auteurs, on n'avait pas de repères historiques, pas de tradition littéraire bien balisée comme la SF avait pu l'être dans les essais de Sadoul, Van Herp, Versins, etc. Pour ma part, j'avais commencé à lire en anglais justement pour découvrir toute cette littérature-là, toute la fantasy. J'avais donc commencé à bosser sur le sujet et, apprenant cela, le nouveau responsable de la collection Denoël "Présence du Futur" m'avait suggéré de tout d'abord rédiger un petit guide, en quelque sorte pour me mettre en jambes. Ce guide a finalement paru chez Folio-SF : "Cartographie du merveilleux", en 2001, et j'ai continué à bosser... Cinq années de recherche, en fait, pour aboutir à la première édition du Panorama, qui était également le premier volume de ma propre maison d'édition, les Moutons électriques. C'était fin 2004.
 
 
ActuSF : Depuis dix ans, la fantasy a connu une véritable expansion et elle est désormais étudiée par des universitaires. Comment le Panorama a-t-il du coup évolué ?
 
AFR : En fait, à peine la première édition était-elle parue que j'avais eu envie de retravailler ce livre, de le compléter... Des collaborateurs m'avaient signalé qu'ils pouvaient faire tel ou tel article (et à une exception près, ils le firent donc onze ans plus tard !), on m'avait inévitablement signalé (pas toujours gentiment) qu'il "manquait" tel ou tel sujet... Ce qui n'avait rien d'une découverte, forcément : en 432 pages j'avais fait rentrer tout ce que je pouvais, mais l'exhaustivité n'avait jamais été un but possible ! Bref, j'avais très vite pris un peu de recul sur le Panorama et j'avais commencé à le retravailler çà et là — j'ai encore dans mon ordi une version retouchée de la première édition, mais en dépit du succès fulgurant de ce livre il n'était pas possible d'en financer un deuxième tirage, trésorerie et rentabilité n'auraient pas été au rendez-vous... J'ai quand même continué à y cogiter, de temps en temps, et il y a deux ou trois ans j'avais demandé une subvention pour encyclopédie, au CNL — dossier rejeté. Finalement, le principe des crowdfunding a permis de contourner l'impasse économique et le refus de subvention. Tout ça pour dire que j'ai eu le temps de réfléchir aux évolutions de la fantasy, à sa réception et à la manière d'en rendre compte : j'ai supprimé quelques articles de la première édition, qui pour diverses raisons ne me semblaient plus s'imposer ; j'ai retouché chacun des articles anciens, afin d’affiner des analyses et de faire des mises à jours ; j'ai corrigé, nuancé, complété ; j'ai ajouté des tas d'autres articles, de ma plume ou par des collaborateurs ; et l'on a développé l'aspect plus "théorique", les approches thématiques, les motifs — on a pris du recul, quoi, en incluant par exemple une vingtaine de pages sur le jeu de rôle, des chapitres sur le folk et sur la musique classique, un petit papier sur "la fantasy est-elle réac ?" (par l'universitaire Anne Besson), une belle ouverture finale (par Frédéric Weil des éditions Mnémos), une chronologie, une double introduction à la fois toponymique et historique, quelques articles plus "pointus" (sur la science-fantasy, par exemple)... L'évolution du Panorama est en profondeur, dans son projet même qui est encore plus large qu'avant, et dans le moindre de ses détails, de ses choix (avec l'aide de plein de collaborateurs et de nombreux relecteurs). Avec ces 640 pages couleur, j'ai poussé vraiment le plus loin possible ce qu'il me semblait envisageable. Y compris au niveau iconographique : on a surtout cherché des images rares, des illustrations oubliées, un matériau qui ne fasse pas seulement beau mais qui apporte au propos général.
 
ActuSF : Comment juges-tu cette évolution de la fantasy ? Est-ce que ça ne s’est pas fait au détriment d’un certain type de fantasy que vous avez défendu dans Fiction ? Je pense à Ellen Kuhsner, Margaret Atwood, Jeffrey Ford...
 
