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La Maison d’Ailleurs donne la parole aux jeunes chercheurs - Juin 2013
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La Maison d’Ailleurs donne la parole aux jeunes chercheurs - Juin 2013

 
Hier soir, je pose mon livre et je m’interroge : pourquoi lit-on encore Shakespeare ou Baudelaire des dizaines – voire centaines – d’années après leur mort, alors que tant d’autres noms ont glissé dans l’oubli ? Les qualités littéraires d’un texte sont-elles les seules garantes de son immortalité ? Mouais… Cette hypothèse ne me satisfait pas vraiment. Plus j’y réfléchis et plus je me dis que si je me débats avec du vieil anglais shakespearien, c’est avant tout parce que les histoires du dramaturge me passionnent par leur actualité même. Grands mythes amoureux, interrogations sur le sens de la vie (ou de la mort), comique fondé sur les confusions d’identité : autant d’histoires dont les scénarios font encore sens plusieurs générations après la mort de leur auteur. Quelque part, les raisons de mon amour des textes plus récents relèvent de la même origine. Mais alors – et c’est là que je suis perplexe – pourquoi les textes de science-fiction, qui abordent pourtant des problématiques contemporaines tout en reprenant les structures universelles propres aux grands mythes, sont-ils boudés des critiques « sérieux » ? Plusieurs explications me viennent à l’esprit. Tout d’abord, il est vrai que dans le domaine de la littérature française, il existe une forte discrimination entre ce qui fait ou non partie du « canon » et que la science-fiction est considérée comme « paralittérature » par beaucoup. Il est vrai aussi que de nombreux stéréotypes viennent alourdir notre lecture de ces récits. Ainsi, on croit trop souvent que la science-fiction et les utopies ont pour but de prédire l’avenir de l’humanité. Pourtant ce n’est absolument pas le cas ! Peut-être serait-il bon de revenir brièvement sur le texte qui est à l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui, sans toujours comprendre le sens de cette étiquette, « Utopie ». Écrit au XVIe siècle, le texte éponyme de Thomas More se divise en deux parties : une première, qui dénonce les abus et les dysfonctionnements de la société anglaise de l’époque et une seconde, qui décrit cette fois une communauté au sein de laquelle le concept de propriété privée aurait été banni, et ayant ainsi accédé au bonheur. Pourtant, et c’est ce qu’on oublie trop souvent, l’ouvrage de More se termine sur une remarque qui donne tout son sens à la notion d’utopie : « il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l’espère ». Pourquoi le modèle de société proposé par l’écrivain est-il souhaitable et non désirable ? C’est que More est bien conscient que l’utopie ne peut jamais être dissociée de sa « jumelle maléfique » : la dystopie. Pour produire une utopie il est nécessaire d’observer les défauts d’une société donnée avant d’en produire un modèle qui en soit exempt. Sauf qu’un tel procédé nécessite que l’on rende uniforme l’ensemble du système. L’île d’Utopie ne peut être délivrée du « fléau » de la propriété privée que si tous les autres éléments qui composent cette société (les rapports entre les individus par exemple) coïncident avec ce même but. Ainsi, il est hors de question que l’homme soit libre, il doit se soumettre à un ensemble de règles qui iront jusqu’à lui dicter sa façon de se reproduire ou d’élever ses enfants. Si la société utopique apparaît comme idéale c’est donc seulement dans la mesure où elle est décrite de façon détachée, hors du temps de la narration. Si par malheur on en venait à décrire les individus qui composent ce système, on serait forcé d’admettre que leur univers est aliénant et qu’il s’agit en fait d’une dystopie ! Pourtant Thomas More confie bel et bien qu’il « souhaiterait voir dans nos cités » certains des traits caractéristiques de la république utopienne… C’est que justement la distance qu’instaure l’imaginaire entre l’île décrite et la société que More cherche à critiquer, permet de montrer ce qui ne fonctionne pas dans la réalité plutôt que de montrer ce que devrait être cette réalité. Pour le dire autrement, l’utopie permet de réfléchir sur les défauts de notre réalité plutôt que de vanter un système parfait. De même, la dystopie ne nous montre pas ce que sera notre avenir mais ce qu’il pourrait être si nous décidions de favoriser telle ou telle caractéristique de notre présent. Le film Matrix n’annonce pas la prise de pouvoir des machines mais nous rend attentif au fait que notre société repose de plus en plus aveuglément sur une technologie dont nous n’avons pas toujours une parfaite maîtrise… Et ce film nous invite à observer les conséquences d’une telle logique – si elle était poussée à son extrême – sur un petit échantillon d’individu. Échantillon ? Oui, justement ! Utopie et dystopie sont des expériences de laboratoires ! Tout comme Zola cherchait à « observer » sur ses personnages les conséquences de l’hérédité et du milieu, les auteurs d’utopies cherchent à montrer les défauts de notre présent et les créateurs de dystopies à montrer les conséquences d’une logique aliénante sur l’homme. Ainsi, ce sont à nos choix actuels que ces inventeurs de mondes nous invitent à réfléchir.
 
 

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