Nous vivons une époque formidable : de plus en plus de séries complètes de comics trips sont publiées sous la forme de très belles intégrales, que cela soit chez IDW ou chez Fantagraphics — et cerise sur le gâteau, bon nombre de ces intégrales trouvent même à être traduites et publiées en France.
Prenez les « Pogo » de Walt Kelly, par exemple. Jamais je n’aurais pensé en voir sur les étalage des librairies françaises. Il y a un siècle ou deux de cela, j’écrivais dans les pages de la défunte revue Faeries que : « Le nom de Pogo est presque mythique pour les lecteurs purement francophones : très peu publié en France […] il a une solide réputation d’« intraduisibilité »… Et le fait est qu’une traduction de l’œuvre de Walt Kelly s’avère en effet tâche assez ardue… » Eh bien, vous savez quoi ? Le premier volume de l’intégrale des « Pogo » en cours aux États-Unis a été traduit, chez l’éditeur bordelais Akileos. Nous vivons une époque formidable, je vous dis.

Mais reprenons depuis le début : « Pogo » fut créé en 1943. Ce petit opossum était le personnage secondaire d’une bande dessinée pour enfants où apparaissait également un alligator nommé Albert (le personnage principal se trouvant être un jeune garçon nommé Bymbazine), bande intitulée « Our Gang » et publiée dans la revue Animal Comics (chez la Western Publishing Co). Le dessinateur en était un certain Walt Kelly.
De son nom complet Walter Crawford Kelly, né le 25 août 1913 à Philadelphie, il avait commencé à dessiner dans le journal de son lycée, la Harding High School. En 1935, il était entré aux studios Disney, où il collabora à plusieurs grands dessins animés de la célèbre firme : Blanche Neige, Dumbo, Fantasia. En 1941, ayant participé à une grève (quel scandale), il fut mis à la porte.
En 1948, devenu directeur artistique du nouveau quotidien New York Star, Kelly entame une étonnante hybridation de la mignardise des BD enfantines et de la satire politique : il démarre la publication d'un « Pogo » au ton plus incisif, sous la forme de strips quotidiens. Le journal fait faillite peu de temps après mais sa bande a eu le temps d’être remarquée par certains : Kelly se voit proposer de signer un contrat avec le Hall Syndicate et, en mai 1948, les strips de « Pogo » débutent une publication régulière dans le New York Post avant de gagner les pages comics d’un nombre croissant d’autres quotidiens nord-américains.
Walt Kelly dessina « Pogo » jusqu’en 1972, aidé par périodes par quelques assistants (tels George Ward, Dan Noonan, Bill Vaughan, Henry Shikuma, etc). Après sa mort, le 18 octobre 1973, « Pogo » poursuivit encore sa carrière jusqu’en 1975, avec Stephen Kelly au scénario et Don Morgan au dessin pour les strips quotidiens, et Selby Kelly (troisième épouse de Walt Kelly et ancienne elle aussi des studios Disney) pour les planches du dimanche (texte et dessins).

Les éléments formant « Pogo » sont assez particuliers. Bande humoristique particulièrement intellectuelle, elle parvint à séduire un public extrêmement large, bien au-delà du seul public habitué des bandes dessinées. Particulièrement apprécié par les étudiants, « Pogo » est d’une sophistication qui lui apporta également la faveur d’un public boudant habituellement les strips — c’est ainsi que le très rigide New York Times lui ouvrit ses pages.
« Pogo » tire une bonne part de sa singularité du contraste opéré entre son dessin et son propos. Le dessin : animalier, très « disneyien », donc souvent presque « cute », mais toujours très fouillé, avec des décors très complets (ce qui est d’autant plus sidérant que Kelly dessinait très vite : un strip en une heure et une page couleur complète en trois heures !). Le cadre : des marais, nommés Okefenokee, où les défauts humains sont représentés dans le microcosme animalier d’une masse de personnages farfelus — plus de cent cinquante répertoriés par les spécialistes ! Parmi eux, Pogo l’opossum représente l'honnête homme classique, Albert est un alligator anarchiste et foutraque, et le Howland un hibou prétentieux.
Et la manière, enfin : tout cet excentrique grouillement de personnages ne donne pas lieu à des aventures — non, non : ces messieurs-dames passent leur temps à discuter, à philosopher dans le vide et à débattre des problèmes divers qu’ils pouvent rencontrer dans leurs absurdes petites existences.
Nonsense, poésie, satire sociale et politique, feinte naïveté, merveilleux comique, recherches graphiques et mise en abîme des conventions du comic strip : « Pogo » est tout cela à la fois — et bavarde, incroyablement bavarde. Une bande dessinée curieusement intello, statique, volontiers contemplative, qui sait malgré tout conserver intacte la fraîcheur intrinsèque au graphisme de ses personnages (ronds et gentils d’aspect) et la clownerie des situations présentées. Intelligent, drôle, un ravissement pour l’œil et un fou-rire constant : une sorte de miracle.
André-François Ruaud

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