
La science-fiction – y compris les utopies et les dystopies – nous parle de notre société, de notre présent et des problématiques qui nous concernent. C’est ce que j’ai cherché à démontrer dans mes deux dernières chroniques. Maintenant, j’ai envie de m’attarder plus longuement sur quelques films et quelques textes récents, afin de voir ce qu’ils nous disent au juste à propos de notre société et, en particulier, des peurs qui y ont cours.
Dieu est mort. Bon, ça c’est de l’histoire ancienne puisque Nietzche l’annonçait déjà en 1882. Mais, si la foi chrétienne n’est plus vraiment à l’ordre du jour (ou du moins ne sert plus à expliquer le fonctionnement du monde moderne), alors quelles sont les lois qui régissent notre quotidien ? En fait, deux types de discours dialoguent entre eux, afin de promettre à l’humanité une certaine forme de félicité qui puisse tenir lieu de nouveau « paradis » : le discours économique (libéralisme) tourné vers le profit et la technoscience orientée, elle, vers le progrès. Notre société occidentale moderne – qui a vu s’épanouir un idéal d’individualisme issu de la tradition judéo-chrétienne – s’est trouvé de nouvelles divinités : argent et innovation.
Or, on retrouve bien souvent ces deux thèmes au cœur des récits de science-fiction, puisque ceux-ci explorent certaines des peurs de la société dans laquelle ils voient le jour. Prenons, par exemple, un texte qui est souvent considéré comme l’un des premiers ouvrages de science-fiction : Frankenstein. Lorsqu’elle écrit son œuvre, Mary Shelley séjourne en Suisse en compagnie, entre autres, de Percy Shelley et Lord Byron. Obligés de rester enfermés à cause du mauvais temps, ils décident de se lancer dans une compétition qui aura pour vainqueur le texte le plus effrayant. Alors que ses amis proposent des histoires de monstres et de fantômes, Marie Shelley compose quant à elle un récit basé sur un cauchemar que lui auraient inspiré leurs discussions sur le galvanisme (l’idée qu’un muscle puisse être mis en mouvement grâce à une décharge électrique). Ainsi, et pour la première fois, c’est le résultat d’une recherche scientifique ayant mal tourné qui est devenue la source de l’horreur : Frankenstein ou le Prométhée moderne ne pouvait prendre forme que dans le contexte historique propre à son auteur. Et de nos jours, quelles sont les sources de notre terreur ? Après les vampires, symboles (entre autres) des restes d’une société aristocratique moribonde mais toujours capable de nuire et d’une interrogation sur la sexualité féminine considérée comme étant de plus en plus menaçante, quelles sont les créatures qui nous font frémir aujourd’hui ? Des films tels que Twilight ou des séries comme Vampire Diaries ou True Blood le prouvent : les vampires ne sont plus les créatures incontrôlables et meurtrières qu’elles étaient jadis, mais peuvent au contraire devenir des héros presque civilisés, voire désirés. En fait, c’est à d’autres séries télévisées et à une autre tradition cinématographique que je pense lorsque j’affirme que nos peurs évoluent… Walking Dead, Resident Evil, Bienvenue à Zombieland : quelques titres parmi tant d’autres qui révèlent notre fascination pour ces créatures. Et les zombies, c’est quoi au juste ? En fait, il s’agit d’un être aliéné, victime d’un virus dont on ne sait jamais rien de précis – à l'image d'une science moderne que peu sont à même de comprendre véritablement. C’est aussi une créature que la perte d’individualité condamne à une errance de masse – le zombie ne se promène presque jamais seul – dans un décor de ville ravagée et de magasins pillés. Mais, au-delà de la peur que nous inspire le zombie, un véritable phantasme s’est construit autour de l’idée de cette invasion. Par opposition à cet être humain revenu à l’état d’animal – dirigé seulement par l’instinct le poussant à s’alimenter et donc à consommer –, le survivant « non zombie » a, quant à lui, non seulement conservé son individualité mais il évolue à présent dans un environnement qui renforce cette individualité. Plus besoin de consommer, plus besoin de travailler, le survivant voit son existence mise au cœur du récit : il ne peut être que le héros, puisqu’il est le seul à vivre.
C’est dans un tel environnement qu’évolue le héros du film I Am Legend. Pourtant, loin de la version cinématographique un peu simpliste même si convaincante, le livre (écrit par l’américain Richard Matheson et publié en 1954) se démarque par sa capacité à aborder plusieurs des thèmes que j’ai mentionnés plus haut. De fait, dans le roman, les créatures menacées sont en fait des « néo-vampires », sorte de croisement entre le zombie et le vampire traditionnel. Pas tout à fait zombies parce que menacés par le soleil, mais pas non plus véritables vampires puisque créés à partir d’un virus contagieux d’origine humaine, ces monstres en viennent à anéantir l’humanité à une exception près : le héros Robert Neville. Condamné par un tribunal composé de ces néo-vampires et – attention spoiler – tué à la fin du roman, le scientifique devient, comme l’indique le titre, une légende. Au-delà de l’ironie du sort qui fait du vampire une réalité et de l’homme une légende, une autre question se pose : le propre de la légende étant d’être une mise en fiction nécessitant, pour exister, d’être racontée par un narrateur, le titre ne suggérerait-il pas que les néo-vampires soient capables de cette pratique ? Et si raconter des histoires est le propre de l’humanité, le néo-vampire ne serait-il pas alors un néo-humain dont les valeurs de notre société actuelle seraient en train de dessiner les contours ?