AFR : J'avais vaguement cette impression, fut un temps, mais du coup j'ai cogité, étudié, lu et relu, et en fait il me semble que la fantasy n'a pas évolué au détriment d'une branche ou d'une autre. Ce que Terri Windling, Ellen Kushner et leurs amis ont apporté dans les années 80-90 n'a pas été oublié, ce n'est pas un échec, loin de là : la fantasy a incorporé leur apport, en profondeur. Beaucoup des écrivains que je préférais, nés vers la fin des années 50, ont cessé d'écrire, plus ou moins achevé leur carrière — mais c'est naturel, c'est l'âge, ce n'est pas parce que la fantasy a évolué à leur détriment. J'en veux pour preuve qu'un grand nombre des best-sellers de la fantasy actuelle n'auraient jamais pu exister sans ce qui s'est fait avant eux. Tiens par exemple, dans la première édition du Panorama j'étais obligé d'expliquer et réexpliquer ce que pouvait bien être la "fantasy urbaine" — maintenant tout le monde trouve ça normal, c'est devenu une composante majeure du genre. Neil Gaiman est un auteur mondialement célèbre. Kazuo Ishiguro a écrit un superbe roman de fantasy. Des œuvres comme celles de Susanna Clarke, Patrick Rothfuss, Lev Grossman, Brandon Sanderson, John Connolly, Deborah Harkness, Ben Aaronovitch... n'auraient pas été possibles sans tout ce qui s'est construit avant eux. Franchement, la fantasy n'a jamais été aussi riche : je crois qu'elle est devenue un genre majeur, pas seulement au sens de "important", mais au sens de "maturité". Dans le temps, quand Tanith Lee ou Patricia McKillip livraient des romans extrêmement écrits, au style très travaillé, on les considérait comme des bizarreries, des auteurs un peu excentriques peut-être. Maintenant Justine Niogret ou Jean-Philippe Jaworski poussent l'exigence stylistique et narrative encore plus loin... et tout le monde applaudi.
 
ActuSF : Un petit mot enfin sur le crowdfunding. Vous avez récolté une grosse grosse somme. Quel regard d’éditeur portes-tu sur ce genre de financement ? Et à quel type d’ouvrages cela correspond-t-il selon toi ?
 
AFR : Je dois dire que ce fut une immense (et très belle) surprise : j'avoue que je ne connaissais pas trop le potentiel d'un crowdfunding, c'est mon assistant, Mérédith Debaque, qui a suggéré que l'on lance le nouveau Panorama en financement participatif, c'est lui aussi qui a tout géré (et c'est un travail énorme). On demandait 8000 euros pour une édition souple mi couleur mi noir et blanc de 400 pages... on a finalement atteint 30 000 euros de plus, avec 640 pages couleur, relié sous jaquette, un portfolio, un coffret... Je n'avais pas rêvé une réussite pareille, au moment où je réponds à tes questions je suis en train de boucler l'ouvrage et ça a été un tel bonheur mais aussi un tel travail, un effort tellement démesuré, que je ne suis pas certain d'avoir bien réalisé. Je sais juste que je réalise une sorte de rêve ultime, le fantasme d'énorme livre sur la fantasy que j'avais commencé à avoir il y a plus de quinze ans... Bon sang quand j'y repense, ç'aurait été une sacrée frustration que de faire une édition sur 400 pages ! Alors en tant qu'auteur je suis aux anges, et en tant qu'éditeur je réalise à quel point c'était nécessaire : les frais d'un tel ouvrage sont bien plus importants que je ne l'imaginais, ça aussi c'est "énorme", et ça file vite. Alors, pour un éditeur, un crowdfunding de la sorte c'est vraiment le moyen d'aller au bout d'un projet fou, d'aller même encore plus loin. Le coffret, par exemple, qui est réservé aux donateurs : jamais je n'aurai imaginé en faire un, ça coûte aussi cher que l'impression d'un bon gros livre pour la librairie ! Bref, un tel financement correspond selon moi à de l'exceptionnel, à porter quelque chose qui n'aurait guère de chance de voir le jour dans l'économie traditionnelle éditeur/diffuseur/libraires. À se dépasser et à dépasser le carcan paradoxal qui est celui de l'édition... L'effort collectif casse le plafond de verre de la rentabilité, on n'est plus contraints par la logique du commerce... Il faut donc qu'il s'agisse d'un projet d'une belle ambition, exceptionnel je le redis. Et d'ailleurs (insérer ici un rire gourmand), dans la foulée du Panorama, j'ai déjà conçu avec quelques collaborateurs un autre projet fou, dont nous lancerons le financement l'an prochain pour une sortie éventuelle en fin d’année suivante, un "truc" énorme, encore, très beau et impossible à faire sans cette nouvelle "utopie économique" qu'est le financement participatif. 
 
 
 
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