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La Ligue des gentlemen extraordinaires

Alan Moore (Scénariste), Ben Dimagmaliw (Coloriste), Kevin O'Neill (Dessinateur)
Langue d'origine : Anglais US
Aux éditions : 
Date de parution : 30/09/2001  -  bd
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La Ligue des gentlemen extraordinaires

Alan Moore a une passion pour l'histoire. Plus particulièrement pour les périodes troubles, ces interfaces temporelles entre des mondes qui se tournent le dos. Dans La Ligue des gentlemen extraordinaires, l'auteur de From Hell: une autopsie de Jack l'éventreur, renoue avec sa période fétiche: la transition entre le dix-neuvième siècle, romantique et impressionniste, et la violence et l'excès caractérisés d'un vingtième siècle dont on éprouve encore l'agonie, comme autant de tracts déchirés qui s'agglutinent sous nos semelles. Partant de l'idée géniale et saugrenue de mêler en un même univers les personnages classiques de la littérature fantastique, Moore invente un monde alternatif et décadent, une sorte de cliché géant et surexposé de cette période égarée entre deux bornes de l'Histoire. Associé au trait hybride de Kevin O'Neill, engoncé dans une rigidité feinte que transcendent une composition et une richesse souvent déconcertantes, Moore s'offre aussi un espace de pure jouissance scénaristique, une sorte de récréation de fantasticophile qu'ActuSF vous propose de redécouvrir.

"Nous luttons contre des ombres"

Quelle étrange femme cette Wilhelmina Murray. Peu encline à parler de son passé, et pourtant en permanence confrontée à ses stigmates. C'est pourtant cette frêle femme qui a été choisie par les plus hautes autorités britanniques pour réunir un groupe secret d'intervention de nature tout à fait singulière: à elle de rassembler un Allan Quatermain vieillissant et abandonné aux opiacés, un certain Dr. Jekyll, prompte à terroriser le tout Paris à grands renforts d'hémoglobine, un capitaine indien, acariâtre et misanthrope répondant au nom de Nemo, et un certain Griffin, dont la lubcricité n'a d'égale que sa totale transparence aux yeux humains. Autant dire que gérer ces individualités va relever de l'épreuve de force permanente.

Mais la bande de héros déchûs va rapidement pouvoir affûter ses couteaux et démontrer sa cohésion. La raison de leur réunion est claire: retrouver la cavorite, un minerai qui annule la gravité et serait capable de propulser des vaisseaux dans les cieux. Un matériau d'une grande valeur scientifique, et incidemment, éminemment dangereux une fois tombé entre de mauvaises mains. Ce qui n'aura bien entendu pas tardé à arriver: un magnat du crime de l'east end londonien qui se fait appeler "le docteur" s'en serait fait le nouveau propriétaire. Récupérer le précieux minerai ne sera pas chose facile. Et quelle déconvenue pour la ligue de produire autant d'effort pour en déposséder un ennemi et le livrer à un autre, ô combien plus redoutable: l'étrange "M", pour lequel nos héros travaillent en secret...

Unité militaire secrète ou club de tricot ?

Ce premier opus de l'intégrale de la Ligue des gentlemen extraordinaires, qui recouvre en vérité six épisodes de la série, est une grande réussite. Moore n'aura sans doute jamais été si bon dans cette série que dans les tous premiers épisodes, où nos héros parfaitement décadents et férocement individualistes se retrouvent alliés de circonstances. Conan Doyle, Stoker, Poe, Stevenson, Rider Haggard et (bien entendu) Verne hantent ces pages. Non: ils les animent, à travers une entreprise jubilatoire dans laquelle on aurait pu craindre de voir dissoute la singularité de chacun, mais pour laquelle Moore démontre une nouvelle fois une maîtrise digne des plus grands. On se croirait dans une visite du musée de Mme Tussod, version fantasmée fin de siècle et on jubile aussi.

Le traitement graphique, surprenant au premier abord si on ne connaît pas O'Neill, dessinateur récurrent de Judge Dredd et créateur de Nemesis, fait mouche à chaque touche. Les traits sont raides, grêles, et les formes frôlent parfois la caricature. Les couleurs sont au diapason, tandis que l'ambiance profite également d'une forme permanente de dérision, dans le trait comme dans les dialogues.

Massacrée aux yeux de ses auteurs par le média cinéma, La Ligue des gentlemen extraordinaires restera avant-tout un sacré morceau de bravoure en bande dessinée. une oeuvre qui a su réunir les univers fantastiques et les paradoxes d'une Europe dépassée par ses mutations et terrassée par ses angoisses fin de siècle. L'addition de leur charge réciproque de clichés et de formalisme en fait un petit bijou parfaitement excessif, scandaleux, drôle et merveilleusement divertissant.

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