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La boussole du capitaine - Mai 2014
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La boussole du capitaine - Mai 2014

Certains clichés ont la vie d’autant plus dure qu’il existe encore certaines personnes pour les incarner. Par exemple, lorsque l’on vous dit « bibliothécaire », l’image est-elle loin de votre esprit d’une dame aux traits sévères, au chignon serré et aux lunettes d’écaille, le préjugé culturel en bandoulière ? La profession a infiniment évolué depuis les frigides années 1950 mais pourtant, on en croise encore, de ces bibliothécaires-là, souvent sans le chignon mais le reste de la mise et des froncements de lèvres y est toujours.

Cette figure-là, d’autorité rigide et de culture poussiéreuse, mélange pervers du tatillon administratif et de la férule institutrice, est une telle caricature qu’elle ne peut que faire rire – et éventuellement, inspirer quelques auteurs. Margaret Mahy, cette admirable écrivain jeunesse, se l’était jouée finaude en faisant de l’héroïne de son célèbre L'Enlèvement de la bibliothécaire une « ravissante bibliothécaire », ben tiens, c’est trop facile !

Brandon Sanderson, lui, a pris le culot de nous dire toute la vérité sur un vaste complot : ces affreuses bibliothécaires à lunettes d’écaille existent bel et bien, et se sont les dirigeantes d’une culture souterraine qui manipule toute notre vision du réel. Eh oui, car les choses sont bien pire que vous aviez jamais pu l’imaginer : on nous ment, on nous spolie, et pas qu’un peu. Figurez-vous que le complot des « Evil Librarians », les « infâmes bibliothécaires » en V.F., vise à appauvrir la réalité en nous cachant plusieurs continents dont nous n’avons pas connaissance – et c’est bien la Connaissance avec un grand C qui se trouve ici au cœur du propos – et en nous faisant, globalement, prendre des vessies pour des lanternes. Ainsi toute cette littérature blanchâtre que l’on nous assène à l’école et parmi les gens sérieux, les trucs nombrilistes et les descriptions à n’en plus finir, les tristes destins qui finissent mal et les histoires où il ne se passe strictement rien… non, n’écoutez plus les prescripteurs officiels, n’écoutez plus les juges du bon goût ! Car cette littérature prétendument réaliste, ce n’est que de la fantasy, le monde n’est pas réellement ainsi, on nous ment, on nous spolie, vous dis-je. Et les mondes merveilleux et magiques de la fantasy… décrivent peut-être en fait le vrai monde, le véritable univers, au-delà des voiles gris dans lesquels les « infâmes bibliothécaires » ont enrobé nos cinq continents.

Il y a du Terry Pratchett dans cette série de Brandon Sanderson, qui relate la lutte périlleuse du jeune Alcatraz contre les « infâmes bibliothécaires ». Dans son humour irrévérencieux, dans son léger non-sense, mais aussi, reconnaissons-le, dans ses quelques défauts : en particulier, une propension à pontifier qui n’est pas que l’effet du fichu caractère du narrateur / personnage principal, et par-dessus tout une nette volonté d’auteur à donner des leçons de morale, qui se veulent légères et s’avèrent en vérité plutôt pensantes un peu trop souvent. Il y a aussi du Jasper Fforde dans cette série, mais Sanderson n’en a hélas pas retenu la leçon quant à la nécessaire légèreté du « message ». Lui qui se moque tant des pompeux bibliothécaires ne fait guère mieux dans certains passages.

Enfin, nonobstant ce petit défaut – qui donne à penser que l’orgueil de Brandon Sanderson vaut bien celui de son héros, le jeune Alcatraz –, ces aventures s’imposent tout de même comme une pièce de fiction massive et extrêmement culottée. Et drôle, bien sûr ! Outre le culot non politiquement correct et plein d’humour qui consiste à caricaturer de cette manière les bibliothécaires (et l’imagerie qui va avec), Sanderson brocarde gaillardement les conceptions classiques de ce qui est « bon genre » ou « mauvais genre » en littérature – en cela il est véritablement un militant de la « culture geek », avec une malice réjouissante –, et puis, surtout, il fait exploser le cadre narratif. Hâbleur et retors, Alcatraz intervient sans cesse dans le récit, s’adressant au lecteur directement. Le « quatrième mur » vole en éclats – et c’est logique, puisque dans le cadre de cette série notre propre monde, le réel, serait complètement truqué et manipulé : Alcatraz, lui, nous dit la vérité ! Enfin, quand il veut bien… car l’animal nous ment continuellement, aussi, et toutes ces brisures du récit constituent en fin de compte un brillant commentaire sur l’écriture de la fantasy, sur la fiction en général, aventure et commentaire, critique et contre-critique, rire et réflexion sont intimement mêlés dans une structure échevelée, malicieuse, faisant fi de nombreuses règles.

Il y a quatre volumes parus de la série (Alcatraz contre les infâmes bibliothécaires, Alcatraz contre les ossements du scribe, Alcatraz contre les traîtres de Nalhalla et Alcatraz contre l'ordre du verre brisé), en attendant plusieurs autres.

En dehors du rayon « jeunesse », un autre auteur s’est intéressé aux sombres secrets cachés par les bibliothécaires… S’inscrivant dans le domaine actuellement très en vogue de la « fantasy urbaine », Jim C. Hines livre avec la série des Magic Ex Libris une grosse saga sur un « libriomancien », un jeune bibliothécaire américain qui a le pouvoir magique de piocher dans les livres des artefacts pour s’en servir – genre, saisir dans un vieux space opera un pistolet laser, par exemple. Si l’artefact peut passer la largeur des pages du livre, c’est bon. Oh bien sûr, mieux vaut ne pas se servir trop souvent du même roman, au risque sinon de le cramer – littéralement. Et puis, un peu comme l’organisation des Observateurs qui, dans l’univers de Buffy, surveillaient l’usage de la magie, une société secrète fondée par Gutenberg (qui est toujours de ce monde) contrôle et canalise tous les usages de la magie. Au point, sans doute, d’orienter le cours même des arts magiques dans une unique direction. En tout cas, dans cette série les bibliothécaires ne sont guère « infâmes » et le héros, Isaac Vainio, s’avère très vite être beaucoup moins maladroit et socialement inepte que ses débuts pouvaient le faire croire. Il ne s’agit pas de grande littérature – ça n’en a pas du tout la prétention : c’est de l’excellente littérature populaire, bien fichue et bien écrite, et plutôt originale dans son inspiration.

Allez, concluons ici ces quelques mots sur le thème pour le moins surprenant des « infâmes bibliothécaires », avec une fiction vidéo du web : Project: Library. Parce qu’il n’a jamais rendu à la bibliothèque locale un livre qu’il avait emprunté étant enfant, Michael leur doit… un million de livres sterling ! Une somme délirante, résultant d’un stratagème tordu du propriétaire de la bibliothèque, un fou d’armes complètement mégalomaniaque et assurément « infâme ». Le résultat ? « An action movie. With books! » dit le slogan de ce feuilleton extrêmement drôle et impertinent, aussi remarquablement bien filmé que bien joué. Le petit groupe de YouTubbers anglais qui ont tourné ça sont assurément parmi les plus doués de ce nouveau média : Tim H, Jack Howard, Benjamin Cook… Chaque production, le moindre petit épisode tourné par ces garçons-là est remarquable, d’intelligence, d’humour et de beauté photographique, et avec ce feuilleton en quatre parties ils se sont encore dépassés, livrant une formidable comédie.

 
André-François Ruaud
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