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La boussole du capitaine - Mars 2014
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La boussole du capitaine - Mars 2014

Au cours de ces vingt dernières années, la science-fiction littéraire fit certainement preuve de moins de vigueur et de renouvellement qu’au siècle précédant, ne créant plus de nouvelles esthétiques après l’invention concomitante du steampunk et du cyberpunk, tandis que le lectorat semblait se déporter très fortement sur la fantasy. J’ai bien écrit : « la science-fiction littéraire », car dans le domaine de la bande dessinée en revanche, je crois que l’on peut affirmer que les apports furent très riches. En fait, et pour le seul domaine franco-belge (envisager ici les champs du comic book et du manga nous mènerait trop loin), on peut constater que des œuvres vraiment marquantes et innovantes ont régulièrement été exposées sur les devantures des librairies.

Que l’on pense par exemple à la série Lupus de Frederik Peeters (2002-2006 mais une édition intégrale est parue l’an passé), aux Derniers jours d’un immortel de Gwen de Bonneval & Fabien Vehlmann (2010), à Omni-visibilis de Matthieu Bonhomme & Lewis Trondheim (2010), ou bien encore, l’année dernière,  aux Souvenirs de l’empire de l’Atome d’Alexandre Clérisse & Thierry Smolderen (2013). Ce dernier effectuant d’ailleurs non seulement un travail absolument réjouissant sur l’esthétique fifties mais ne se contentant pas d’être une (excellente) BD de SF : c’est également une BD sur la SF. Les spectres de Cordwainer Smith et d’Edmond Hamilton hantent cet ouvrage tout autant que celui d’un Zorglub, par exemple. Ces titres ne sont pas « juste » des BD : ce sont des œuvres majeures de science-fiction, apportant une contribution importante au genre.

Mais qu’en est-il de la fantasy, est-ce que la bande dessinée a également apporté au genre des œuvres marquantes, innovantes, majeures ? Je serais tenté de répondre par la négative, car si la fantasy a « explosé » dans le domaine de la BD tout comme elle l’a fait en littérature, livrant quelques tombereaux de best-sellers et une bouillie régulière de trolls, d’elfes et de châteaux, discerner dans le flot de ces publications quelques œuvres un tantinet originales, un tant soit peu novatrices, paraît être une gageure. En fait, j’oserai même avancer qu’en dehors du sous-genre très spécifique de la « fantasy animalière », ce que les Américains nomment « funny animals » et dont un génie comme Raymond Macherot avait fait son pain quotidien, en dehors donc des animaux qui parlent, la BD n’a pas vraiment trouvé jusqu’à présent le moyen de se doter de narrations fantasy réellement différentes et de développer une ambition de genre. Il paraît en BD de fantasy (tout comme en BD de SF) régulièrement des albums fort sympathiques et engageants, mais la créativité réelle, le renouvellement du genre… Hem, on est encore loin du compte !

D’ailleurs, même les créateurs d’une série relativement originale comme Donjon, Joann Sfar et Lewis Trondheim, reconnaissent dans un entretien récent (in Canal BD Magazine de février/mars 2014) que : « Donjon est né comme une série révolutionnaire, qui donnait un grand coup de pied aux fesses à la bande dessinée d’heroic fantasy. Aujourd’hui, Donjon est devenu ultra mainstream. Même un univers comme Dofus doit pas mal à Donjon. Du coup, c’est très difficile de savoir comment refaire la révolution avec Donjon. »

Allez, tout de même, il demeure bien de choses à faire et à inventer. Et un auteur a trouvé comment rendre sa propre BD de fantasy tout à fait  visible : La Proie de David De Thuin est un pavé de 7 cm d’épaisseur – et 7 cm d’épaisseur pour un livre, c’est beaucoup : cette BD a exactement l’apparence et le poids d’un dictionnaire ! 1000 pages, rien que ça. 10 000 cases ! Publiée pour célébrer le cinquième anniversaire du label « 1000 feuilles » de chez Glénat, cette BD-monstre l’est à plus d’un titre. Des monstres, elle en grouille. En fait je ne suis pas peu fier d’avoir fourni, sans le vouloir, une première impulsion à ce projet incroyable : j’avais demandé à David De Thuin de couvrir une couverture de la revue Fiction de petits monstres, ce qu’il a fait alors qu’il n’avait encore jamais donné dans ce genre de bestioles. Il faut croire qu’il y a pris goût, aux monstres, car un an et demi après ce Fiction tome 15, voici que sort le millier de pages de La Proie.

