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La Maison d'ailleurs donne la parole aux jeunes chercheurs - Août 2013
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La Maison d'ailleurs donne la parole aux jeunes chercheurs - Août 2013

 
Ce soir, mon meilleur ami est passé me voir à la maison, apportant sous son bras le DVD Time Out (du titre original In Time). Je l’avoue, ce film – sorti sur les écrans en 2011 et réalisé par le scénariste, producteur et réalisateur néo-zélandais Andrew Niccol –, j’étais surtout partante pour le regarder parce j’étais pressée de voir Justin Timberlake se planter à l’écran… Mais, loin de me focaliser sur le jeu de l’acteur, j’ai avant tout découvert un scénario réellement original. Bien que basé sur une nouvelle de Marcel Aymé intitulée "La Carte" qui fut publiée en 1943, le récit qui se déroule sur grand écran n’a presque plus rien à voir avec sa source d’inspiration originale. Dans la nouvelle littéraire, le héros, prénommé Jules Flegmon, évolue dans une société qui, pour se débarrasser de ses membres indésirables et peu productifs, attribue des « cartes de temps » – l’équivalent des cartes de ravitaillement en usage pendant la guerre – à chacun. Ainsi, pour une durée plus ou moins importante selon le métier que l’on exerce (les artistes et les écrivains n’ont droit qu’à quinze jours d’existence par mois), les gens sont amenés à être placés dans une forme de mort provisoire. Pourtant, peu à peu se développe une forme d’économie parallèle basée sur la revente des coupons de temps et commence à se poser une autre question : est-il possible que ceux qui utilisent plus de coupons qu’il n’y a de jours se mettent à vivre des journées n’apparaissant pas sur les calendriers ? Dans le film en revanche, c’est un tout autre thème qui est abordé : celui des limites d’un système économique basé non plus sur un échange d’argent, mais sur un échange de temps. Cependant, alors que ce système rigoureusement organisé (les régions sont cloisonnées en fonction du coût de la vie), permettant à tous de vivre une adolescence figée et aux plus riches d’accéder à l’immortalité, pourrait sembler utopique, le fait de suivre les péripéties d’un héros nous fait découvrir la profonde injustice qui règne dans ce monde dystopique. De fait, pour éviter la surpopulation qu’engendrerait une immortalité trop répandue, certaines parties de la population se voient condamnées à un travail pénible et peu rémunérateur : à la mort à brève échéance, en somme. Il en va ainsi pour Will Salas (Justin Timberlake) et sa mère, condamnés à vivre au jour le jour jusqu’à ce que de nouvelles restrictions budgétaires viennent mettre fin à la réserve de temps – et donc à la vie – de la seconde. Pourtant, une rencontre inattendue avec un nanti de la zone de New Greenwich que l’immortalité a lassé, va tout changer. Parce que Will lui est spontanément venu en aide, Henry Hamilton décide de lui céder l’intégralité de ses années de vie et, ainsi, de se suicider. Son compteur d’années maintenant plein, Will s’en va donc explorer New Greenwich où il rencontre la fille de l’un des hommes les plus fortunés de son monde, Sylvia Weis. Ensemble, ils décident – attention spoiler – de voler la fortune du père afin de la reverser équitablement à la population. Pourtant, au moment-clé de la confrontation, un échange particulièrement intéressant a lieu entre le père, la fille et Will. Alors que ce dernier demande s’il a conscience de tout le bien qu’ils seront en mesure de faire grâce au million d’années qu’ils viennent de lui subtiliser, monsieur Weis répond : « Je sais tout le mal que ça pourrait faire. Vous ne voyez pas qu’en donnant un million d’années à un million de gens vous ne faites que prolonger leur agonie ? […] Répandre un million d’années sur la mauvaise zone causera une débâcle du système ». Jusque-là – et puisque le reste du film nous a démontré à quel point ce système était totalitaire –, nous ne pouvons qu’adhérer au projet des deux héros. Pourtant, à la remarque de sa fille qui affirme « on n’est pas fait pour vivre comme ça, on n’est pas fait pour être immortels », Weis déclare : « vous déferez l’équilibre pour une génération – voire deux –, mais ne vous faites pas d’illusions, rien n’aura vraiment changé. Parce que tout le monde voudrait être immortel. Ils croient tous qu’ils ont une chance d’y arriver et cela même si tout prouve le contraire. Ils croient à tort qu’ils peuvent être l’exception mais la vérité c’est que pour quelques immortels, beaucoup doivent mourir ». Par cette tirade, à laquelle Will ne pourra répondre qu’en le menaçant silencieusement de son arme, Weis vient de démontrer que si le système en cours est dystopique, celui proposé par les deux jeunes gens est, lui, tout à fait utopique (et donc irréalisable puisque l’u-topos est avant tout un non-lieu).
 
Bien sûr, il s’agit dans le cas qui nous occupe d’un film hollywoodien américain : dans un ordre irréprochable, les gens viendront retirer leur année de vie respective avant de sagement en redistribuer une partie à leurs proches. Nulle bousculade ou tentative de vol ; tout est bien qui finit bien. Pourtant, la provocante tirade de Weis me laisse un goût doux amer alors que l’écran redevient noir. Dans un système social où l’ordre est fondé sur la théorie aliénante du libéralisme économique – le temps c’est de l’argent, au sens propre – et sur la théorie scientifique de la sélection naturelle dans sa version la plus extrême (le code du coffre renfermant la réserve de millions d’années de vie est d’ailleurs le 12-02-18-09, date de naissance de Charles Darwin), personne ne sera prêt à renoncer à l’immortalité. Appliqué à notre société, ce miroir déformant qu’est la conjecture mise en place dans In Time ne nous place-t-il pas face à nos responsabilités ? Et si les nouveaux dieux que nous nous sommes choisis – science et argent – nous poussaient finalement à oublier que nous ne sommes pas des objets déshumanisés sur lesquels nous pouvons appliquer de façon objective des lois simples (comme nous le ferions avec des objets) : celles de Darwin, celles du libéralisme économique ? Cette réflexion me rappelle celle que m’avait inspirée le roman (et le film) Cloud Atlas : dans la société où évolue Sonmi (la clone destinée à servir la caste des consommateurs), les individus comme elle sont destinés à être transformés en nourriture pour les clones suivants. Là encore, nous retrouvons une forme de libéralisme économique poussé à l’extrême où la rentabilité passe avant l’humanité et où l’homme n’est plus qu’une matière première comestible. 
 
Bien sûr, j’ai essayé d’aborder ce sujet avec mon ami mais tout ce que j’ai obtenu en réponse est un « bah, ces études de lettres te gâchent vraiment tous les plaisirs ! Tu sur-analyses tout ; et puis, c’est rien qu’un film de SF après tout… » Rien qu’un film, vraiment ? 

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