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La boussole du capitaine - octobre 2015
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La boussole du capitaine - octobre 2015

La dernière fois que j’avais lu un Moorcock nouveau, c’était son roman Doctor Who, très amusant, assez peu Doctor et terriblement Moorcock, un Moorcock en roue libre de délire et d’humour tordu.  Amusant… mais mineur, forcément. Pourtant, cette fois, c’est un « vrai » Moorcock, un pur Moorcock de la plus belle eau, qui est paru au printemps en langue anglaise : The Whispering Swarm, curieux mélange d’autobiographie, d’univers parallèle et de fantasy. 
 
 
Pour Moorcock, l’art exprime la réalité plutôt qu’il ne la remplace ; même au sein de ses œuvres les plus ouvertement alimentaires, il ne semble pouvoir se livrer complètement à l’exercice de l’art comme simple consolation, comme évasion du monde : toujours se glissent au moins quelques pointes d’un baroque légèrement malsain, d’une outrecuidance stylistique à l’ironie dérangeante, d’un décalage, d’une fêlure. Et même lorsqu’il rédige une préface, par exemple, cela reste une œuvre de fiction par Moorcock : alors bien entendu, quand il s’agit de rédiger son autobio… Eh bien, soudain l’univers concerné ne connaît pas la fantasy mais un tout autre genre de littérature populaire : les histoires de voleurs de grand chemin ! Et si l’on reconnaît quelques figures historiques, en particulier Jim Ballard, tout est transfiguré, subtilement distordu par le passage dans un univers parallèle. The Whispering Swarm me semble être un sommet : la beauté stylistique, l’humour discrètement sous-jacent, la solidité des protagonistes, l’ampleur des décors, les univers qui se mêlent… On regrettera juste que le tout se délite vers la fin, comme si l’auteur s’était fatigué de son propre roman. Reste qu’en lieu et place d’une autobio, Moorcock livre une sorte de commentaire sur sa propre œuvre comme sur sa propre vie. Comme une introduction rêvée aux milliers de pages des livres moorcockiens, l’une des plus grandes plumes des littératures de l’imaginaire.
 
Aborder l’œuvre de Moorcock ne saurait se faire de manière frontale : trop vaste, trop pléthorique, en aucun cas peut-elle être saisie d’un seul regard. Autant prétendre que l’on pourrait comprendre la Grande-Bretagne rien qu’en apercevant les blanches falaises de Douvres. « Moorcock est un passeur de genres protéen qui se  glisse souplement entre la fantasy, la science fantasy, la SF, les romans de pur mainstream et le jeu métafictionnel », comme l’exposa le critique britannique David Pringle. Et ça en agace plus d’un : certains commentateurs auraient aimé pouvoir faire entrer chacun dans des catégories précises, tirer le cordeau des normes littéraires sur l’anarchisme d’un Moorcock. C’est ainsi que, dans un mouvement de mauvaise foi éditoriale rarement égalé, Maxim Jakubowski, dans son Livre d’or Michael Moorcock (1981), réduisit l’auteur à sa seule dimension science-fictive et New Wave, en occultant toute sa fantasy. Une démarche exemplaire du malaise que peut souvent susciter l’œuvre de Moorcock : protéiforme, l’homme déborde des cadres, il brouille les repères tout comme dans certains Jerry Cornélius il détruisit la chronologie, et finalement il défie la pratique routinière de la critique littéraire.
 