L’histoire ? Un individu canin nommé Topuf a fait naufrage et est recueilli par deux sortes de gros insectes, Tipôme et Bumble. Le premier est plutôt aventureux, engageant, prêt à tenter sa chance. Le deuxième au contraire ne demande qu’à rester blotti dans leur nid, sans jamais risquer sa peau… Il faut dire que sa peau, sur cet étrange continent nommé Oudropa, on la risque en permanence ! Abordant frontalement l’une des principales questions que soulèvent les fictions de type « fantasy animalière », à savoir le rapport d’un prédateur avec sa proie si les deux parlent et réfléchissent, David De Thuin met en scène un continent peuplé d’insectes (pardon : d’infectes !), de champignons, de gnomes et de monstres en tout genre, où l’on a tôt fait de vouloir croquer son prochain. Venu d’un continent civilisé, Topuf a bien du mal à trouver le curage de continuer à vivre dans cet univers sans pitié, d’autant que pèse sur lui la perte probable de son fils, qui l’accompagnait dans cette expédition. Las, d’autres vont choisir pour lui : une très vieille prophétie annonçait la venue, un jour, d’un individu dans son genre. Et le pauvre Topuf de se trouver précipité dans un rôle de Prophète auquel il ne croit nullement. Pire encore : la prophétie prévoit que tout se jouera au sommet d’une montagne immense, la Pire-Aînée. Et un infecte calculateur, le Mossilien, de déclencher une vaste migration, en direction de ce mont sacré, pour aller participer à l’accomplissement de la prophétie…

Une odyssée colossale se met donc en branle, dont la lecture devient rapidement fort captivante grâce aux relais narratifs mis en place par l’auteur : de façon cyclique, un personnage se met en branle, on le suit, il rejoint un groupe et le transforme, ce qui établi un rapport dans l’histoire avec un autre groupe, et ainsi de suite, le récit saute de groupe en groupe, on s’attache à chacun des membres de ces petites bandes de bestioles et la lecture s’avère extrêmement fluide, tendue, vive.

Graphiquement, les plus flemmards voudront j’imagine y voir encore une fois une ressemblance avec le travail de Lewis Trondheim, et il est vrai qu’un rapprochement est inévitable avec le premier opus de cet auteur, Les Carottes de Patagonie, mais là s’arête la ressemblance en réalité. Car David De Thuin a toujours eu deux maîtres, et cela éclate en beauté dans ce pavé : Macherot bien sûr, le grand manitou des petits animaux qui parlent — dont l’œuvre a enfin été réunie l’an dernier dans deux séries d’intégrales — mais, surtout, et c’est une référence moins connue, Mattioli. Brassez tout cela avec la maîtrise graphique d’un dessinateur qui, s’il n’avait jamais percé dans le grand public jusqu’à présent, développe pourtant depuis longtemps une œuvre personnelle très attachante et parfois même frappante (je pense à son Roi des bourdons, en particulier), et avec des thématiques qui, discrètement, vont de la philosophie au rapport avec un fils en passant par la religion et la politique, sans oublier bien entendu beaucoup d’humour, et l’on se retrouve devant cet ovni de la plus belle eau, 1000 pages d’un récit surabondant et dont chaque planche apporte son lot de petites épiphanies graphiques, des moments de grâce multipliés par 10 000 cases. Allez, le terme de chef-d’œuvre n’est pas superflu, croyez-moi.

André-François Ruaud
 
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