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La Justification

Dmitri Bykov ( Auteur), Oleg Koulik (Illustrateur de couverture), Paul Lequesne (Traducteur), Galia Ackerman (Traducteur)
Langue d'origine : Russe
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 31/01/2005  -  livre
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La Justification

S'il est encore inconnu en France, Dmitri Bykov est en Russie un homme célèbre qui cultive un talent certain pour se faire détester. Critique littéraire cordialement haï, il est aussi, deux fois par semaine et pour des millions de téléspectateurs, un pourfendeur d'injustices, sorte d'hybride contre-nature entre Julien Courbet et Michael Moore.

Anti-nationaliste (et le terme revêt en Russie une toute autre dimension qu'ici), anti-stalinien à l'heure où les vieux démons tendent à ressurgir et anti-establishment, il agonît de sarcasmes sans pitié les baudruches du cénacle littéraire moscovite. Il est aussi depuis peu le biographe de Pasternak et vient de signer son troisième roman. En 2001, il se risque dans l'arène avec La Justification. Un roman comme une pincée de gros sel sur les plaies de l'histoire.

Lorsqu'il est arrêté en 1938, Ivan Antonovitch Skaldine, ne doute pas que le malentendu ne va pas tarder à se dissiper. Il œuvre après tout pour le bien du peuple, et croit sans faillir à l'avenir radieux vers lequel les guide la Chef Suprême. Même lorsque son interrogateur commence à le molester, il ne démord pas de son optimisme et de sa foi dans le communisme. Et même lorsque, sous les coups des ses bourreaux sa raison se disloque, il demeure sûr de son bon droit, et n'avoue rien.

Mais avouer quoi au fait ? Signer quoi ? Ivan Antonovitch n'est pas homme à se renier. Sans doute est-ce pour cela qu'ils sont venus l'arrêter. Marina, sa jeune épouse l'avait en un sens toujours su. Une telle réserve de vitalité se devait d'être un jour fauchée pour assurer la survie du système. C'est pour elle comme une sorte de balance cosmique. Un sacrifice nécessaire pour le bonheur du plus grand nombre. C'est ainsi qu'elle explique, elle, toutes ses arrestations sans retour, qui, dès le milieu des années 30, ont saigné à blanc toute une génération de soviétiques. Il faut bien une justification à tout ceci. Tout le monde a sa théorie. Il en faut une pour survivre. Pour exorciser. Même par delà les années. Même trente-cinq ans après la mort du Chef Suprême. C'est ainsi que Rogov, le petit fils de Skaldine et de Marina, historien dans cette Russie de la Glasnost qui ouvre petit à petit ces cryptes, c'est ainsi que Rogov, donc, a élaboré la sienne.

Elle s'est forgée sur la légende familiale, qui raconte qu'en 1948, dix ans après son arrestation, Skaldine est reparu pour une soirée. Lorsqu'il a téléphoné, c'est Katia, sa fille, la mère de Rogov, qui a décroché. Il avait l'air bien. Heureux. Il voulait voir Marina, et demandait à ce que la fillette lui dise qu'il l'attendrait le soir même à la poste centrale. Il avait quelque chose à lui transmettre. Mais il ne s'était finalement pas montré, et la vie avait repris comme avant. Puis le hasard avait mis Rogov en présence d'autres histoires similaires. Des revenants. Toujours au bout de dix ans. Il s'était mis à les collectionner. Jusqu'à ce que finalement, au détour d'une conversation, une théorie finisse par s'ébaucher.

Et si derrière tout cela il y avait eu un plan ? Un plan grandiose, orchestré par le Chef Suprême lui-même, pour créer l'homme de demain. L'Homme Parfait…

Cinquante après la mort de Staline, la dèche ambiante aidant, les années d'horreurs se relèguent plus facilement au rang de lointains souvenirs. Cela autorise à la vieille bête de dangereux soubresauts. Mais cela ravive aussi les plaies béantes. Et c'est sur le gouffre sans fond de l'histoire de la Russie soviétique que se penche Dmitri Bykov, avec finalement cette seule et simple question : pourquoi ?

Pourquoi tant de gens sont morts dans les geôles de la Loubianka ou dans un camp en Sibérie ? Quelle était la finalité ? Car il ne pouvait ne pas y en avoir. Sans quoi, quel espoir resterait-il dans un monde où l'Homme peut faire ça à l'Homme ? C'est cette angoisse de vivre au milieu des monstres qui sous-tend cette quête désespérée d'humanité. Une quête vaine il va sans dire, car, quelque soit le côté de l'Oural où nous vivons, la nature de nos semblables ne change guère.

J'imagine qu'un esprit plus porté à l'optimisme que le mien saurait y déceler la lueur d'un espoir, mais qu'on ne s'illusionne pas. La Justification est un roman d'une incroyable noirceur, d'un désespoir lyrique et un peu trop fou, comme seuls les Russes savent les écrire. Et comme l'illustre superbement la couverture qu'on choisi les éditions Denoël (assurément la couverture de l'année) tout n'est que faux semblant. Nous tentons de ravauder le Mal qui nous habite pour le rendre présentable, mais la vérité est nue, âpre et hostile comme cette taïga où va se perdre Rogov. S'il n'est pas mauvais, irrémédiablement mauvais, alors l'Homme est bête. Tel est le choix qui nous est offert.

Ce premier roman est d'une lucidité libératrice, mais douloureuse et désormais nous aussi nous avons une bonne raison de détester Dmitri Bykov. Parce qu'il nous dit avec tant de verve et d'intelligence nos quatre vérités.

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