Énorme et complexe, sa bibliographie s’étend de genres en genres tout comme son concept de Multivers se ramifie de réalité parallèle en univers alternatif : l’auteur ne cesse de réécrire ses anciens romans : les révisions, réarrangements et réinterprétations se multiplient ainsi que les titres alternatifs ; les projets les plus ambitieux côtoient librement les  œuvrettes populaires ; et comme si un tel désordre ne suffisait pas, il faut encore que Moorcock ajoute à ses innombrables incarnations en prose une ample production sous forme de bandes dessinées. Sans parler, bien entendu, de ses collaborations musicales  — le mythique album Warrior at the Edge of Time du groupe culte anglais Hawkwind, ou sa propre formation Deep Fix, par exemple — ou romanesques — des collaborations directes (avec Storm Constantine ou Fabrice Colin, par exemple), mais aussi plus indirectes, comme par exemple l’écriture de récits de Jerry Cornélius par de nombreux auteurs, ou encore des influences si revendiquées qu’elles en prennent presque un aspect de collaboration : le premier volume des Viriconium de M. John Harrison (cycle récemment réédité en un indispensable volume par Mnémos), les comics de Bryan Talbot, The Adventures of Luther Arkwright ou les emprunts récents effectués par un autre grand créateur britannique, Alan Moore, au service de sa propre Ligue des gentlemen extraordinaires.
 
 
Il peut bien bâcler la Nième aventure d’Elric et de la Rose, Moorcock ne parvient pas à avoir l’art bête : tandis que les plumes industrielles des adaptations de jeux de rôle alignent leurs petits volumes (l’école des Dragonlance™ et autres Royaumes oubliés™, aux interminables bouillies corsetées de routine), le maître Moorcock se joue des clichés, bouscule les préjugés, rigole des outrances de la sword & sorcery et en rajoute encore une couche, en véritable antidote à l’indigente niaiserie de tous les Weiss & Hickman. Contre l’Ordre capitaliste que ces derniers représentent, Moorcock demeure du côté du Chaos, inventif et iconoclaste même lorsqu’il ne s’agit que de faire bouillir la marmite. 
 
« Son goût pour la réalité est aussi fort que son talent pour la fantasy », écrivait Moorcock en 1997 dans sa préface à une reliure des Adventures of Luther Arkwright. Il pourrait tout aussi bien parler de lui-même plutôt que de Bryan Talbot. Et lorsque le philosophe Michel Onfray déclare qu’il aime « les artistes qui travaillent avec le souci d’un engagement politique, pour transmettre des idées, défendre des positions, qui se soucient de la prose du monde — pour le dire avec les mots de Merleau-Ponty —, de la réalité, du réel, de l’incarnation », c’est encore de Moorcock qu’il pourrait s’agir (hem, à ceci près qu’Onfray affiche un aveugle mépris pour la culture populaire). 
 
« Multivers » est le terme forgé par Moorcock pour décrire son univers, qui consiste en d’innombrables mondes parallèles, qui tous sont susceptibles de s’intersecter, latéralement et verticalement : créateur et manipulateur essentiel du concept des « réalités alternatives », Moorcock ne se contente pas de créer des uchronies aux détails subtils, non plus que de faire se rencontrer des réalités parallèles ou de faire passer ses personnages de l’une à l’autre, il suppose également l’existence d’individus incarnés de manière presque identique dans toutes les séquences de son univers. Il s’agit bien sûr de celui qu’il nomme le « Champion Éternel », dont les différentes versions se nomment Elric, Erekosë, Hawkmoon, Corum ou Kane… Mais aussi de Von Beck (dont toute la famille navigue d’un monde à l’autre, d’une époque à une autre, à travers notamment la faille de Biloxi, une déchirure de la réalité), de Jerry Cornelius (figure pop d’un archétype anti-héroïque qui mélange Arlequin et James Bond, Pierrot-de-la-Lune et Orange Mécanique) ; dans Les Danseurs de la fin des temps (1972-76), on le retrouve métamorphosé en Jherek Carnelian, mais aussi en Jhary-a-Conel dans Corum (1971-73) et en… Jésus Christ, dans Voici l’homme (1969), de sa sœur Catherine, du colonel Pyat, et finalement de Michael Moorcock lui-même… L‘œuvre de Moorcock est comme un grand théâtre, où l’auteur ne cesse d’agiter les mêmes marionnettes. 
 
André-François Ruaud
 
 
 

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